Turquie : la crise économique va-t-elle conduire à la chute d’Erdogan ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Ardavan Amir-Aslani publie « La Turquie, nouveau califat ? » aux éditions de L’Archipel.
Ardavan Amir-Aslani publie « La Turquie, nouveau califat ? » aux éditions de L’Archipel.
©Adem ALTAN / AFP

Bonnes feuilles

Ardavan Amir-Aslani publie « La Turquie, nouveau califat ? » aux éditions de L’Archipel. Alors que 2023 commémore le centenaire de la fondation de la République de Turquie, Ardavan Amir-Aslani analyse les enjeux et défis qui attendent la Turquie contemporaine, en retraçant ses évolutions de la révolution d’Atatürk jusqu'aux réformes autoritaires d'Erdogan. Extrait 1/2.

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.

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Quand, en 2018, la Turquie entre en récession, le contexte politique et géopolitique des années précédentes est sans nul doute à mettre en cause. L’année 2013 voit le revenu des Turcs multiplié par 3,5 par rapport à 2002, passant de 3 600 dollars à 12 400 ; mais c’est aussi l’année de Gezi, le «Mai 68 turc », et les analystes considèrent que ce tournant marque la fin de la période faste des «Dix Glorieuses».

C’est aussi à partir de 2013 que le pouvoir turc entre dans une phase d’autoritarisme et de détricotage de nombreuses réformes institutionnelles qui avaient permis, dix ans plus tôt, d’assainir considérablement l’économie turque – ainsi la loi sur les marchés publics (2002), qui avait limité la corruption et subi plus de cent quatre-vingts modifications introduisant des exemptions. La gouvernance devient plus ouvertement clientéliste et autoritaire, notamment envers les agences régulatrices comme la Banque centrale. L’économie turque va payer le prix fort de cet autocratisme généralisé, et l’AKP en subit le contrecoup politique dès le printemps 2019, aux élections municipales, lorsque les six plus grandes villes de Turquie, où se concentrent 60% du PIB (dont la moitié à Istanbul), tomberont aux mains de l’opposition kémaliste.

La récession s’installe à partir du dernier trimestre 2018, avec un recul du PIB de 3%, puis de 2,6% au premier trimestre 2019, tandis que les prix augmentent. Il s’ensuit une détérioration du taux de change et une augmentation de l’inflation, phénomène encore accentué par le fait que les dépôts bancaires sont pour l’essentiel effectués en devises étrangères. En juillet 2019, le fonds d’investissement Ashmore prédisait à la Turquie un sort semblable à celui du Venezuela, en raison de la verticalité de sa gouvernance.

Le ralentissement de l’économie mondiale due à la pandémie de Covid-19 n’a certes pas contribué à assainir la situation. La gestion hétérodoxe par Erdoğan de cette crise multifactorielle – dépréciation de la monnaie, dette croissante et inflation galopante – a fortement contribué à ce qu’elle perdure. En dépit de la gravité de la situation, le président turc a persisté à «s’en remettre au Coran» et a déclaré qu’« en tant que musulman, [il] continuerait à faire tout ce que les décrets religieux exigent»… c’est-à-dire à prohiber l’usure et à conserver les taux d’intérêt au plus bas, contre l’avis de la majorité des économistes. Erdoğan demeure persuadé que des taux bas permettent de contrôler la hausse de l’inflation et veut à tout prix soutenir la croissance par le crédit facilité. Pour justifier ses choix, le président turc a enfin invoqué la mise en œuvre d’un «nouveau modèle économique » inspiré de celui de la Chine, axé sur la production et l’exportation de biens à bon marché, grâce à une main-d’œuvre également bon marché.

Exerçant sur la Banque centrale une pression constante depuis 2017, Erdoğan a donc imposé à l’institution financière – aux dépens de sa crédibilité et sa fiabilité auprès des marchés internationaux – de baisser son taux directeur de cinq points en quatre mois, dépréciant à chaque fois un peu plus la monnaie turque. Pour compenser la dépréciation des dépôts bancaires, le président turc a puisé dans les réserves nettes de l’État, passées fin décembre 2021 de 12,2 milliards de dollars à 8,6 milliards en une semaine. Début 2022, à dix-huit mois de l’élection présidentielle, les chiffres étaient catastrophiques: la livre turque avait perdu 20% de sa valeur en un an, le taux d’inflation s’envolait à 73%, les prix des produits de consommation courante et de l’énergie augmentant dans des proportions telles que les Turcs, pour la première fois depuis que l’AKP est au pouvoir – et alors même qu’il en avait fait son principal succès –, ont connu une baisse de leur niveau de vie, tandis que les investissements étrangers directs sombraient à leur plus bas niveau, 5,7 milliards de dollars en 2020, contre 19 milliards en 2007.

Erdoğan a eu beau relever le salaire minimum de 50% au 1er janvier 2022 (mesure dont les Turcs n’ont presque rien perçu, en raison d’une conjoncture économique internationale défavorable) et vanter un taux de croissance à 7,4% obtenu en 2021 grâce aux exportations à un prix compétitif (+33% en 2021), la Tüsiad, principale organisation patronale représentant 85% des exportateurs, a vertement critiqué le manque d’indépendance de la Banque centrale et réclamé du président un retour au programme de réformes fondamentales qui avait contribué à l’essor de l’économie turque il y a vingt ans. Car si une monnaie faible peut favoriser les exportations, elle fragilise aussi la Turquie qui importe toutes ses ressources énergétiques. Le fait que les grands patrons turcs, soutiens traditionnels de l’AKP, aient formulé de nombreuses critiques à l’égard de cette gestion économique erratique témoigne de la gravité de la situation et d’une perte considérable de crédit pour Erdoğan, qui pour l’heure suscite la méfiance des investisseurs et la colère grandissante de la population. Si la crise frappe en premier lieu les plus modestes, la classe moyenne qui avait réussi à émerger grâce aux réformes économiques peine aussi à joindre les deux bouts et se méfie de la devise nationale, au point de convertir une partie de ses revenus en monnaies fortes, voire en or. Les manifestations se multiplient contre la vie chère et surtout contre la politique inadaptée du gouvernement, si bien que le pouvoir et la popularité d’Erdoğan s’en trouvent grandement menacés, alors qu’il avait fait de sa capacité à mener la Turquie sur la voie de la prospérité le socle de ses succès électoraux.

Sommé de résoudre une crise économique qui s’aggravait à dix-huit mois des élections présidentielles, Erdoğan n’a eu d’autre choix que de chercher de nouvelles sources de revenu. La guerre en Ukraine a pu constituer une opportunité bienvenue. Conservant autant que possible sa neutralité dans le conflit qui oppose Kyiv et Moscou et s’efforçant de jouer les médiatrices, la Turquie espère surtout opérer un retour en grâce auprès des Occidentaux et ainsi rassurer les investisseurs étrangers. Ankara a mis en avant son immense marché intérieur de 85 millions d’habitants, sa position géographique, son intégration au marché européen via l’union douanière et les chaînes de production européennes, afin de se présenter comme une alternative pour les entreprises occidentales qui ont fui la Russie sous sanctions.

Pourtant, les économistes pensent que la guerre ne lui sera pas profitable et qu’elle pourrait même être l’une des économies les plus impactées par le conflit russo-ukrainien, en raison de sa dépendance énergétique et alimentaire vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine et de sa forte intégration à l’économie mondiale. Dans un contexte d’instabilité et d’inconnu comme seule la guerre peut en créer, la Turquie offre l’image renforcée d’une économie vulnérable, ce qui ne sera pas non plus de nature à rassurer les investisseurs. De surcroît, la guerre a encore aggravé le taux d’inflation (61% en mars 2022) à cause de la hausse des prix de l’énergie et de certaines denrées telles que le blé importé des deux pays en guerre. Avant l’été 2022, le pire était à venir, puisque le secteur touristique turc comptait sur près de 10 millions de touristes russes et ukrainiens pour renflouer ses réserves en devises, renflouer sa monnaie et réduire l’inflation, miracle qui ne se produira donc pas.

Dernière option pour Erdoğan : chercher des bailleurs de fonds, quitte à mettre de côté ses différends politiques. En froid avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite depuis 2011 en raison de la proximité du président turc avec les Frères musulmans, et surtout avec Riyad depuis l’assassinat de Jamal Kashoggi au consulat saoudien d’Istanbul en octobre 2018, Erdoğan a tout de même amorcé un rapprochement avec les pétromonarchies. Les Émirats arabes unis s’étaient ainsi engagés à financer un fonds de 10 milliards de dollars destiné aux investissements dans les secteurs de la santé et de l’énergie en Turquie, Ankara obtenant aussi un échange de devises à hauteur de 4,9 milliards de dollars afin de relancer la valeur de la livre turque.

La réconciliation avec l’Arabie saoudite a été sans doute la plus spectaculaire, compte tenu de la contrepartie exigée à la venue du président turc à Riyad. Bien qu’Erdoğan ait pu déclarer par le passé que la justice était inexistante en Arabie saoudite, les instances judiciaires turques ont finalement décidé de transférer le dossier de l’affaire Kashoggi à Riyad, empêchant de facto son traitement et la mise en cause du prince héritier Mohammed ben Salmane, accusé d’être le commanditaire du meurtre. Poussé par la nécessité économique, le président turc a donc accompli fin avril 2022 sa première visite officielle en Arabie saoudite depuis cinq ans, présentée comme le témoignage d’une « volonté commune d’ouvrir une nouvelle ère de coopération entre deux pays frères, avec des liens historiques, culturels et humains». Entre une stratégie régionale excessivement coûteuse pour un pays à l’économie fragile et la possibilité de renflouer les caisses de l’État et de regagner la paix sociale, l’hésitation n’est plus de mise. La Turquie espère des Saoudiens des investissements dans le secteur bancaire, le tourisme, mais c’est l’industrie de défense qui intéresse particulièrement le royaume wahhabite, qui pourrait vouloir se doter du fameux drone Bayraktar TB2. Erdoğan a déjà obtenu en amont de sa visite la fin du boycott des produits turcs mis en place par Riyad en 2020, ainsi que l’interdiction faite aux Saoudiens de séjourner en Turquie. Deux mois à peine après sa visite à Riyad, Mohammed ben Salmane rendait la politesse au président turc en se rendant à Ankara fin juin 2022 pour négocier un accord d’échanges de devises. Pour autant, le prince héritier est reparti sans qu’aucune signature ait été validée. Nul doute que la prodigalité du portefeuille saoudien dépendra d’une réévaluation par Ankara de sa politique extérieure au Moyen-Orient…

À l’approche de l’élection présidentielle, Erdoğan doit donc faire un choix : délaisser les rêves de grandeur et le néo-ottomanisme pour le redressement de l’économie turque, ou persister dans un coûteux aventurisme. Sans doute devra-t-il se rappeler à temps que ce sont les Turcs, avant tout, et non les peuples arabes voisins, qui mettront leur bulletin dans l’urne en juin 2023.

Ardavan Amir-Aslani vient de publier « La Turquie, nouveau califat ? » aux éditions de L’Archipel le 23 février

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