Turquie : Erdogan souffle le chaud et le froid vis-à-vis de l’Occident<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président turc Recep Tayyip Erdogan prononce un discours lors d'une réunion du groupe parlementaire du parti à la Grande Assemblée nationale de Turquie à Ankara, le 20 avril 2022.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan prononce un discours lors d'une réunion du groupe parlementaire du parti à la Grande Assemblée nationale de Turquie à Ankara, le 20 avril 2022.
©Adem ALTAN / AFP

Stratégie d'Ankara

La Turquie a lancé une opération militaire dans la région kurde du nord de l’Irak pour lutter contre le PKK, en ciblant notamment les régions de Metina, de Zap et d’Avasin-Basyan. L’Union européenne et L’OTAN peuvent-elle vraiment considérer la Turquie comme un allié fiable ?

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Atlantico : Alors que la guerre en Ukraine est dans toutes les têtes, la Turquie a lancé une opération militaire dans la région kurde semi-autonome d'Irak. Le 27 avril, elle a également provoqué la Grèce avec plus de 140 survols illégaux d'avions de chasse armés au-dessus de plus de 25 îles grecques, selon To Vima. Comment expliquer ces multiples opérations ? Quel est le but de la Turquie ?

 Emmanuel Dupuy : La Turquie est actuellement en position de force, tant sur le plan diplomatique que militaire. Elle est absolument incontournable dans le règlement du conflit en Ukraine, à court terme et dans la redéfinition d’une nouvelle architecture de sécurité européenne, qui englobe la mer Noire, tout comme la méditerranée orientale qui lui sont frontalières, ainsi que le Caucase, où ses intérêts sont stratégiques. Le président Recep Tayyip Erdogan est donc, à la fois, un interlocuteur, tant pour Kiev que Moscou, tout autant que canal diplomatique pour les pays de l’UE, de l’OTAN et les Etats-Unis, soucieux de garantir un minimum d’option diplomatique avec Moscou. C’est également un fournisseur d’armes pour l'Ukraine, comme l’on l’a encore vu hier avec l’efficacité des drones Bayraktar TB2 qui ont contribué à détruire deux patrouilleurs russes, selon les informations ukrainiennes. C’est aussi un interlocuteur privilégié pour le Kremlin. Erdogan est ainsi un négociateur autant qu'un facilitateur. Les négociations sont toujours ouvertes à Istanbul, même si elles stagnent. La Turquie est aussi un acteur important car elle préside à l’ouverture ou non du détroit du Bosphore, selon la Convention de Montreux de 1936. Elle est donc en position de force, ce qui lui permet de développer son agenda sur d’autres théâtres. Le théâtre syrien, mais aussi libyen où la Turquie soutient l’un des deux Premier ministres, Abdelhamid Dbeibah. Elle pousse ainsi son avantage autant qu’elle le peut. Elle continue sa guerre contre les kurdes qu’elle considère toujours comme des terroristes, elle maintient son agenda belliqueux en méditerranée oriental, tout en jouant sa diplomatie des drones. Cela rend la Turquie indispensable, là où ces drones sont utilisés. C’est le cas en Ukraine comme ce fut le cas au Karabakh et est en train de l’être au Sahel.

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Refus de suivre aveuglément l'OTAN, volonté d'acheter des systèmes de défense antiaériens S400 à la Russie, échange de prisonniers entre les États-Unis et Moscou ... La Turquie semble vouloir maintenir un certain équilibre concernant le conflit ukrainien. Comment expliquer cette position ? La Turquie souhaite-t-elle se poser en médiateur ? Que peut-elle y gagner ?

La Turquie a une position paradoxale. Elle s’offusque du réarmement grec mais, en même temps, Erdogan participe à une initiative conjointe avec Kyriákos Mitsotákis, le Premier ministre grec, et Emmanuel Macron, pour des corridors humanitaires à Marioupol. Il souffle le chaud et le froid. Pour Erdogan, la situation est particulière. En 2023, sa réélection sera en jeu et il a besoin de montrer qu’il est un partenaire fiable au sein de l’Otan, tout en poursuivant son propre agenda. C’est dans ce  contexte qu’il décide d’acheter les S400 russes, contre l’avis des Etats-Unis mais sans interdiction de leur part. Et dans le même temps, il soutient la position occidentale. La Turquie a condamné clairement l’agression russe, contrairement à d’autres membres du G20 et livré des drones à l’Ukraine. Mais la Russie reste un partenaire incontournable sur les dossiers libyens et syriens. Toute la stratégie orientale de l’eurasianisme de la Russie a des similitudes avec le panturquisme et  le pantouranisme, toutes deux caractérisés par les ambitions d’Ankara quant à la relance, en novembre dernier, de l’organisation des états turcophones (ex-conseil turcique, créé en 2018. En 2011, Ahmet Davutoglu (ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre turc) invente le concept de la diplomatie turque à 360 degrés, souvent présentée comme « zéro problème avec tous nos voisins ». La Turquie et la Russie ont une concomitance d’agenda dans les pays où leur influence est prégnante (mer noire, Caucase, Asie centrale). Par ailleurs, Ibrahim Kalin, le porte-parole de la présidence turque (l’alter ego de Dmitri Peskov) a rencontré Vladimir Poutine et Volodymir Zelensky, ces derniers jours, ce qui confirme le rôle de médiateur que souhaite incarner Ankara dans le règlement de la crise.

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L’Union européenne et L’OTAN peuvent-elle vraiment considérer la Turquie comme un allié fiable ?

Il y a une relation organique entre la Turquie et l’UE. La Turquie a fait sa demande d’adhésion en 1987, même si le processus a été suspendu en mars 2019, sur fond de bras de fer avec la France. Certains pays, comme la France, ont une position dure vis-à-vis de la Turquie, mais cette fermeté n’est pas partagée par tout le monde. Il ne faut pas oublier non plus les six milliards d’euros donnés à la Turquie pour traiter la question des réfugiés. Donc l’UE et la Turquie sont partenaires, mais il y a des rapports de tension. 

Concernant l’OTAN, les approches sont également différentes selon les 30 pays qui en sont membres. Les tensions avec son voisin grec comme avec la France en témoignent. La Turquie, membre de l’Alliance Atlantique depuis 1952, se positionne également par rapport à d’autres organisations comme l’Organisation de coopération de Shanghai - OCS (dont elle est partenaire de dialogue depuis 2014 et potentiellement membre à l’avenir, à l’instar de l’Iran qui a intégré l’OCS en septembre 2021), l’Organisation des États turcophones, l’Organisation de coopération économique, réunissant tous les états d’Asie de l’Ouest, du Sud et centrale. La Turquie a ainsi une politique multidimensionnelle qu’elle utilise à plein.

La Turquie est en position de force et a des ambitions affirmées. Quel peut être la résultante de cela ? Quels comportements peut adopter la Turquie ?

La Turquie, comme la Russie et la Chine, veut réécrire les règles du jeu international et du multilatéralisme, caractérisé par une remise en cause du leadership occidental au sein des organisations intergouvernementales. Le G20 est ainsi un enjeu essentiel pour la Turquie, qui souhaite, comme la Russie en faire l’espace de dialogue multilatéral concurrent du G7. Cela passe aussi par une remise en cause de la prédominance occidentale sur le système onusien et du système atlantiste. La Turquie joue sur sa capacité à offrir une alternative diplomatique. Mais la Turquie ne veut se fâcher avec personne. C’est une puissance commerciale qui a besoin à la fois d’acheter du pétrole et du gaz russe tout en montrant qu’elle peut elle-même en fournir aux européens soucieux de ne plus dépendre du gaz russe. Elle demande aux européens de s’appuyer sur les oléoducs qui « transitent »  par son territoire, comme le TANAP (Trans Anatolian Pipeline) ou le TAP (Trans Adriatic Pipeline) afin d’être une alternative à ceux que la Russie développe sous la mer Noire (White Stream, South Stream, Turkish Stream…) , notamment pour l’Europe du Sud et les pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie). Elle cherche aussi à rappeler, notamment à Washington, que l’interlocuteur au Moyen-Orient ne peut plus être que l’Arabie Saoudite, l’Egypte ou encore la Ligue arabe, n’en déplaise au prince héritier,  Mohammed Ben Salmane ou au président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi. Il en résulte une approche convergente avec le Qatar, voire avec l’Iran pour un rééquilibrage au sein du monde arabo-musulman, que le président Erdogan souhaite incarner comme une alternative à la domination des héritiers des pétroliers-monarchies depuis les années 1970. 

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