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Tous des convaincus de la (vraie fausse) théorie du ruissellement ? 76% des Français considèrent que la présence de riches en France est utile à l’ensemble de la société
©Reuters

Ceux qui réussissent

Notre sondage, réalisé par l'IFOP, s'intéresse à la perception qu'ont les Français de ce qu'est "être riche" et surtout de la manière de le devenir. Alors que la France a choisi Emmanuel Macron, souvent décrit par ses détracteurs comme le "Président des Riches", la perception de la richesse reste malgré tout rattachée à l'importance du travail pour près d'un Français sur deux.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Atlantico : Quels sont les principaux enseignements de ce sondage ? 

Jérôme Fourquet : Cette enquête vise à mieux cerner le rapport que les français entretiennent avec la richesse et plus particulièrement avec les riches, avec comme interrogation le fait de savoir si l'élection d'Emmanuel Macron avait apporté des évolutions en la matière de par le discours qui est le sien sur cette question des riches, sa réforme de l'ISF par exemple et sa volonté de, un peu comme Nicolas Sarkozy dans son registre avait voulu le faire, faire sauter un tabou français vis-à-vis de la réussite, vis-à-vis de l'argent, et de réconcilier les français avec la réussite, notamment financière.

On s'aperçoit ainsi que l'un des ressorts de l'ascension et de la réussite sociale pour les français passe encore et toujours par la question du travail. La qualité pour "devenir riche" serait d'abord d'être travailleur, ce qui est cité par un français sur deux. Mais cette vision très méritocratique de la richesse et de la réussite partage les français puisque d'autres adhèrent à une vision qui est beaucoup plus celle d'une richesse qui serait héritée, soit par les parents, soit par le fait d'avoir des relations, ce qui correspond à une vision beaucoup plus critique qui est celle de la reproduction sociale et du carnet d'adresse.

Lorsque l'on regarde comment les choses ont évolué, on s'aperçoit que le fait "d'être travailleur" s'est renforcé dans le temps comme ingrédient principal de la capacité à devenir riche, cela est stable depuis 2013. En ce sens l'avènement d'Emmanuel Macron n'y a rien changé. Mais on observe un mouvement de tassement significatif sur la dimension d'héritage ; l'item "avoir des parents riches" est passé de 40% au milieu des années 90 à 29% aujourd'hui, il y a donc un recul de cette vision là au profit d'autres dimensions qui sont par exemple 'avoir du culot", qui prend 5 points, et "manquer de scrupules" qui progresse de 3 points. Ce qui est intéressant, c'est que pour ces dernières dimensions, elles avaient considérablement reflué entre 1994 et 2013 ("avoir du culot" était passé de 27 à 16% et "manquer de scrupules" était passé de 21 à 11%, et "avoir des relations" avait largement progressé). On peut formuler l'hypothèse qu'au milieu des années 90, nous étions peut-être encore dans la vague Bernard Tapie avec les "self-made man", les gens qui réussissent tout seul, c'est le moment ou Bernard Tapie fait un carton aux élections européennes, et donc je pense qu'à cette époque-là avec l'émission "Ambition" qu'il présentait, l'idée selon laquelle pour devenir riche il faut n'en tenir qu'à soit même, c’est-à-dire une vision un peu américaine des choses avait marqué les français. Cette idée avait un peu reculé lors de l'année 2013, au moment de la crise, reprend aujourd'hui un peu des couleurs.

Lorsque l'on regarde la question "la présence de personnes riches en France est utile à l'ensemble de la société", on constate une régression de 13 points. Pour autant, alors même qu'Emmanuel Macron en a fait beaucoup sur la thématique du "premier de cordée", l'adhésion à cette opinion a reculé par rapport à 2013. Cependant, il est également possible de dire que le niveau de 2013 était anormalement élevé avec 89% des français qui pensaient utiles d'avoir des riches sur le territoire, parce qu'il s'agissait du climat spécifique du matraquage et de l'exil fiscal.

A la question "est-il toujours possible de faire fortune en France", les Français répondent par l'affirmative à 57%, avec une grande stabilité par rapport à 2013. Il n'est pas inintéressant de voir que l'élection d'Emmanuel Macron n'a pas été marquée par un changement de climat qui verrait les français massivement penser que tout est possible, que les perspectives se réouvrent etc…Parce que l'on est au même niveau qu'en 2013, un moment ou le pays est encore bien englué dans la crise économique. Et aujourd'hui, avec une économie qui repart, un discours présidentiel très volontariste sur cette question, on a toujours la même proportion de français (57%) qui pensent qu'il est possible de faire fortune en France. Néanmoins, cela veut dire qu'il y a encore 4 français sur 10 qui pensent que cela n'est pas possible, que les dés sont jetés, que l'on est dans la reproduction sociale avec les héritiers, les carnets d'adresse, les réseaux, et qu'il n'est plus possible d'accéder à ce club très fermé. En ce sens, Emmanuel Macron n'a pas fait bouger les lignes sur ce point.

Alexandre Delaigue : Le premier c'est le fait que la richesse n'est pas particulièrement vue négativement par les personnes qui ont répondu à ce sondage, contrairement à tout un discours sur les Français "hostiles à l'argent". Même à gauche on ne trouve pas d'hostilité marquée vis à vis des riches et de la richesse, vus comme produits du travail et utiles à la société. On peut en tirer plusieurs conclusions, en fonction de ses idées politiques. La première serait que le goût pour la redistribution et la "chasse aux riches" n'est pas si grand que cela. La seconde, c'est que la demande de redistribution n'exprime pas une forme de "haine de classe" envers les riches mais relève d'autres facteurs. Cela va à l'encontre de quelques idées reçues. On peut regretter cependant que d'autres questions ne soient pas abordées dans ce sondage, comme la définition de la richesse - qu'est-ce qu'être riche pour les gens interrogés? Et aussi une distinction plus précise entre des facteurs liés au mérite (comme le travail) et d'autres liés à la chance. Toutes les fortunes ne se valent pas dans l'esprit des gens, qui sont rarement choqués par les très hauts salaires des footballeurs, et beaucoup plus par celui (pourtant bien moins élevé) des politiques.

En quoi cette perception des facteurs qui permettent l'enrichissement révèlent ils un clivage fort entre une vision "structuraliste" de la gauche qui perçoit l'état de richesse plus comme le résultat d'un environnement social (relations-parents riches), et une vision de la droite plus portée sur la responsabilité individuelle (Etre travailleur) ? Comment s'inscrit le mouvement "En Marche" au travers de ce clivage ? 

Jérôme Fourquet La question est de savoir s'il y a encore manifestation de l'existence du clivage gauche-droite notamment sur cette question du rapport à la richesse qui en est un bon révélateur. La question était de savoir si ce clivage perdurait ou si, comme certains le soutiennent, un effacement de celui-ci. Quand on regarde les résultats détaillés de ce sondage, on constate qu'il n'en est rien et que sur cette question du rapport aux riches les différences sont encore très marquées entre les gens de gauche et les gens de droite. Pour un électeur des républicains, on devient riche d'abord par son propre travail et cela est quasiment le seul moteur de l'enrichissement ou de la réussite (70% des électeurs LR), la 2e motion qui est "avoir du culot" qui est aussi une dimension individuelle est à 26% de citations, "être intelligent" est cité à 25%, alors que les "relations" ou les "parents riches" n'arrivent qu'en 4e ou 5e position, très loin derrière le fait "d'être travailleur". On voit bien qu'il y a toujours une vision très méritocratique à droite, sur le fait qu'être riche vient récompenser ceux qui le méritent parce qu'ils ont énormément travaillé. Alors qu'à gauche, ce qui demeure prégnant, c'est l'héritage -avoir des parents riches- ou le sens du placement -avoir des relations- qui font jeu égal, et il faut noter que la notion méritocratique n'est pas absente à gauche (37% des citations, au même niveau que les autres items), mais cela est beaucoup plus équilibré qu'à droite. Pour dire les choses simplement, "Être travailleur" est cité deux fois à gauche qu'à droite quand "avoir des relations" est cité deux fois plus à gauche qu'à droite. On voit bien là que ces tempéraments politiques, cette philosophie de la vie ou des choses, continuent d'être différents selon que l'on soit de gauche ou de droite et que sur une question éminemment sensible comme celle-ci, l'avènement du macronisme n'a pas fait table rase de ces vieilles cultures politiques françaises.

En Marche se situe à égale distance des deux, c'est ce qui est intéressant. Les électeurs LREM adhèrent majoritairement, comme à droite, à la vision méritocratique de la réussite et de la richesse (ils citent -être travailleur- à 58%), mais ils le citent quand même moins qu'à droite et beaucoup plus que la gauche. Il en va de même pour la vision "de gauche" de la réussite -avoir des relations- est moins cité qu'à gauche (29% contre 38%) mais 10 points plus qu'à droite, et pour -avoir des parents riches- les électeurs LREM s'apparentent plus à la grille de lecture d'un électeur de droite que celle d'un électeur de gauche. On a donc bien deux tendances qui se dessinent, mais il y a un tropisme pour ces électeurs LREM qui les apparente plus à la droite qu'à la gauche. Et c'est ce que l'on voit aussi, ce rapprochement d'une partie de l'électorat de droite en termes de satisfaction par exemple vis-à-vis de la politique menée, notamment sur la politique économique et fiscale.

En divisant l'électorat En Marche en fonction de son parcours politique, c’est-à-dire en demandant aux électeurs ce qu'ils avaient voté en 2012; Hollande ou Sarkozy, on voit que cet électorat lui-même est en partie divisé. Parce ces électeurs sont venus chez En Marche avec une vision du monde préexistante et on voit par exemple que -être travailleur- va être cité par 53% des électeurs En Marche qui avaient voté Hollande en 2012 mais par 63% de ceux qui avaient voté Sarkozy. Inversement, les électeurs macroniens qui avaient voté Hollande disent à 14% "qu'on est riche que lorsque l'on ne pense qu'à soi" alors que cela est le cas de 4% seulement de leurs camarades qui avaient voté Sarkozy au 2e tour en 2012. Il y a donc bien une différence au sein de cet électorat mais qui n'est pas aussi massive que l'on aurait pu le penser. LREM n'a pas décroché les blocs les plus à gauche de la gauche, et les blocs les plus à droite de la droite.

Alexandre Delaigue C'est surtout deux réponses qui orientent dans ce sens. Le fait que le travail soit perçu comme principal facteur déterminant la richesse de manière plus nette par la droite française et "en marche" est frappant. A gauche on cite aussi le travail en premier, mais aussi les parents riches et les "relations". Il y a aussi "l'optimisme" sur la capacité de pouvoir devenir riche qui marque un peu de différences. Ce qui est intéressant, c'est que cela n'a pas beaucoup de rapport avec la réalité. Travailler n'est pas une mauvaise chose, mais s'imaginer qu'on devient riche par le travail est une fantaisie. Il y a des tonnes d'entrepreneurs, d'artistes, et autres, qui travaillent d'arrache-pied et bien peu d'entre eux deviennent riches. La richesse résulte en pratique de beaucoup de chance, le fait d'avoir été au bon endroit au bon moment, bien plus que le fruit des efforts que l'on fait. C'est la même chose pour les relations : vous pouvez essayer d'entrer dans tous les réseaux que vous voulez, cela ne fait pas de mal, mais cela ne vous rendra pas riche. Mme Bettencourt a eu la chance d'hériter de son mari une bonne entreprise de cosmétiques à un moment ou la demande pour ces produits a explosé. Bernard Arnault ou François Pinault ont eu la chance de bénéficier au bon moment des campagnes de privatisations françaises. Certes ils ont plutôt bien utilisé ces avantages, mais cela n'a pas grand-chose à voir avec le travail.

Mais c'est intéressant parce que cela relève de mythes fondateurs. Les économistes Alberto Alesina et Edward Glaeser remarquaient que l'attitude vis à vis de la richesse, de la mobilité sociale, est en général un mythe qui permet d'accepter la société telle qu'elle est, de renforcer ses propres idées, plutôt que la réalité. Ainsi la mobilité sociale est en pratique assez faible aux USA, plus qu'en Europe. Pourtant c'est aux USA que les gens associent la richesse au travail et au mérite, on l'associe plutôt à la chance en Europe. Cela correspond à l'attitude vis à vis de la protection sociale. Si le succès est dû à l'effort, la redistribution devrait être faible parce qu'elle récompense les paresseux au détriment des méritants. Si le succès est dû à la chance, la redistribution est beaucoup plus légitime, elle ne fait que corriger les hasards de l'existence contre lesquels les gens ne peuvent rien. Dans ces conditions le poids du "travail" pour la richesse traduit l'attitude plus générale de la droite et des centristes d'en marche par rapport à la redistribution, et cela laisse préjuger de quelle action politique trouvera leur agrément. 

Comment expliquer la progression de la réponse "travail" dans ce sondage alors même que les débat relatif aux "inégalités" semble largement ancré dans le débat politique ? 

Jérôme Fourquet Cela ne progresse pas par rapport à 2013. Ce que cela indique, c'est que le basculement idéologique a eu lieu lors de la précédente enquête au détriment notamment des motions "manquer de scrupules" ou "avoir du culot". Nous sommes passés d'une vision "self made man" version années 90 Bernard Tapie, à une version davantage méritocratique ou c'est le travail qui domine. Et nous sommes toujours dans ce cycle là ; même si le côté "malin" reprend un peu des couleurs. 

Alexandre Delaigue Je pense qu'il y a un énorme décalage entre le poids des inégalités dans le discours public, celui des politiques, des journalistes, des intellectuels et des commentateurs, et l'importance réelle du sujet dans l'esprit de la majorité de la population. Quand on étudie concrètement l'attitude des gens vis à vis des inégalités, on constate qu'ils s'opposent plus aux injustices qu'aux inégalités en elles-mêmes. Qu'ils sont très sensibles aux inégalités "locales", les écarts de richesse entre eux et des gens qu'ils considèrent comme proches d'eux, mais assez peu sensibles aux inégalités "lointaines", la situation des gens très pauvres ou des gens très riches. La fortune des gens très riches est une abstraction. Quant à la situation des gens très pauvres, il est facile de l'assimiler à un statut inférieur dans la société qui permet de se rassurer soi-même sur sa propre position : on se dit qu'on "vaut plus" que les pauvres, voire qu'ils sont différents de nous. Bref les gens ne sont pas de grands égalitaristes, et peu d'informations ou d'études tendent à montrer le contraire. La presque suppression de l'ISF par le gouvernement suscite beaucoup de commentaires : on ne peut pas dire que cela mobilise massivement les foules. On peut le déplorer mais c'est ainsi.

Suite à l'affaire des "Paradise Papers" quel est le sentiment des français vis-à-vis de l'évasion ou même de l'optimisation fiscale dans le pays ? 

Jérôme Fourquet On a fait un sondage il n'y a pas longtemps pour l'Humanité sur la perception [...] On a fait un récent sondage au mois d'octobre de l'Ifop pour l'Humanité qui portait sur la perception du montant des impôts directs et indirects que payaient les personnes les plus riches en France. On avait 46% de nos concitoyens qui estimaient qu'il n'était pas assez élevé ce niveau d'imposition sur les plus riches, et du coup ne permettait pas de corriger les inégalités, contre 19% qui pensaient qu'il était adapté, et 35% qui pensaient qu'il était trop élevé et incitait ces personnes à quitter le pays. 

On avait quand même quasiment une majorité absolue qui pensait que c'était pas assez élevé, même si une forte minorité - 35% - justifiait, expliquait quelque part l'exil fiscal. Et donc on peut en extrapoler aussi les attitudes ou les opinions sur votre question de l'optimisation fiscale par ce niveau trop élevé qui serait ponctionné sur les plus grandes fortunes de France.

Ce qui est intéressant c'est que ce score de 46% qui pense que c'était pas assez élevé, il était tombé à 30% en décembre 2012, donc quelques mois après l'arrivée de François Hollande au pouvoir, après la mise en place de la fameuse taxe de 75% et tout le débat qui s'en était suivi avec notamment le débat sur l'exil fiscal d'un certain nombre de personnalités du monde économique ou du show-biz. Je pense notamment à Gérard Depardieu, qui avait beaucoup marqué les esprits. À l'époque, il n'y avait que 30% de Français qui estimaient que ce n'était pas assez élevé, 29% qui pensait que c'était adapté et 41% qui pensait que c'était trop élevé. Donc on voit que l'opinion sur cette question évolue au gré de l'actualité, ce qui est normal, et des décisions budgétaires et fiscales qui vont être prises par les majorités qui se succèdent au pouvoir.

Ce n'est donc pas quelque chose d'invariant et de permanent, c'est en plus quelque chose qui, même si les Français ne sont pas toujours très avertis sur la réalité concrète, il y a une opinion qui se forge parce que c'est un sujet qui est en débat depuis longtemps dans le pays maintenant. Et que régulièrement, il se réinvite aux actualités, soit à l'occasion de scandales comme celui qui vient d'éclater, soit lors de départ de personnalités très en vue, soit lorsque des chiffres sortent. Vous savez, régulièrement, lors du vote du budget, on a des informations qui fuitent sur le nombre de personnes assujetties à l'ISF qui sont parties, qui sont revenues, etc. Donc tout ça entretient un bruit de fond, premièrement, et deuxièmement ça rentre aussi en caisse de résonance parce que quelque part ce niveau d'imposition sur les plus riches est relié par certains à la thématique du matraquage fiscal et de la trop forte mise à contribution des concitoyens.

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