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Supprimer les allocs pour les familles riches, le très mauvais calcul économique du gouvernement
©Reuters

N'est pas Robin des Bois qui veut

De nombreux membres de la majorité sont prêts à mettre fin à l’universalité des allocations familiales et à la supprimer pour les familles les plus aisées. On parle de 440 millions d’euros par an.

Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Atlantico : Au-delà de l'apparente justice de cette mesure, ne s'agit-il pas d'une mesure globalement défavorable aux familles ? Les cadres supérieurs qui gagnent plus de 6000 euros dans une grande ville sont certes des privilégiés mais ils sont aussi obligés d’avoir recours des emplois à domicile car les nécessités de leurs carrières l'exige souvent (nounous pour aller chercher les enfants à l'école quand ils sont encore au bureau etc.). Leur cadre de vie - facilité matérielle exclue - ne justifie-t-il pas ainsi autant des allocations que les autres familles ?

Jacques Bichot : La politique familiale fut au lendemain de la Libération une politique nataliste, qui absorba près de la moitié des ressources de la jeune Sécurité sociale (40% en 1946, 50 % en 1948). Le taux des cotisations famille, 12 % en 1946, a culminé à 16,75 % en 1951, avant d’évoluer à la baisse à partir de 1959. Après la Libération, le général de Gaulle ne resta pas longtemps à la tête de l’État, mais le personnel politique de la IVe République resta fidèle à l’idée qu’il avait exprimée en disant que, si les Français ne se remettaient pas à faire des enfants, la France ne serait plus qu’une grande lumière qui s’éteint. Et ce fut le « baby-boom », avec durant vingt ans un taux de fécondité d’environ 2,8 enfants par femme.

La Ve République, curieusement, prit le contrepied de la politique impulsée précédemment par son créateur. La politique familiale devint progressivement une politique sociale, destinée à venir en aide aux malheureuses victimes du « risque famille », comme si mettre des enfants au monde et les élever était une sorte de maladie ou d’accident. Les technocrates se mirent à compliquer le système des prestations familiales, en multipliant les formules et les conditions d’attribution – y compris les conditions de ressources. Dix ans plus tard le baby-boom était remplacé par une natalité permettant à peine, ou pas tout-à-fait, le renouvellement des générations.

La diminution du poids des prestations familiales dans le budget des familles modestes a été de pair avec la multiplication des conditions de ressources qui a pénalisé les familles aisées. Les « pauvres » n’ont pas le moins du monde profité de la diminution des prestations familiales destinées aux « riches ». En fait, le personnel politique a tout simplement cessé de considérer la naissance des enfants comme un atout pour le pays. Les réductions de prestations ciblées sur les familles aisées ont, bien plus efficacement que tous les discours, montré à l’ensemble des familles qu’elles n’étaient plus intéressantes pour nos gouvernants. Le poisson pourrit par la tête : quand on envoie aux cadres et aux chefs d’entreprise un signal comme quoi la République se fiche qu’ils aient ou non des enfants, les professions intermédiaires et les plus modestes entendent ce signal 5 sur 5, presque comme s’il leur était destiné.

Cela se comprend fort bien : le jeune ménage qui commence dans la vie en tirant le diable par la queue a généralement envie d’améliorer son sort ; s’il sait que les prestations familiales fondront comme neige au soleil au fur et à mesure que sa situation professionnelle s’améliorera, il hésite davantage à se lancer dans l’aventure parentale. D’autant plus qu’il est au courant de ce qui arrive à ceux qui réussissent, comme ce couple d’entrepreneurs de ma connaissance auquel une place à la crèche pour leur premier-né a été refusée pour cause de revenus trop élevés : quand on gagne bien sa vie, mais en travaillant 60 heures par semaine et en investissant une partie substantielle de ses revenus dans le développement de son entreprise, on garde cette discrimination en travers de la gorge, et on fait passer le message aux autres jeunes ménages dynamiques.

Les difficultés indiquées dans la question sont parfaitement fondées : les gens qui gagnent bien leur vie en travaillant beaucoup sont contraints de dépenser davantage pour leurs enfants. Les discriminer au niveau des prestations familiales est non seulement injuste, mais aussi très dommageable pour le pays.

Les allocations familiales n'ont-elles pas d'autres vocations que de lutter contre la pauvreté ? Ne doivent-elles pas prendre en compte le fait que de la valeur qu'apporte à la société l'éducation familiale de futurs citoyens ?

En sus de l’impératif démographique signalé ci-dessus, les prestations familiales ont vocation à répartir plus équitablement entre les adultes le coût de l’investissement le plus important pour le pays, à savoir l’entretien et l’éducation de la génération montante. Certes, on a des enfants parce c’est merveilleux – malgré parfois bien des difficultés, car la vie avec eux n’est pas toujours un long fleuve tranquille – mais il ne faut pas oublier que sans enfants il n’y aurait pas de cotisants à l’avenir, et donc pas de retraites. Ce sont les parents, les riches comme les moins riches, qui préparent la retraite de toute la population. Les prestations familiales ne font que répartir le coût de cet investissement entre les actifs qui ont plus d’enfants et ceux qui en ont moins ou pas.

Un gosse de riche, n’en déplaise à ceux qui voudraient bien qu’il ne donne droit à aucune allocation, payera 25 ans après sa naissance les pensions aussi bien de ceux qui n’ont pas eu d’enfants que des personnes qui ont élevé une famille nombreuse. Pourquoi refuserait-on à ses parents les sommes destinées à répartir entre tous les travailleurs le coût de la préparation des retraites ? En répétant inlassablement que la politique familiale est une sorte d’aumône en faveur de ceux qui ont eu le malheur d’avoir des enfants et qui n’ont pas de quoi les élever, les partisans d’une politique familiale peau de chagrin réservée aux pauvres font surtout la preuve de leur ignorance des mécanismes économiques qui permettent le fonctionnement de notre sécurité sociale.

L’analyse économique corrobore tout-à-fait ce qui est suggéré par la question : la société a besoin du renouvellement des générations, pour les retraites et tout ce qui les complète (assurance maladie des retraités, payée surtout par les actifs, et prestations dépendance, qui selon deux études publiées cette semaine par la DREES, l’organisme statistique des ministères sociaux, « pourraient doubler en part de PIB d’ici à 2060 »). Il serait donc juste et rationnel de supprimer toutes les discriminations du type conditions de ressources pour allouer aux ménages qui élèvent des enfants des prestations permettant de partager le coût de cet investissement entre tous ceux qui espèrent bien en bénéficier.

N'y a-t-il pas derrière cette démarche un raisonnement purement politique, afin de faire barrage à l'idée que le gouvernement serait favorable aux riches, et ce au frais des familles aisées uniquement ?

On se croirait revenu à l’époque de Guizot, qui disait parait-il « faites des épargnes, pas des enfants ». Taxer à l’ISF les 200 m2 d’une famille nombreuse vivant à Paris, et pas le portefeuille de valeurs mobilières du ménage sans enfants qui a investi en bourse puisqu’il a besoin de beaucoup moins de mètres carrés, c’est faire preuve d’une méconnaissance effrayante des réalités économiques. Et l’aveuglement relatif aux prestations familiales pourrait bien en effet être favorisé, en sus de cette ignorance, par le désir politicien de paraître « faire du social ».

Trop d’hommes politiques souffrent de paternalisme : ils veulent qu’on les croie soucieux des difficultés des « classes laborieuses », c’est plus « politiquement correct ». Donc, quand ils mènent des politiques susceptibles d’être tenues pour favorables au grand capital, ils cherchent à corriger leur image en accentuant ou en créant des discriminations à l’égard de certains ménages aisés. Et comme les raisons d’être de  la politique familiale leur échappent, comme ils la prennent pour une forme d’assistance, accentuer les dispositions « anti-riches » présentes dans la branche famille de la sécurité sociale est une technique qui leur vient vite à l’esprit.

Il faut hélas avouer que certains économistes les incitent à aller dans ce sens. Par exemple, dans Les Échos du 12 octobre, mon collègue François Bourguignon préconise de s’attaquer encore plus au quotient familial, dont il méconnaît la raison d’être – appliquer le principe « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». Il part de l’idée reçue selon lequel le système du quotient familial produirait des réductions d’impôts en faveur des familles riches, idée qui a été martelée depuis quelques décennies sans faire jamais l’objet d’une démonstration convaincante, mais de façon suffisamment efficace pour que la gauche, puis la droite, s’y rallient. La pauvreté parfois désespérante des analyses économiques les plus en cour laisse clairement le champ libre aux politiques les plus politiciennes.

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