Star de la performance depuis 40 ans : mais qu'est-ce qui rend l'art de Marina Abramovic si extrême ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Quand on achève la biographie que vient de publier Marina Abramović, Walk Through Walls, on n'est pas surpris d'apprendre que l’artiste souhaite organiser ses obsèques avec le même sens du détail que celui qu'elle applique à ses performances.
Quand on achève la biographie que vient de publier Marina Abramović, Walk Through Walls, on n'est pas surpris d'apprendre que l’artiste souhaite organiser ses obsèques avec le même sens du détail que celui qu'elle applique à ses performances.
©Astrid Stawiarz / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

THE DAILY BEAST

Jay Z et Lady Gaga ont collaboré avec elle : l’audace qu’apporte Marina Abramović à l’art de la performance est sans limites.

Allison McNearney

Allison McNearney

Allison McNearney est journaliste pour The Daily Beast.

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Quand Marina Abramović a assisté aux funérailles de Susan Sontag en 2004, elle a été consternée par l’intimité de la cérémonie. Elle pensait que son amie méritait une grande commémoration, où les nombreuses personnes qui l’aimaient auraient pu se réunir pour rendre hommage à sa vie intense et extraordinaire.

Refusant de laisser la préparation de ses propres funérailles au hasard - ou à des interventions extérieures - Marina Abramović a  alors appelé son avocat pour régler tous les détails de son "œuvre ultime".. Outre des dispositions prises pour le code vestimentaire (pas de noir) et la musique (le chanteur Anohni chantera "My Way’’), Marina Abramović a indiqué à son avocat qu’elle souhaitait avoir trois tombes dans les trois villes qui ont le plus comptées pour elle : Belgrade, Amsterdam et New York. Celle choisie pour son lieu de repos final restera un secret.

Quand on achève la biographie que vient de publier Marina Abramović, Walk Through Walls (Traverser les murs), on n'est pas surpris d'apprendre que l’artiste souhaite organiser ses obsèques avec le même sens du détail que celui qu'elle applique aux performances artistiques qui ont jalonné sa vie. Depuis son plus jeune âge, sa vie est un long spectacle de l’extrême. 

Après une carrière qui dure depuis six décennies, Marina Abramović est devenue une célébrité à part entière. Pour elle, les spectateurs sont prêts à camper devant des musées pour avoir accès à ses représentations les plus célèbres et ses collaborations avec des célébrités telles que Jay Z et Lady Gaga, qu'elle réalise entre ses expositions dans les musées. Chacune de ses représentations et chaque nouvelle initiative sont couvertes par les médias, les plus célèbres sont connues et étudiées.

Walk Through Walls est une captivante biographie  parsemée de détails croustillants (elle est réellement restée assise huit heures d'affilée sans aller aux toilettes pour The Artist is Present) et de quelques touches ésotériques (les voyants, la télépathie, le pouvoir des moines tibétains y font tous une apparition). Le livre décrit comment Marina Abramović a évolué en tant qu’artiste de performance, comment elle a popularisé cette forme d'expression artistique en devenant ce faisant la "marraine de l’art performance". 

Marina Abramović est née dans la Yougoslavie d'après la Seconde guerre mondiale, de parents communistes partisans du Maréchal Tito. Ils bénéficiaient d'un niveau de vie relativement privilégié grâce à leur position dans la hiérarchie du parti. Malgré cet avantage, elle se souvient d’une enfance loin d’être facile, confrontée à une relation destructrice avec une mère stricte et abusive et des rapports distants avec son père bien-aimé, mais la plupart de temps absent.

Elle a trouvé refuge dans l’art, le seul passe-temps auquel sa mère la laisse se livrer avec une relative liberté. Ce n’est qu'à la fin de son adolescence qu’elle découvre l’art scénique mais elle avait mis en scène sa rébellion dès son plus jeune âge. La petite Maria avait refusé de marcher pendant un certain temps, une décision qu’elle attribue au fait d’avoir été balottée entre différents membres de sa famille. Adolescente, elle a étalé du cirage marron partout dans sa chambre et sur les murs de son atelier afin de tenir sa mère à l’écart. L'ensemble  ressemblait à des excréments et dégageait une forte odeur (elle ne dit rien sur les conséquences de cet acte).

Lors de ses débuts en tant qu’artiste, l’art performance était un mouvement jeune cherchant à attirer l’attention du milieu artistique. Marina Abramović a joué un rôle capital dans la propagation de cette discipline et elle l’a fait en repoussant les limites de l’art et de sa propre endurance. Utilisant son corps comme support, elle a testé durant ce travail les limites de la douleur, de la peur et des rapports humains afin d’atteindre un niveau de conscience plus élevé. L’un des effets les plus choquants lorsqu’on regarde toutes les performances de l’artiste mises bout à bout est le nombre impressionnant de fois où elle a mis sa vie et sa santé en jeu afin d’atteindre un but précis. Elle ne semble pas éprouver un désir de mort - elle déteste le suicide de ceux qui "ont le don de créer…parce que c’est notre devoir de partager ce don avec les autres" - mais vous seriez pardonnés d’avoir pensé à cette éventualité, étant donné sa disposition à se tuer au travail.

Dans l’une de ses premières performances, alors qu’elle n’avait que 23 ans, Marina Abramović a mis en scène la performance choquante "Rhythm 0" dans une galerie d'art de Naples. Pour la représentation, elle a disposé sur une table en face d’elle 72 objets allant d’une rose à un miroir et d’un couteau à découper à un pistolet chargé. Une feuille de papier comportant des instructions énonçait l’objectif, simple : au cours du show de six heures,"je suis l’objet. Pendant cette période j’assume toute la responsabilité". A la fin de la soirée, une personne lui avait entaillé le cou avec le couteau à découper —  laissant une cicatrice qu’elle a toujours - une autre avait pris le pistolet chargé et l’avait pointé sur sa tempe. D’autres invités sont intervenus avant qu’elle n'appuie sur la gâchette. "J’était prête à assumer les conséquences", écrit Marina Abramović sur la préparation de cette performance. A la fin "je faisais peur à voir. J’étais à moitié nue et je saignais ; mes cheveux étaient mouillés". Ce fut un grand succès.

Dans une précédente performance, Rhythm 10, Marina Abramović avait reproduit un jeu auquel jouent les paysans russes et yougoslaves lors de beuveries. Assise sur le sol entourée de spectateurs elle plantait rapidement un couteau entre ses doigts. Un micro enregistrait l’évènement. Elle laissait échapper un bruyant gémissement à chaque fois qu’elle ratait et se coupait. Elle a fait cela avec dix couteaux, puis a répété le processus accompagné du premier enregistrement en playback tandis qu’un second magnétophone enregistrait les nouveaux grognements, surimposant ses erreurs les unes aux autres. Elle acheva sa performance avec une ovation et une nouvelle compréhension de ce qu’elle pouvait accomplir avec cette forme d’expression artistique. Marina Abramović écrit : "J’avais vécu la liberté absolue, j’ai ressenti que mon corps n'avait pas de frontières, de limites, que la douleur était sans importance, que rien n’avait d’importance - et ça m’a enivrée… c’était un sentiment dont je savais que j'allais devoir le chercher, encore et encore et encore". Et c’est ce qu’elle fera.

Lors de ses spectacles suivants, elle s'est taillé une étoile sur le ventre et s’est allongée sur un lit de glace ; elle est resté pendant quatre minutes et 20 secondes avec son amant Ulay qui pointait une flèche directement sur son cœur ; elle a courru à pleine vitesse vers Ulay, pour que leurs corps nus se percutent, encore et encore. Elle a passé douze jours vivant dans trois boîtes perchées sur le mur d‘une galerie d'art sous le regard des mécènes du musée, et une autre période, plus courte, à nettoyer une gigantesque montagne d’os de vaches ensanglantés dans une cave à Venise. Puis elle mettra en scène un spectacle au cours duquel elle explorait sa propre mort. Toutes les représentations ne tentent pas le destin, mais elles explorent toutes une partie des expériences de vie ou de l’histoire personnelle de Marina Abramović et sa tentative pour explorer les limites de sa compréhension et de son endurance.

Quand ses spectacles prennent fin, elle part dans des lieux tout aussi extrêmes, pour récupérer de ces expériences. Marina Abramović se refugie alors dans un monastère isolé de l’Himalaya, fait des retraites austères en Inde, ou encore se réfugie entre les mains guérisseuses de chamans au Brésil.

Qu’elle recherche un moyen de se rétablir de peines de cœur ou d’une période de travail particulièrement éprouvante, elle part à la recherche d’expériences qui vont repousser ses limites spirituelles au travers de rituels purificateurs d’une rigueur punitive ou étrange. Vers la fin de Walk Through Walls, Marina Abramović révèle qu’elle se voit sous la forme de trois personnes : Marina la guerrière, Marina la spirituelle, et "la Marina à la con", "la pauvre petite Marina, qui pense que tout ce qu’elle fait est bidon… celle qui lorsqu’elle est triste se console en regardant des mauvais films, mange une boîte entière de chocolat et met la tête sous l’oreiller en prétendant que ses problèmes n’existent pas".

De toute façon, c’est la Marina bidon qui tire la courte paille.

Marina Abramović est sans aucun doute une guerrière et un être spirituel. Alors qu’elle met tout à nu - bien souvent littéralement - dans ses performances, elle n’épargne aucun détail sur sa vie. L’amertume qu’elle ressent envers les abus de sa mère transpire au travers des pages, tout comme le chagrin d'amour qu’elle a vécu à la fin de ses relations avec ses deux grands amours, lorsqu’elle a découvert que Ulay, son premier, puis son jeune amant italien, Paolo, avaient été infidèles. Mais elle n'épargne pas aux lecteurs les détails croustillants des prouesses ou des pannes sexuelles de ses amants, il reste ce sentiment qu’elle garde pour elle sa part plus vulnérable  Celle de la "Marina bidon", celle qui "a traversé l’enfer avant chacune de ses performances" à cause du trac, et qui apporte une compréhension plus approfondie de la grande artiste. Elle est souvent la Marina reléguée sur le côté - quelquefois jusqu’au moment de la performance - au profit des lamentations passionnées de Marina l’ambitieuse, de la lésée ou encore de la Marina au cœur brisé. Comme dans son art, Marina Abramović fixe les règles de ses révélations, contrôle la représentation et donne aux lecteurs seulement ce qu’elle veut et rien de plus. Et bien qu’elle ne mette pas tout à nu, son histoire, dans tout ce qu’elle a d’extrême, est plus que suffisante.

En 2010, dans "The Artist Is Present" lors de sa rétrospective au Musée d’Art moderne, Marina Abramović est restée assise sur une chaise pendant trois mois, huit heures par jour et a verrouillé son regard sur le flux régulier de visiteurs. Ce fut l’une des ses plus importantes et célèbres performances jusqu'à aujourd’hui et elle a réussi en grande partie à montrer à un large public "e pouvoir transformateur (de la performance) que les autres formes d’art n’ont pas".  A propos de cette performance, Marina Abramović écrit ''cette performance est allée au-delà de la performance. C’était la vie même… j’ai commencé à être de plus en plus convaincue que l’art doit être le reflet de la vie, il doit appartenir à tout le monde. J’ai senti avec une conviction plus forte que jamais que ce que j’avais créé avait un but". Walk Through Walls regorge aussi de ce merveilleux désordre, délicieux et compliqué mélange d’art et de vie.

Copyright The Daily Beast Allison McNearney

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