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Sortir de l’état d’urgence : un très gros risque d’opinion
©Reuters

Expérience

Emmanuel Macron prend un grand risque en tentant de s'extirper de l'état d'urgence. Une sortie mal maîtrisée dans la communication et l'execution serait pour lui catastrophique.

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Dès son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron a clairement investi les questions et symboles régaliens, afin de montrer aux Français que la question de la sécurité, et notamment face au terrorisme, comptait parmi ses premières préoccupations. Lui qui avait écrit dans Révolution souhaiter une sortie de l’état d’urgence au plus tôt - état d'urgence qui était devenu, pour une partie de la gauche militante, un abcès de fixation important - a repoussé cette échéance jusqu’au 1er novembre, le temps de faire entrer certaines mesures jugées nécessaires à la protection de nos concitoyens dans le droit commun. Alors que se profile donc dans quelques semaines la perspective d'une sortie définitive de l’état d’urgence, il est temps de revenir sur ce que symbolise ce dispositif dans l'opinion publique et d'analyser – de manière tout à fait indépendante du bien-fondé de ce choix politique - les risques d'opinion encourus par l'exécutif si une telle sortie n'était pas maîtrisée sur le plan de la communication et de l'exécution. 

Ce focus a été réalisé en partenariat avec l’Observatoire de l’Opinion de la Fondation Jean Jaurès. 

1-L’état d’urgence : une réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle

Il faut revenir au contexte post-attentats de novembre 2015 pour saisir l'importance symbolique de l’état d’urgence pour l'opinion. Ces attentats ont semblé convaincre une fois pour toutes les Français que tous pouvaient être visés par les terroristes (Idée que les attentats de Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray ont définitivement validée), que le "risque zéro" n'existait pas, et que la menace était vouée à s'installer durablement au cœur de leur vie quotidienne. Face au risque de la colère populaire et du reproche de ne pas avoir "tout fait" pour protéger les Français, ainsi que pour répondre à l’état de choc sans précédent dans lequel se trouvait le pays, François Hollande a immédiatement décrété l’état d’urgence. Malgré la méconnaissance de son contenu précis, ce dispositif puisait dans l'histoire française une puissance symbolique suffisante pour sembler à la hauteur du choc ressenti.

A l’aune des précédents recours à cet instrument, l’état d’urgence apparaît en effet comme une réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle. Il fut ainsi instauré une première fois en 1955 en Algérie, lorsque les militaires firent valoir que, face aux foyers rebelles dans les Aurès, ils étaient dans l’incapacité de mener des opérations efficaces en restant dans le cadre du droit commun. Le gouvernement français eut également recours à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie au début de l’année 1985 et pour plusieurs mois suite à une explosion de violence sur l’île. Après des morts de part et d’autre dans les communautés kanake et caldoche, un cycle d’attaques et de représailles de plus en plus violentes se mit en place, laissant craindre les prémices d’une véritable guerre civile. Avant que la situation ne devienne totalement incontrôlable, les autorités décidèrent de reprendre la main en décrétant l’état d’urgence.

On retrouve également la même logique en novembre 2005 au moment de la crise des banlieues. Après 12 nuits consécutives d’émeutes se propageant sur tout le territoire, les Français sont plongés dans un état de sidération. L’incendie gagne du terrain et le pouvoir semble perdre la main. Le gouvernement dégaine alors l’état d’urgence, avec comme déclinaison concrète l’instauration d’un couvre-feu dans différents quartiers et banlieues. L’opinion inquiète et désemparée face à cette bouffée de violence approuve. Un sondage CSA réalisé le 8 novembre 2005 indiquait ainsi que 73% de Français se déclaraient favorables au couvre-feu. Quelques jours plus tard, un autre sondage CSA montrait que 68% des interviewés se déclaraient favorables à la prolongation de l’état d’urgence pour 3 mois conformément au vote du Parlement. Quelques jours après la proclamation de l’état d’urgence, les émeutes cessèrent, ce qui conféra à l’état d’urgence l’image d’un dispositif d’une grande efficacité, même si ce fut d’abord l’essoufflement du mouvement de colère au terme de trois semaines de violences qui permit le retour à un calme relatif.

Ces trois précédents historiques particulièrement marquants dessinent donc un même schéma narratif : c’est une situation de violence ou de menace hors norme et incontrôlable qui impose qu’on sorte du cadre juridique normal en recourant à l’état d’urgence, et qu’on le maintienne autant que nécessaire (Lors de la guerre d’Algérie, il ne sera levé qu’en 1962 à la fin du conflit et il restera en vigueur 6 mois en Nouvelle-Calédonie jusqu’à ce que les violences cessent).

Une nouvelle fois, en novembre 2015, face à une situation exceptionnelle - un "Etat de guerre", comme formulé par Manuel Valls à l'époque-, les Français étaient en attente d’une réponse exceptionnelle.

Ils ont alors vu dans la proclamation de l’état d’urgence (qui, rappelons-le, ne fut pas utilisé après les attentats de janvier 2015, car pour graves qu’ils furent, ne signifièrent pas dans l’opinion que la France basculait dans une forme de guerre) la réponse adéquate. Le déploiement du dispositif "Sentinelle", la multiplication des perquisitions - ultramédiatisées pendant les premières semaines - ou encore la fermeture des frontières annoncée dès la nuit du 13 novembre, sont venues matérialiser cette exceptionnalité de la réponse étatique face aux attaques terroristes. Et ainsi, contenir les critiques naissantes vis-à-vis de l'exécutif et rassurer, autant que faire se peut, la population.

La société française est restée globalement stoïque face à la succession des attentats - déjoués, ratés, ou réussis -, alors même qu'on eût pu craindre un basculement dans une forme de guerre civile et d’affrontements inter-communautaires. Il n'y a pas eu ainsi de représailles aveugles et massives. Les Français n'ont pas ressenti le besoin de se faire justice eux-mêmes car ils trouvaient dans la force et l'exceptionnalité de la réponse de l'Etat le sentiment que "tout ce qui était possible était fait" pour éviter de nouvelles attaques.

2- Un attachement massif au maintien de l’état d’urgence qui ne se dément pas…

Dès lors, les Français restent depuis son instauration extrêmement attachés à l’état d’urgence. En juin 2016 par exemple, au lendemain du meurtre du couple de policiers de Magnanville, 48% des Français étaient favorables à son renforcement et 38% à son maintien en l’état . Cet attachement est d’autant plus massif que le "prix à payer" pour ce bouclier hors norme paraissait pour eux indolore. Il n'a empêché ni de nombreuses manifestations ni les critiques à l'endroit de l'exécutif, émanant notamment des médias ou de l’opposition. Le procès sur l'atteinte aux libertés individuelles et publiques instruit par l’extrême-gauche, n’a, dans ce contexte, rencontré aucun écho. Les perquisitions administratives, pour nombreuses qu’elles aient été, n’ont pas généré de sentiment d’arbitraire et les images d’agressions violentes et répétées contre les forces de l’ordre en marge des manifestations contre la loi travail au printemps 2016 ont totalement mis à mal le discours sur l’émergence d’un Etat-policier…

La France a basculé dans une véritable situation de guerre avec tout ce que cela implique comme conséquences 59% La France a subi une attaque terroriste sans précédent mais n'a, pour autant, quand même pas basculé véritablement dans une situation de guerre 41% 4 Connection creates value Dans ce contexte, l’argument gouvernemental selon lequel nous pourrions abandonner l’état d’urgence car plusieurs lois ont été prises pour transposer les dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun aura sans doute les plus grandes peines du monde à convaincre. D’une part, car les nouvelles dispositions sont très techniques et peu connues des Français et, d’autre part, car le niveau de menace apparaît toujours très élevé.

Pour nos concitoyens, la période très particulière et inédite qui s’est ouverte en novembre 2015 est loin d’être refermée. Malgré une apparente forme d’insouciance, dénoncée à raison par certains observateurs, les craintes sont facilement réactivées par la moindre irruption de la menace dans l’actualité. Le précédent de François Hollande, annonçant le 14 juillet 2016, une diminution de la menace et donc la possibilité de sortir de l’état d’urgence, avant d’être cruellement démenti seulement quelques heures plus tard par l’attaque de Nice, a profondément marqué les esprits. La poursuite des attentats en France (des militaires attaqués ces dernières semaines à Notre-Dame, au pied de la tour Eiffel ou à Levallois-Perret) comme à l’étranger (Barcelone, et attaques au couteau à Turku en Finlande, à Sourgout en Sibérie, mais aussi à Bruxelles et à Londres) vient rappeler la réalité de la menace. La diversité des modes opératoires et le fait que, par mimétisme, des déséquilibrés passent désormais à l’action (on pense à la très médiatisée attaque-suicidaire à la voiture-bélier contre une pizzeria en Seine-et-Marne le 14 août, à l’accès de folie d’un déséquilibré muni d’un couteau abattu au volant de sa voiture par les policiers à Châlette-sur-Loing le 19 août et aux deux femmes écrasées à des abribus à Marseille par un véhicule-fou le 21 août) n’est évidemment pas pour rassurer et nourrit la demande d’un maintien de l’état d’urgence dans la population puisque manifestement la situation est très loin d’être revenue à la normale ; 94% de nos concitoyens estiment ainsi que la menace terroriste est élevée dont 45% qu’elle est très élevée.

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Le fait que l’état d’urgence permette notamment de renforcer les contrôles aux frontières est d’autant plus important à leurs yeux que des membres du commando barcelonais se sont rendus, apparemment sans aucune difficulté, en région parisienne quelques jours avant de passer à l’action, ce qui a glacé les Français.

3- … et qui rendra difficile l’argumentation gouvernementale de son abandon en novembre prochain.

Même si l’arsenal juridique et répressif a été sensiblement renforcé depuis 2015, ce nouvel Etat de droit ne semble, du point de vue de l’opinion publique, pas paré d'une force symbolique suffisante pour se substituer à celle du régime d'état d'urgence. Paradoxalement, les défenseurs de "l'État de droit" ont sans doute affaibli leur propre cause, en construisant dans l'imaginaire une opposition entre "État d'urgence" et "État de droit". Car dès lors que l’état d’urgence signifie pour l'opinion "protection exceptionnelle", et que l'on oppose "État d'urgence" à "État de droit", alors "État de droit" finit pas signifier pour eux "État de faiblesse" ou de moindre protection. Et ce, même si l’état d’urgence n'a pas permis d'éviter les attentats survenus depuis novembre 2015.

Dès lors, l'exécutif se trouve pris dans un véritable piège de communication. Comment, en effet, faire comprendre que la sortie de l’état d’urgence ne signifie pas qu'il "baisse la garde"? Comment expliquer que les dispositions extrêmement techniques inscrites dans la loi depuis 2016 suffisent à les protéger et que l’on n’a alors plus besoin de l’état d’urgence ? Dans ce contexte, si la sortie de l’état d’urgence est motivée par des considérations juridiques et la nécessité de revenir à un cadre normal, les Français ne voudront pas abandonner cette protection supplémentaire qui est associée dans leur esprit à ce régime d’exception, alors que la menace aux multiples visages rode encore sur notre territoire. Au lendemain des attentats de Barcelone et de Levallois-Perret, seuls 22% des sondés seraient favorables à la suppression de l’état d’urgence 9 , contre 45% qui plaident pour son maintien et 33% pour son renforcement, cette opinion gagnant 13 points par rapport au mois de mars 2017.

Le risque d’opinion est donc important pour l’exécutif sur ce dossier très sensible et ce d’autant plus que sa cote de confiance en matière de lutte contre le terrorisme s’est érodée au cours de l’été passant de 58% en juin dernier à 46% à la fin du mois d’août (cette baisse n’est que d’un point (de 93% à 92%) parmi les sympathisants d’En Marche ! mais elle atteint 17 points (de 59% à 42%) auprès des sympathisants des Républicains ; on peut penser que la démission du Général de Villiers pour protester contre l’annonce de la baisse des crédits militaires pour 2017 a entamé singulièrement le crédit d’Emmanuel Macron en matière régalienne dans l’électorat de droite). On rappellera que cet indicateur concernant François Hollande avait essuyé une chute de 16 points (de 49% à 33%11) au lendemain de l’attentat de Nice et de sa décision de sortir de l’état d’urgence.

L’évolution de la confiance dans le président de la République et le gouvernement pour faire face et lutter contre le terrorisme Dès lors, l’exécutif a sans doute intérêt à déployer énormément de pédagogie pour accompagner sa décision à venir d’autant qu’avec la sortie de l’état d’urgence , les contrôles permanents aux frontières, comme ceux pratiqués actuellement à la frontière italienne, ne seront plus possibles alors que la pression migratoire ne faiblit pas. 

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