Sortie (de route) de l’histoire : comment la chute du mur de Berlin a précipité l’Europe dans l’illusion d’un présent perpétuel sans passé ni futur<!-- --> | Atlantico.fr
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Il y a 25 ans tombait le Mur de Berlin.
Il y a 25 ans tombait le Mur de Berlin.
©Berlin

Série chute du mur de Berlin

La réunification des deux Allemagnes a ressuscité chez les Allemands la crainte enfouie de son lourd passé. Une attitude inconciliable avec son important potentiel d'influence, et qui handicape jusqu'à l'Union européenne dans la mise en perspective de son avenir.

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, spécialiste de l'histoire de la philosophie politique.

Il codirige la collection "Le Nouveau collège de philosophie" (Grasset).

Il a notamment publié Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots …  en collaboration avec Laurent Bazin (Editions de l’Aube, 2012) et vient de faire paraître Faire, ne pas faire son âge aux Editions de L'Aube.

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Gil  Mihaely

Gil Mihaely

Gil Mihaely est historien et journaliste. Il est actuellement éditeur et directeur de Causeur.

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Atlantico : Il y a 25 ans tombait le mur de Berlin, mettant fin à la partition du monde en deux blocs. Comment pourrait-on décrire l'état d'esprit qui prévalait en occident pendant les années 1980, avant l'événement ? La pacification de la majeure partie de l'occident, la prospérité… Etait-ce l'insouciance de l'instant présent qui dominait, et comment en était-on arrivé là ?

Gil Mihaely : La "belle époque", comme on le sait, est devenue belle vue des tranchées de la guerre de 14-18… Essayons de ne pas succomber à la nostalgie en parlant des années 1980. Rappelons que pour l’opinion publique en Occident la Guerre Froide était toujours d’actualité au moins au début de la décennie et la Révolution iranienne avec sa suite (prise d’otages), avait déjà donné des éléments probants sur la logiques des clivages et conflits à venir. Rappelons aussi à ceux qui l’ont oublié le bourbier libanais avec Drakkar, les otages et les attentats en France. Si ces années sont aussi caractérisées par un certain optimisme (à relativiser d’ailleurs) c’est parce que la dérégulation graduelle de l’économie et la révolution informatique ont donné l’impression que la croissance n’avait pas de limite. Et puisque la plupart des citoyens étaient encore protégés par les acquis des Trente Glorieuses, il y avait un moment très particulier où on pouvait avoir le beurre et l’argent du beurre. L’écroulement de l’URSS a été dans ce sens la cerise sur le gâteau : on pensait pouvoir diminuer les crédits militaires, éviter des crises géopolitiques, ouvrir de nouveaux marchés et intégrer des dizaines de millions de personnes au mode de vie occidental.

Quand on se souvient des films que nous aimions collectivement (les blockbusters), il s’agit de E.T, Indiana Jones ou Retour vers le futur. Une dizaine d’années plus tard on a Jurassic Park, Forrest Gump, Apollo 13 et bien sûr Titanic, Armageddon et le Soldat Ryan… On commençait à s’inquiéter sérieusement et à se poser des questions angoissantes sur les limites, comme si nous  avions redécouvert notre finitude. Cependant, il faut souligner un fait important : depuis la fin des années 1950, l’Occident vit au rythme de la génération des baby-boomers (nés entre 1942-1960). Leurs goûts, leurs envies et leurs angoisses façonnent notre culture. Or, si dans les années 1980 ils avaient entre 25 et 40 ans et donc avaient beaucoup d’avenir, des projets et de l'espoir, ils commencent à vieillir et à avoir les idées noires de leur âge. Les fans de "salut les copains" sont toujours là et les spectacles des stars de l’époque ont beaucoup de succès. Il y a donc, au-delà des éléments objectifs, un effet générationnel assez fort à prendre en compte quand on analyse nos humeurs collectives.

Pierre-Henri Tavoillot : J’étais alors étudiant en Allemagne et je suis allé fêté le 1er janvier 1990 à Berlin escaladant le mur pour la première fois à la Porte de Brandebourg et retrouvant là une amie hongroise qui arrivait de l’Est. Ce fut une fête indescriptible, de joie pure et d’insouciance, en effet, où se mêlaient toutes les nationalités européennes. La destruction du mur a été un moment fort de la construction d’une identité européenne positive. Et sans doute la véritable fin d’un XXe siècle qui fut tragique mais heureusement court : 1914 pour son début et, donc, 1989 pour son terme.

Peut-on dire que l'année 1989 a achevé de nous plonger dans l'illusion d'un présent absolu, dans une caricature de "la fin de l'histoire" de Francis Fukuyama ?

Pierre-Henri Tavoillot : Il ne faut pas caricaturer la thèse de Fukuyama qui est plus subtile qu’on le dit. Elle ne consiste nullement à affirmer qu’il ne se passe plus rien dans le monde ! Pour une part, il reprend une version light de la thèse hégélienne de la "fin de l’histoire" qui consiste à dire que nous disposons désormais, dans un espace mondial globalisé, des instruments d’intelligibilité des événements historiques. Le monde est certes complexe dans le détail, mais nous disposons des grilles d’analyse pour en comprendre les phénomènes globaux. Pour une autre part, il constatait, avant même la chute du mur, que l’humanité avait atteint une forme d’unanimité. Pour le dire d’un mot, le capitalisme et la démocratie constituent "l’horizon indépassable de notre temps". On peut dénoncer le capitalisme financier et être déçu par la démocratie parlementaire, mais les critiques les plus virulentes (à quelques exceptions — un tantinet snob — près) ne remettent en cause ni l’un ni l’autre : elles envisagent un capitalisme plus juste et plus durable ; une démocratie plus participative et plus efficace. Ce sont des critiques internes qui pointent le décalage entre la promesse et la réalisation, mais ne proposent aucune remise en cause totale et surtout aucun autre possible crédible. C’est en ce sens que notre époque est tentée par l’idéologie de la fin des idéologies. On peut même contester que l’Islam radical constitue une "alternative", puisqu’il use habilement du capitalisme financier le plus classique, des techniques de communication les plus "marketées" et aspire à une démocratie épurée. Sa contradiction insurmontable est qu’il mobilise toute la modernité pour lutter contre elle : ce n’est pas tenable, même si cela peut durer longtemps ! Les radicalismes religieux représentent des pathologies classiques d’entrée dans la modernité — et nous sommes bien placés en Occident pour savoir que cette entrée dans la modernité peut durer fort longtemps et produire des terribles tragédies …

Gil Mihaely : On fait un mauvais procès à Fukuyama. En gros, il dit que la démocratie libérale est l’horizon indépassable de l’humanité. On peut ajouter que, si on croit à la thèse selon laquelle une guerre entre démocraties libérales est hautement improbable, cela signifie aussi une relative paix mondiale. Cela ne veut pas dire qu’il souhaite voir des démocraties libérales sur le modèle de celles des années 1980-1990… On peut tout à fait accorder démocratie libérale et nationalisation des banques par exemple… Et puis, est-ce que l’individu contemporain qu’on connait, quelqu’un comme nous, accepterait un régime où il n’a pas son mot à dire ? Fukuyama a donc mis le doigt sur quelque chose de profond : depuis la fin de l’URSS il n’y a plus d’alternative radicalement différente. Aujourd’hui encore, on ne voit pas un véritable projet politique et idéologique crédible et mobilisateur qui propose une rupture totale avec les systèmes politiques et économiques existants.

Par quoi cette conception du monde post-soviétique a-t-elle été démentie par la suite ?

Pierre-Henri Tavoillot : Elle n’a pas été démentie, mais a créé une situation où un capitalisme sans ennemi et une démocratie sans adversaire a plongé l’Europe dans une forme de mélancolie (pour reprendre l’expression de Pascal Bruckner). Sans adversité, les défauts d’un système deviennent aveuglants. Et la démocratie repose sur une promesse infinie : de liberté, d’égalité, de prospérité, de bien-être, de santé … qu’elle ne peut remplir qu’avec des moyens finis. La déception est ainsi inscrite dans son code génétique ! Elle exige du même coup des citoyens encore plus matures qui parviennent à limiter leurs exigences dans un cadre raisonnable. On n’y est pas encore !

Gil Mihaely : Il faut faire la différence entre une déception et un échec. Les attentes étaient immenses des deux côtés de l’ancien rideau de fer et il n’est pas étonnant qu’elles soient déçues. Nous avons vécu à la fin des années 1980 un moment messianique et puis le réel, l’histoire, a repris la main. Soviétique ou nationaliste, la Russie reste la Russie car derrière les idéologies et les régimes il y a des réalités géopolitiques, historiques, culturelles voire anthropologiques. Cela rappelle un peu l’accueil de ce qu’on a appelé Printemps arabe. Beaucoup de lyrisme et surtout une vision complètement folle selon laquelle les sociétés humaines évoluent au rythme de JT… On voit aujourd’hui, quatre ans plus tard, à quel point c’est compliqué. Mais en même temps, on ne peut pas nier le fait qu’il s’agit – en 1989 comme en 2011 - d'événements majeurs.

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Comment l'Allemagne a-t-elle vécu la chute du mur, son unité retrouvée et le fait de renouer avec une certaine forme de puissance ?  Pour la population, ce retour à la "normale" marquait-il aussi le réveil désagréable de certains vieux démons ?

Pierre-Henri Tavoillot : J’avais été frappé lors de mon séjour de 1990-1992 de voir à quel point les jeunes Allemands de l’Ouest étaient réticents à l’idée de la réunification. Ils y voyaient le retour des vieux démons de l’Allemagne-puissance, le Reich de la Mitteleuropa. D’une certaine façon Mitterrand partageait cette lecture et un thème très présent à l’époque était la crainte du "Drang nach Ost", c’est-à-dire de la dérive vers l’Est d’une Allemagne qui, à la faveur de la réunification, pouvait être tentée de renouer avec son rôle historique de puissance du milieu et … de tourner le dos à la construction européenne. D’où la stratégie mise en place à l’époque : pour éviter que l’Allemagne ne dérive vers l’Est, il fallait attirer l’Est à l’Ouest. C’est la logique de l’élargissement de l’Union européenne. Aujourd’hui l’on a beau jeu de dire que c’était une erreur qui allait gravement bloquer les institutions et l’efficacité de l’Europe. Certes, mais comment oublier qu’il y avait là une contrainte géopolitique majeure ? Cette intégration post-soviétique était une nécessité. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir jusqu’où l’Est doit être intégré : c’est tout l’enjeu de l’affaire ukrainienne. Et les Européens que nous sommes doivent accepter de reconnaître que cette extension peut être perçue comme une grave menace par la Russie.

Gil Mihaely : Après une longue digestion l’Allemagne commence à tourner la page du XXe siècle. Cela ne veut pas dire qu’elle renouera avec ce que vous appelez ses "vieux démons" c'est-à-dire reprendre le fil du "zonder weig", l’histoire dans le sens déterministe du terme. En revanche, comme l’URSS qui cachait une Russie, l’Allemagne "gentille" en repentance perpétuelle de l’après 1945, cache un pays et un peuple capables d’aller très loin mais pas forcement dans un mauvais sens. Ils ont beaucoup d’atouts et ils ont depuis peu le désir de réussir et de s’imposer en tant que collectif. C’est un fait majeur pour l’avenir.     

Cette méfiance vis-à-vis de "l'Allemagne-puissance" au sein même de sa population a-t-elle été le moteur de ce refuge dans la "valeur-présent" ? Quelles sont les conséquences de cet effet "table rase" ?

Pierre-Henri Tavoillot : L’Allemagne est une puissance économique qui, à la fois du fait d’un passé lourd et d’un fonctionnement institutionnel complexe, refuse d’assumer un rôle géopolitique majeur. C’est incontestablement un handicap pour l’approfondissement d’une Europe politique. Jusqu’à quand ce partage des tâches va-t-il tenir ? La rigueur de gestion et la prospérité pour l’Allemagne ; les interventions extérieures (Lybie, Mali, Irak-Syrie) pour la France …

Gil Mihaely : Je ne suis pas aussi pessimiste qu’Eric Zemmour car je ne crois pas que l’histoire soit écrite d’avance. Un temps présent semé de problèmes n’annonce pas inéluctablement un avenir sombre exactement comme les époques plus glorieuses de notre passé ont abouti à ce qu’on vit aujourd’hui… La méfiance vis-à-vis d’une Allemagne "normale" est justifiée mais après avoir dit cela, que peut-on faire ? Le pire n’est pas inéluctable et il est impossible d’interdire à l’Allemagne d’avoir des ambitions. Il faut tout simplement qu’on soit meilleurs qu’eux…

Dans un monde "qui s'ennuie", comme le rappelle Allan Bloom dans sa lecture critique de Francis Fukuyama (voir ici en anglais), quels sont les risques d'un retour vers les populismes, vers les extrémismes et finalement de céder de nouveau à la tentation totalitaire ? Notre monde de la raison est-il à l'abri d'une telle éventualité ?

Pierre-Henri Tavoillot : Le populisme et les extrémismes oui, mais le totalitarisme non. Car au sens le plus rigoureux, le totalitarisme a besoin d’une idéologie, mêlant une théorie, une pratique et une doctrine du salut. L’Islam radical est aujourd’hui la forme qui s’approche le plus de cela ; mais, paradoxalement, son ancrage religieux l’empêche de se déployer pleinement dans le registre de l’idéologie. En effet, il reste des autorités extérieures traditionnelles qui regardent avec horreur les dérives incultes et les interprétations tronquées d’un Coran méconnu.

Par ailleurs, je me méfie d’une lecture trop nostalgique du passé qui a connu des populismes et des extrémismes particulièrement efficaces. Pour ma part, je préfère de beaucoup l’ennui libéral à la folie totalitaire et aux langues de bois des débats intellectuels passés. En Europe, nous avons la chance d’avoir un espace public relativement immunisé contre les "lendemains qui chantent" et contre ceux qui veulent faire prendre "les messies pour des lanternes", si vous me permettez cette expression. Je vois là un cran d’arrêt plutôt efficace aux populismes qui sont eux-mêmes contraints de prendre une position plus modestes.

Gil Mihaely : La question de savoir si une société sans religion, sans transcendance et sans ennemi – c’est là la définition de s’ennuyer – peut perdurer reste ouverte. Pour le moment nous n'en sommes pas encore là : la vie de la plupart des Français est difficile et je ne crois pas qu’ils s’ennuient. On est loin, très loin des illusions utopiques qu’on avait dans les années 1950-1960 concernant la vie à l’an 2000… nous ne passons pas nos vacances sur la lune et n'allons pas au boulot avec un hélico. En fait, nous sommes heureux si nous avons du boulot… Autour de nous la démocratie libérale est loin de gagner la bataille et donc, même selon la logique de Fukuyama, la fin de l’Histoire est encore loin. Je dirais donc que même si on ne sait pas si Fukuyama avait raison, il est certain qu’il s’est avancé beaucoup trop tôt.            

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