Sommet européen sur la sécurité : la défense, illustration ultime des rudes contradictions de l'Union<!-- --> | Atlantico.fr
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Le projet de défense européenne fait partie des sujets discutés par les chefs d'Etat rassemblés à Bruxelles jeudi 19 et vendredi 20 décembre.
Le projet de défense européenne fait partie des sujets discutés par les chefs d'Etat rassemblés à Bruxelles jeudi 19 et vendredi 20 décembre.
©Reuters

Un jour, peut-être

Le sommet européen qui se tient jeudi et vendredi à Bruxelles rassemble les chefs des Etats membres sur plusieurs sujets, notamment celui du projet d'Europe de la défense, habitué à être renvoyé aux calendes grecques. Cependant, penser qu'une union militaire ferait partie intégrante du processus de construction européenne est une erreur : elle en serait l'aboutissement ultime.

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik, né à Moscou, est professeur associé de géopolitique et responsable académique à l'ICN Business School Nancy - Metz. Ancien diplomate et speach writer à l'ambassade de Russie à Pairs, il est aussi conférencier international sur les enjeux clés de la globalisation au XXI siècle, et vient de publier sur Atlantico éditions son premier A-book : Reconnecter la France au monde - Globalisation, mode d'emploi. 

 

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Atlantico : Le sommet européen qui se tient jeudi et vendredi à Bruxelles doit être consacré en partie au sujet de la défense européenne, sur fond d'engagement de la France en Centrafrique. Le but affiché par le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian est de se rapprocher pas à pas d'une "Europe de la Défense". Les dernières opérations militaires semblent pourtant se situer à l'exact opposé de cette ambition: que ce soit en Lybie ou au Mali, la France a pu se reposer sur le Royaume-Uni, mais pas sur l'Allemagne. Comment l'expliquer ? Des logiques d'alliances antérieures à la construction européenne perdurent-elles ?

Alexandre Melnik : Bien au-delà des ambiguïtés, l’enjeu de la défense est un concentré, une loupe grossissante de l’ensemble des problèmes politiques de l’Europe, incapable de s’adapter aux nouveaux défis géostratégiques du monde global du XXIe siècle. Un nouveau concept du "hard power" paneuropéen est inconcevable sans une claire vision à long terme de la politique commune européenne. Une vision qui manque dramatiquement à l’Union européenne, sous sa forme actuelle, qui s’apparente de plus en plus à une juxtaposition d’égoïsmes nationaux. Soulever la problématique militaire avant de repenser, de refonder l’Europe politique dans son ensemble revient à mettre la charrue avant les bœufs. La priorité absolue consiste à donner à L’Europe un nouveau récit, un nouveau souffle fédérateur. Réinitialiser son logiciel. Ne pas avoir peur d’envisager une nouvelle véritable Renaissance européenne, à l’instar de celle de la fin du XVe siècle, ou encore au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, sous une impulsion innovatrice - et salvatrice - de Jean Monnet.  

Au fond, il faut d’abord apporter une réponse consensuelle et fondamentalement simple à la question clé – c’est quoi, l’Europe ? Un territoire ? Une idée ? Une communauté de valeurs ? Une synergie de mémoires partagées, sur la base du ressassement du passé glorieux, dans l’esprit de l’expression de Milan Kundera "un Européen, c’est celui qui a la nostalgie de l’Europe" ? Une supérette des (anciens) riches faisant du business entre eux ? Une sorte de contrepoids par rapport à l’hégémonie de nouveaux pôles d’excellence dans un univers où l’Occident n’a plus "le monopole de l’Histoire" ? Ou peut-être un nouveau projet de civilisation, résolument tourné vers l’avenir, au diapason de profondes attentes  de jeunes générations ? Tant que ces questions essentielles restent en suspens, aucun projet solide et cohérent du "hard power" européen n’est possible.

L’expression "L’Europe de la défense" est utilisée par Jean-Yves Le Drian par inertie et par défaut. Ce concept est actuellement obsolète, stérile, vidé de son sens. Bref, il est en retard d’une époque. Pire : il entretient une illusion, voire un fantasme que la création d’une défense commune à l’échelle européenne est en principe possible sur la base de l’addition automatique des souverainetés des nations. C’est une approche contre-productive et aveuglante. A l’avenir, il faudra, dans l’idéal, changer de vocabulaire pour passer de cette fantasmatique "Europe de la défense", une chimère intergouvernementale, à la "défense européenne" comme un élément clé d’une Europe fédérale en matière politique, une Europe qui reste à bâtir dans le monde global actuel, et ce, à un moment où la soif d’Europe s’évapore au sein des sociétés civiles européennes et un plaidoyer pour une Europe réunie frôle un suicide politique pour les élites dirigeantes dans les pays-membres de l’UE.

Comment expliquer que les Etats européens aient su s'entendre sur l'ouverture de leurs frontières, sur une monnaie unique, et peut-être bientôt sur une union bancaire, mais pas sur une Europe de la défense ? La permanence de cette prérogative au sein de chaque Etat ne va-t-elle pas contre l'idée de la construction européenne ?

La création de l’euro en tant que monnaie commune et de l'espace Schengen garantissant la libre circulation des citoyens européens ont été des décisions à forte valeur symbolique, initiées et portées par un groupe d’avant-garde de leaders européens. Ce fut une belle projection dans l’avenir de leur "rêve européen" initial. Or le projet de la défense européenne exige des efforts synchronisés, souvent invisibles, par l’ensemble des Etats Européens, ce qui représente une tâche beaucoup plus ardue. Je répète : la création de la réelle défense européenne pourrait être seulement le couronnement d’un longue processus politique, jamais son début !

De surcroît, il s’avère, assez paradoxalement, qu’en ce début du XXIe siècle, il est plus facile pour l’Europe de sauvegarder l'attractivité de son "soft power" à inspiration culturelle et historique, sur fond de ses valeurs fondatrices (la formidable aspiration de jeunes Ukrainiens à l'Europe le prouve), que de créer son "hard power" opérationnel et efficace, qui, au-delà de nouvelles dépenses de contribuables, difficilement imaginables en cette période de crise, exige aussi une nouvelle articulation géostratégique avec l'OTAN, garant de la sécurité européenne dans la seconde moitié du XXe siècle, et aussi et surtout - une remise à plat du concept politique européen dans sa totalité.

Cette incapacité à parvenir à une défense européenne symbolise-telle le caractère utopique, et donc inatteignable d'une Europe fédérale ? Les logiques souveraines sont-elles une barrière infranchissable ?

Utopique ? Infranchissable ? Non. Je ne crois pas. Comme je ne crois pas, d’une façon plus générale, au fatalisme historique. Tout est possible, à condition de faire preuve d’une réelle innovation qui s’impose aujourd’hui comme impératif de survie dans tous les domaines, sans exception aucune, y compris la géopolitique, à l’époque actuelle où l’Humanité tout entière vit un véritable changement de monde.

Il est vrai qu’aujourd’hui l’Europe est confrontée à la quadrature du cercle : d’un côté, sans son "hard power" elle est condamnée à sortir de l’Histoire – qu’elle avait façonnée de façon magistrale pendant des siècles - par une petite porte dérobée, en devenant une sorte d’ONG à vocation humanitaire ; de l’autre côté, la création du "hard power" européen semble hautement improbable dans les conditions actuelles. Comment procéder ? Que faire ? Comment sortir du statu quo et engager une dynamique ? Sans prétendre à aucune exhaustivité, je propose deux pistes, à l’intersection des réflexions et des actions.

La première consiste à intégrer résolument, sans aucune réserve, dans le nouveau concept de la défense européenne les pays de la Mitteleuropa, à commencer par la Pologne, qui, toujours meurtris par le communisme, continuent à garder une vision plus aiguë et combative des valeurs européennes initiales – liberté individuelle, démocratie, dignité humaine, Loi – que les pays fondateurs de l’UE ont presque oubliées dans le fonctionnement quotidien de leurs "vieilles" démocraties. Les pays ex-communistes pourraient se révéler les forces motrices de la nouvelle solidarité paneuropéenne, vitale à l’émergence de la défense commune de notre continent. En plus, l’intégration plus énergique et prononcée de la Mitteleuropa dans ce nouveau projet européen commun pourraient permettre aux "nouveaux Européens" de surmonter progressivement les velléités nationalistes, populistes et europhobes, autant d’entraves de leur évolution, dues, dans une large mesure, à leur frustration par une Europe qu’ils trouvent trop technocratique, bureaucratique, privée de souffle.

La deuxième piste concerne la nécessité d’élargir sur le volet défense le projet transatlantique, actuellement en gestation et, pour le moment, principalement axé sur sa composante commerciale. Cet axe d’action aurait le mérite de permettre à l’Allemagne, impatiente de donner une nouvelle impulsion aux relations commerciales de l’Europe avec les Etats-Unis, de s’engager également dans les domaines politique et militaire, au concert des nations occidentales, et au diapason de sa nouvelle puissance.

La France s'est désengagée d'Afghanistan avant le délai de 2014, pourtant convenu avec les autres Etats européens, puis est intervenue dans ses anciennes colonies que sont la Mali et la Centrafrique, tout en déplorant de ne pas obtenir un soutien spontané de ces mêmes partenaires. Ces exemples montrent-ils que des intérêts propres à chaque Etat continuent d'exister, empêchant du même coup toute concrétisation d'une défense européenne ?

Il est évident que la France qui joue en solo, n’a pas les moyens militaires de ses ambitions géopolitiques, par ailleurs moralement louables. En même temps, la France est toujours la meilleure quand elle montre l’exemple, se révèle volontariste, proactive sur la scène internationale, en entraînant dans son élan d’autres pays qui hésitent à sauter le pas, essentiellement en raison des considérations de politique intérieure.

Les Etats européens, qui tous réduisent leurs budgets militaires, ont-ils seulement la volonté de mener une politique de la défense, ne serait-ce qu'à leur propre niveau ? L'OTAN, dont le budget militaire est assuré à 72 % par les Etats-Unis, contre 63 % en 2001, joue-t-elle un rôle de "parapluie" pour ces Etats, qui ne verraient plus l'intérêt d'entretenir une armée capable d'assurer ne serait-ce que des missions de sécurité aux bordures de l'Europe ?

Un rappel historique, formulé en synthèse, donnera un élément de réponse à votre question. A l’époque de la guerre froide la défense européenne était assurée par la générosité des contribuables américains. Les Etats-Unis, sortis vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, ont créé l’OTAN en partant du postulat que la protection du monde libre contre le danger communiste était une affaire trop importante pour la confier aux Européens, affaiblis par la confrontation militaire. Du coup, ils ont permis aux Européens, au risque de les "infantiliser", de faire l’économie des dépenses militaires et de se concentrer sur la mise en place de leur "soft power" (attractivité de l’exemple pacifique) sous la forme d’une communauté économique.

La chute du Mur de Berlin a sonné le glas de cette aubaine pour l’Europe. Les Etats-Unis n’ont plus aucune raison de garder le "Vieux Continent" sous son parapluie militaire. L’Europe n’est plus ni problème, ni solution pour Washington : ses priorités géostratégiques sont désormais ailleurs, principalement en Asie, où se joue l’avenir. Ce basculement américain de l’Atlantique au Pacifique a laissé les Européens orphelins d’un concept militaire et rebattu les cartes des alliances militaires. Ainsi, l’intervention en Iraq en 2003 a démontré les insurmontables dissensions au sein du bloc occidental qui paraissait pourtant indissociable, monolithique auparavant - face à un danger commun qui le cimentait : la prétendue solidarité de l’OTAN s’est fissurée.

Par conséquent, le seul avenir qui se dessine pour la défense européenne sera désormais articulé autour de coalitions ad hoc à géométrie variable. Ce n’est plus la coalition qui fait la mission, mais, à l’inverse, c’est la mission – difficilement prévisible – qui fait la coalition des pays qui veulent et peuvent y participer. D’où l’importance de l’innovation en géopolitique européenne et transatlantique que j’ai déjà évoquée.

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