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Si Merkel est la chancelière d'une Allemagne au sommet de sa puissance retrouvée, de quelle perte d'influence française François Hollande est le président ?
©Reuters

Bateau ivre

L'Allemagne occupe une position de leader grâce à ses résultats économiques et la volonté de dirigeants soucieux de redonner une place centrale à leur pays. La France doit, elle, revoir de fond en comble sa logique marchande pour sortir de sa position en déclin. La rencontre entre François Hollande et Angela Merkel ce vendredi 20 février à Paris permettra de faire le point sur le rapport de force diplomatique.

Christian Harbulot

Christian Harbulot

Christian Harbulot est directeur de l’Ecole de Guerre Economique et directeur associé du cabinet Spin Partners. Son dernier ouvrage :Les fabricants d’intox, la guerre mondialisée des propagandes, est paru en mars 2016 chez Lemieux éditeur.

Il est l'auteur de "Sabordages : comment la puissance française se détruit" (Editions François Bourrin, 2014)

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Angela Merkel s'est-retrouvée de facto en position de meneuse de l’Europe, si ce n’est du monde occidental. Quelle est la part de responsabilité de la France dans cette situation ? Est-ce parce que le pays a laissé la place vide ? 

Christian Harbulot : Je ne crois pas que cela soit dans la tradition de la France de laisser ainsi la place vide dans le pilotage de l’Europe. Mais il ne faut pas se mentir : l’Allemagne occupe cette position de leader européen grâce à ses résultats économiques, mais aussi par la dynamique entretenue par un noyau dur de dirigeants positionnés au cœur du système politico-économique, et soucieux de redonner à leur pays un statut de puissance à part entière. Contrairement aux apparences, il existe dans les milieux économiques et politiques allemands un consensus pour se donner les moyens d’atteindre un tel objectif même si il n’est pas revendiqué publiquement. C’est cette volonté consensuelle et de nature quasi transpolitique qui donne aujourd’hui à l’Allemagne un avantage décisif sur la France. Contrairement à notre voisin d’outre Rhin, il n’existe pas en France une telle dynamique de puissance.  

Christophe Bouillaud :Du strict point de vue diplomatique, la France n’est jamais absente des grandes décisions. Par contre, depuis l’échec du référendum du 29 mai 2005, la France n’a jamais réussi à retrouver une ligne européenne cohérente. Les élites gouvernementales qui se succèdent aux affaires sont toutes pour plus d’intégration européenne, mais nul ne peut ignorer désormais qu’une majorité de la population française est désormais hostile à tout transfert officiel et visible de souveraineté vers l’UE. Cela tend du coup à paralyser l’action diplomatique française : toute proposition pour aller vers plus de fédéralisme de la part des élites françaises est démentie d’avance par le très probable blocage populaire. Les autorités françaises doivent donc ruser avec le peuple français pour le plus grand bien de ce dernier : en 2007, N. Sarkozy promet un "mini-traité" et finalement nous aurons le Traité de Lisbonne, qui est de l’avis même de Valéry Giscard d’Estaing sa "Constitution européenne" sans le nom et sans le panache, en 2012, F. Hollande promet de renégocier le TSCG, et il n’en fait bien sûr rien. Du coup, les gouvernants français sont condamnés à soutenir des politiques publiques d’intégration peu visibles aux yeux des électeurs, comme par exemple "l’Union bancaire". Les politiques des autres pays européens sont plus cohérentes : par exemple, les Néerlandais ont exprimé en 2005 par leur propre non au Traité constitutionnel européen leur refus de payer pour les autres Européens, dont acte, les gouvernements néerlandais sont désormais en pointe dans le refus de toute création d’une "union de transfert" en Europe.  Ce n’est pas un hasard complet que ce soit un Néerlandais, Jeroen Dijsselbloem, qui préside actuellement l’Eurogroupe. 

L'Allemagne semble progressivement imposer sa méthode pour aller vers une nouvelle Europe, à l'instar du ministre des Finances Wolfgang Schäuble, qui a fermé la porte lundi 19 février à toute négociation sur la dette grecque, en dépit de l'accord qui avait été convenu le jour-même entre Yanis Varoufakis, Pierre Moscovici et le président de l'Eurogroupe. Schäuble a récidivé ce jeudi 19 février, en rejetant la demande d'extension du programme d'aide que la Grèce lui a communiqué. En sommes-nous arrivés au point où la France ne joue plus son rôle de contre-pouvoir face à une Allemagne dominatrice ? 

Christian Harbulot : La France n’a pas la même feuille de route que l’Allemagne. Paris pilote à vue depuis un certain nombre d’années. Berlin avance ses pions sur l’échiquier européen en visant la consolidation d’une Europe alignée sur ses critères de développement, c'est-à-dire dans une acceptation ipso facto de sa domination financière et marchande. Mais elle prend aussi des décisions en privilégiant des intérêts stratégiques nationaux. Les accords bilatéraux signés avec la Russie sur la question de l’énergie en sont le symbole. Les Allemands nous ont démontré depuis le début du XXe siècle que le double langage est un des points forts dans leur manière de tirer leur épingle du jeu dans la complexité des relations internationales.

Christophe Bouillaud : Il faut distinguer les secteurs d’action publique. En matière de défense européenne par exemple, la France garde un rôle majeur. Par contre, il est vrai qu’en matière de politique économique à mener à l’échelle de l’Union européenne, la France de F.Hollande connaît d’énormes difficultés à faire bouger le curseur vers moins d’austérité, vers une vision plus dynamique de l’UE. Ce n’est pas en effet vers une nouvelle Europe pour reprendre vos propos que W. Schäuble entend nous amener, mais vers celle qui existe déjà depuis 1992 ! Il s’agit de conserver au maximum une Europe sans « union de transfert » (c’est-à-dire sans vraie solidarité entre citoyens des différents Etats), et sans autre politique économique qu’une politique de "réformes structurelles" à mener Etat par Etat (c’est-à-dire sans vrai plan d’ensemble au niveau européen et sans penser à des réformes structurelles au niveau de l’UE, par exemple sur la fraude et l’évasion fiscale). F.Hollande a pourtant été élu à la tête d’un grand pays  de 65 millions d’habitants en 2012 sur la promesse d’en finir avec l’austérité comme alpha et oméga de la politique économique européenne, il n’a rien obtenu en 2012-13, et c’est seulement avec le Plan Juncker de fin 2014, qui suit les élections européennes et la poussée des partis eurosceptiques, qu’on peut entrevoir un mouvement dans cette direction. La BCE, qui est en principe indépendante, a elle aussi entendu le message des électeurs et s’est tourné plus nettement vers une politique monétaire à l’américaine pour relancer la machine économique européenne.

Cependant, même aujourd’hui, la manière dont la négociation avec la Grèce d’Alexis Tsipras semble devoir tourner n’est pas très encourageante pour les thèses françaises anti-austérité : en effet, sauf à nier avec cynisme que la situation sanitaire et sociale des Grecs se soit fortement détériorée depuis 2010 suite à ces "plans de sauvetage", c’est bien là un cas patent d’échec humain, moral, politique des mesures d’austérité prises – en dehors même de l’amoncellement de dette publique que cela a finalement provoqué. Que faut-il de plus pour que le cas grec soit abordé de manière vraiment solidaire ? Des cas de cannibalisme dans la banlieue d’Athènes ? L’absence de message humaniste de la part de la France à opposer aux considérations punitives de certains pays à l’égard des Grecs en général ne permet pas de se mettre en position d’argumenter pour une Europe fidèle à ses idéaux et pas seulement à ses porte-monnaie. 

La perte d'influence de la France est-elle due à son président, ou est-elle plus durable ? Le fait que Bruxelles ait cédé sur les déficits français veut-il dire que nous bénéficions tout de même toujours d’un certain pouvoir de nuisance au niveau européen ?

Christian Harbulot : François Hollande n’est pas le stratège adéquat pour définir la problématique de la puissance de la France et encore moins pour la mettre en œuvre avec charisme et autorité. Cet homme est plus à l’aise pour préparer des élections intérieures. Ce n’est hélas pas un cas isolé. Mais précisons que d’autres présidents avant lui n’ont pas été au niveau de cet enjeu. En revanche, l’Etat français a encore des atouts pour négocier des contreparties. L’Union Européenne ne peut pas imposer des décisions abruptes à la France, comme elle est tentée de le faire avec la Grèce par la voix de certaines personnalités allemandes. Nous avons encore les moyens de rappeler à nos partenaires l’importance des dégâts collatéraux qu’une France affaiblie et éventuellement déstabilisée politiquement par des pressions intérieures pourrait engendrer dans les années à venir.

Christophe Bouillaud : Comme je l’ai dit, il me semble qu’elle tient à une incapacité des  gouvernants français à aligner leurs politiques  sur la volonté d’une majorité de la population française – alignement qui peut d’ailleurs fonctionner dans les deux sens : les dirigeants suivent le peuple, ou bien le peuple suit les dirigeants. Cette situation ne tient donc pas seulement à la stratégie de F. Hollande qui ne semble pas croire à la possibilité même d’une franche explication avec l’Allemagne et ses alliés. Par contre, les dirigeants français jouent aussi de cette divergence avec les sentiments populaires : de fait, les électeurs français ne sont sans doute pas prêts dans leur majorité à être vraiment mis au courant que la France n’est plus  souveraine – au moins en matière budgétaire. Il  y a certes sans doute des gens qui aimeraient que la France "dépensière", "étatiste", etc. soit mise au pilori européen, mais il existe aussi une masse de gens qui prendraient très mal une telle mise sous tutelle du pays. Les dirigeants français font d’ailleurs tout pour nier la possibilité même que l’UE ait quelque chose d’important à dire dans nos affaires. La Commission européenne et les partenaires européens doivent donc modérer leurs critiques. Le fait qu’en plus la nouvelle Commission européenne soit dirigée par l’ancien Premier Ministre d’un petit pays voisin réputé avoir été – et être peut-être encore – un paradis fiscal  limite sans doute aussi les audaces du côté bruxellois.                                                                                 

La France est active dans les négociations sur l'Ukraine, très présente militairement en Afrique, mais cela est-il pour autant la marque d'une puissance bénéficiant d'une bonne assise ? Notre déploiement est-il vraiment synonyme d'influence ?

Christian Harbulot : Notre implication dans le processus de négociation avec la Russie est une démarche pour le moins délicate. Nous n’avons pas les cartes du jeu. Cette partie géopolitique qui prend l’Ukraine en étau, se joue entre les Etats-Unis et la Russie. Washington cherche depuis la fin de l’URSS à prendre une place déterminante sur les marches de l’ex-empire soviétique. L’exécutif nord-américain met en œuvre depuis des années des stratégies de soft power (appui informationnel et implication des fondations et des ONG anglo-saxonnes dans les révolutions de couleur) pour tirer vers l’Ouest des anciens Etats satellites de la Russie. Moscou par la voix de Vladimir Poutine s’oppose à cette stratégie par tous les moyens, y compris des intrusions militaires comme c’est le cas actuellement en Ukraine. L’issue de cet affrontement nous échappe dans la mesure où les rapports avec la Russie sont biaisés par des logiques d’alliance (le lien de la France avec l’OTAN, la coloration très transatlantique de la gouvernance actuelle). Autrement dit, nous sommes réduits à un rôle de porteurs de messages. 

Christophe Bouillaud : Pour ce qui est des affaires ukrainiennes, la participation de F. Hollande au côté d’A. Merkel aux négociations de Minsk est vraiment importante : c’est le "couple franco-allemand" qui est efficace, et d’ailleurs il donne l’impression de vouloir réparer toutes les erreurs faites par la Commission européenne en matière de politique ukrainienne qui ont mené finalement à la situation actuelle. Les deux Etats représentent à ce moment bien plus ensemble que séparément, cela d’autant plus qu’aussi bien la France que l’Allemagne n’ont pas envie d’une guerre avec la Russie. Pour ce qui est des affaires africaines, la France apparaît certes parfois bien seule, mais c’est un investissement pour l’avenir, aussi bien auprès des pays d’Afrique eux-mêmes qu’auprès des autres Européens. Les menaces djihadistes existent bel et bien, et la France finira par profiter de son expertise dans cette région du monde. 

Qu'est-ce qui permet de dire d'un pays qu’il est puissant ? 

Christian Harbulot : La définition de la puissance aujourd’hui n’est plus celle de Raymond Aron. Elle repose avant tout sur la capacité d’accroître la puissance et non sur les moyens de la préserver. Les critères que vous citez sont toujours valables mais j’insiste sur ce point essentiel, la matrice héritée de notre Histoire n’est plus adaptée au monde actuel. Pendant que nous nous battons pour la survie de notre flotte de tankers pétroliers (élément de souveraineté gravé dans le marbre), nous nous montrons incapables d’adopter une posture protectionniste suffisamment habile pour nous projeter ensuite dans le jeu concurrentiel du marché maritime mondial. Un petit pays comme le Danemark a cette capacité de réponse car il a su choisir ses priorités et concentrer le maximum de ses moyens pour atteindre ses objectifs.
Christophe Bouillaud : Vaste question. On peut classiquement distinguer les formes matérielles et immatérielles de la puissance, le hard power et le soft power comme diraient les collègues reprenant un terme américain témoignant justement de la puissance intellectuelle des Etats-Unis. En gros, un pays peut être riche d’habitants productifs, avoir des entreprises florissantes, des forces armées capables non seulement de défendre le territoire national mais de se projeter dans son environnement proche ou lointain, mais il peut aussi disposer d’institutions démocratiques solides et éprouvées, d’un droit admiré, d’une langue et d’une culture partagée au-delà de ses frontières. En réalité, ces critères tendent à se lier les uns aux autres : les Etats-Unis tendent à la fois à dominer l’économie mondiale, à avoir l’armée la plus menaçante, et dominer la science et la culture de masse. De tous ces points de vue, la France n’est pas si mal placée. Mais, par contre, la France a été jadis la puissance dominante de l’Europe, et nous ne serons sans doute plus jamais assez puissants à nos propres yeux pour nous juger favorablement à cette aune. Nous partageons avec le Royaume-Uni cette nostalgie de la grandeur passée.

Aujourd'hui en Europe, quels sont les symptômes de ce retrait français ? 

Christian Harbulot : La France se plie à la volonté anglo-saxonne. Et nous avons perdu au cours de ces quarante dernières années notre autonomie stratégique si chèrement acquise à l’époque du général de Gaulle. La réaction très vive et oh combien compréhensive de Stéphane Richard, PDG d’Orange, sur le colonialisme et l’impérialisme américain dans l’économie numérique résume bien la situation. Il est particulièrement significatif qu’un PDG français ose enfin dire tout haut ce que beaucoup de monde pense tout bas dans ce pays : la France ne doit pas être l’incubateur de la Sillicon Valley. Nous devons revoir de fond en comble notre culture marchande pour sortir de cette position là. Nous disposons d’atouts essentiels dans le domaine du Big Data mais l’incantation n’est pas le moyen de les traduire en source de richesse pour la France. Il est vital de le comprendre. Lorsque nous disposons par exemple d’une start up française, Spallian, numéro un mondial dans l’innovation cartographique, il faut savoir passer à l’acte pour en déduite les éléments d’une dynamique économique (sortir de cette posture de retrait comme vous dites), l’aider à démultiplier ses applications sur le marché français comme sur le marché mondial et entrer enfin dans une politique collective de création d’activités et d’emplois. Le monde politique français n’a pas su se doter de cette culture et de cette clairvoyance. C’est là son échec majeur.

Christophe Bouillaud :L’un des indices d’un certain retrait français n’est autre que le recul de l’usage du français. L’anglais est devenu la langue officielle de fait – mais pas de droit - de l’Union. Le journaliste de Libération, correspondant à Bruxelles, Jean Quatremer s’en fait l’écho régulièrement dans ses chroniques pour le déplorer. Plus grave, la France a largement bâti sa fortune sur une interaction entre des grands groupes privés et l’Etat. Or cette vision d’une politique industrielle au service de l’économie est totalement absente en Europe : aucun grand groupe européen n’a été construit par le pouvoir bruxellois lui-même. Il a appuyé des initiatives prises entre plusieurs Etats, comme Airbus, mais il n’a rien initié. L’Union européenne a été dominée par une vision strictement concurrentielle de la vie économique, sans se rendre compte qu’il fallait donner l’occasion aux firmes des pays européens d’acquérir une dimension mondiale. Le marché à viser, ce n’est pas l’Union, mais le monde. Cela semble changer ces derniers temps, mais, pour l’instant, la Commission ne se donne pas pour mission de créer pour chaque produit ou service une firme européenne destinée à dominer le marché mondial.

Qu'est-ce que la France a encore à proposer pour reprendre sa place au niveau européen, et plus largement, dans le concert des nations ? Que doit-elle faire valoir pour revenir au premier plan ?

Christian Harbulot : Pour revenir au premier plan, la France doit d’abord réinventer une politique de puissance économique, c’est à dire se donner les capacités d’unifier des forces publiques et privées susceptibles de travailler ensemble durablement afin d’enrichir la France en trouvant des voies complémentaires à notre science de la fiscalité et à notre talent pour emprunter l’argent le moins cher possible, qui sont les deux puits de savoir du Ministère de l’Economie et des Finances.

Christophe Bouillaud : Avant de proposer quelque chose aux autres Européens, il faudrait déjà que les dirigeants français alignent leur position sur celle des électeurs français : soit en se mettant à l’écoute des aspirations de leurs concitoyens, soit en faisant l’effort de les convaincre que la voie suivie jusqu’ici est la bonne. Une fois cette prémisse accomplie, je ne doute pas que la France sera beaucoup plus audible qu’aujourd’hui.

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