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"Si c’est ça l’Europe, vous pouvez vous la garder" : comment le continent a raté la digestion de la chute du mur de Berlin ?
©Pixabay

Europe, mon désamour

Les crises n'en finissent plus et au lieu de renforcer la solidarité entre les Etats, une course au nombrilisme fragilise encore plus l'Europe. Une partie des maux actuels peut être à chercher du côté d'une intégration ratée des anciens pays d'Europe de l'Est.

David Engels

David Engels

David Engels est historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Il est notamment l'auteur du livre : Le déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies, Paris, éditions du Toucan, 2013.

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Atlantico : Jeudi soir à l'issue de la première journée du sommet européen consacré notamment aux migrations le président du Conseil italien aurait déclaré : "Si c’est votre idée de l’Europe, vous pouvez la garder." En matière de gestion des flux migratoire, les pays membres de l'Union européenne ont montré le peu de cas qu'ils faisaient de l'impératif de solidarité. Un travers  qui s'exprime particulièrement dans les pays d'Europe de l'Est. Comment l'expliquer ?

David Engels : L’explication est des plus simples. L’Europe se trouve au milieu d’une grave crise de confiance, générée non seulement par la crise économique et financière, mais aussi par le désamour entre les citoyens et les partis et structures politiques traditionnels, acculés par la montée des diverses formes de ce qu’on appelle de manière condescendante le « populisme » (comme si être à l’écoute des soucis réels des électeurs était indigne d’un « véritable » homme politique…). Dès lors, difficile de s’enthousiasmer devant l’idée d’ouvrir grand les portes à des nouvelles dizaines de milliers de réfugiés pauvres, peu qualifiés et facilement convertis au fondamentalisme alors que les électeurs « autochtones » dépendent de plus en plus soit d’allocations sociales, soit de salaires minimaux, et qu’on leur impose déjà, en prime, une cure d’austérité dont ne bénéficient que les grandes banques et multinationales. Accueillir encore plus de gens à bord d’un bateau qui coule, et ce au nom d’une « solidarité » humaniste dont on ne fait guère preuve à l’égard des Européens de souche, ne contribuera guère à la stabilité au long terme du système politique actuel. Cette méfiance est d’autant plus virulente dans les pays de l’Europe de l’Est qu’ils sont eux-mêmes plutôt exportateurs de main d’œuvre à l’étranger, comme le demi-million de Polonais travaillant actuellement au Royaume-Uni, et que le sentiment national, fortifié par la place importante des églises chrétiennes et la peur de la « menace » russe, rechigne à embrasser de plein cœur les idéaux multiculturels en vigueur à l’Ouest de l’Europe. Et ce n’est certainement pas la vision quotidienne de l’importance grandissante de l’islam dans les sociétés allemandes ou françaises et la lente dislocation de la solidarité familiale, régionale, religieuse ou nationale chez les citoyens « de souche » de ces pays qui va les convaincre de changer de politique…

Quel bilan peut-on faire de leur intégration au projet européen ?

Cela dépend essentiellement du point de vue. D’une perspective orientale, l’on peut certainement dire que l’intégration de l’Europe de l’Est dans l’Union européenne a été un moteur important de stabilité politique et économique ; d’une perspective occidentale, les craintes associées à l’élargissement vers l’Est – dumping salarial, immobilisation des institutions européennes – se sont montrées largement exagérées. Je serai le dernier à nier les nombreux problèmes que doit affronter notre Europe, mais en majorité, ils ne sont pas dus à l’élargissement, mais à des choix politiques (ou prétendues « nécessités » économiques) dont les motivations sont ailleurs : clientélisme, technocratie, ultralibéralisme, mondialisation, etc. Ironie de l’histoire : ce sont justement les « anciens » pays européens comme l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Grèce dont la stabilité financière et économique semble fragiliser la cohésion de l’Union européennes, non les nouveaux membres de l’Est.

Économiquement, qu'ont-ils tiré de leur entrée dans l'Union européenne ?

L’intégration économique des pays de l’Est a été, on peut le dire, un plein succès. En effet, depuis la réunification du continent, les salaires ont été en constante augmentation un peu partout dans l’Est de l’Europe, le chômage est généralement comparable ou même moins élevé qu’en France, et les subventions européennes ont permis des améliorations considérables de l’infrastructure locale. Certes, surtout dans l’Europe du Nord-Est, les bienfaits de cette évolution sont répartis de manière assez inégale, mais pas plus que dans les pays européens méridionaux, comme le montre la comparaison des coefficients Gini. Il serait naïf de nier que la présence accrue, sur les marchés de l’Europe de l’Ouest, d’une main d’œuvre bien qualifiée et nettement plus avantageuse que les ouvriers locaux a eu des répercussions certaines sur le marché de l’emploi et donc sur l’évolution des salaires. Mais cela est le prix implicite de la solidarité sociale désormais étendue à nos concitoyens des pays de l’Est et devrait d’ailleurs tout doucement s’égaliser.

D’ailleurs, d’un point de vue stratégique, la délocalisation de nombreuses entreprises vers les pays de l’Est, d’où ils desservent finalement les mêmes marchés qu’avant, me semble en tout cas nettement moins préoccupante que celle vers l’Asie qui implique une disparition totale des ressources et du savoir-faire vers un tout autre continent. Tant que les bénéfices restent en Europe, on peut considérer les dommages occasionnés aux pays de l’Ouest comme des frais d’investissement au long terme profitant à l’ensemble de l’Europe ; seul l’argent investi en dehors de notre continent représente un risque au long-terme, car la disposition du capital et de l’infrastructure asiatiques dépendra toujours, finalement, du bon vouloir des forces politiques locales…

Mais il y a aussi une autre conséquence de l’élargissement : le centre de gravité de l’Europe ne se situe désormais plus en Europe de l’Ouest et, plus précisément, dans le triangle Paris-Londres-Bonn, mais bien en plein milieu de l’Allemagne qui, grâce à sa forte présence à l’Est (la Pologne entretient par exemple cinq fois plus d’échanges avec l’Allemagne qu’avec la France) est devenue le point de mire inévitable de l’économie et donc aussi de la politique en Europe, reléguant la France au rang de « partenaire junior ». Il reste à voir dans quelle mesure cette hégémonie allemande – avouée par tous les Européens sauf par les Allemands eux-mêmes qui se complaisent systématiquement dans le rôle de ceux que l’Europe « exploite » – aura un effet stabilisateur et bénéfique sur l’Union, ou représentera – une fois de plus, je serai tenté de dire – la pierre d’achoppement de l’histoire européenne.

Culturellement, juridiquement, politiquement, peut-on parler d'une intégration réussie ? Quelles difficultés demeurent et pour quelles raisons (proximité de certains pays avec les Etats-Unis notamment) ?

Culturellement, il n’y a aucun doute sur le fait que les pays de l’Est font partie intégrante de l’Europe dont ils ont partagé, depuis des siècles, tous les grands courants politiques, intellectuels, artistiques et religieux – contrairement à la Turquie ou au Maroc, par exemple. Notons aussi que le sentiment européen est nettement plus prononcé à l’Est qu’à l’Ouest. Alors que chez nous, « unification européenne » et « Union européenne » semblent inséparables, et que l’échec de la seconde semble impliquer l’infaisabilité de la première, en Europe de l’Ouest, l’on se permet de mettre en avant l’idée d’une culture européenne commune sans nécessairement souscrire aux idéaux universalistes et politiquement corrects des technocrates bruxellois, ce qui me semble, personnellement, une attitude très saine.

Juridiquement, on notera forcément encore des grands problèmes de corruption et d’insécurité, comme en Bulgarie et en Roumanie, mais la crise grecque nous montre que des problèmes structurels graves peuvent persister même dans un pays faisant partie de l’Union européenne depuis 1981.

En ce qui concerne le volet politique, finalement, on nous parle souvent de la Hongrie comme exemple du manque de « maturité » démocratique des pays de l’Est, mais cette attitude est à la fois naïve et ingrate, car d’un point de vue morphologique, Orbán représente justement les forces qui ont permis à l’Est de réaliser la dislocation du bloc communiste. Quand l’Ouest pense à la chute du mur, il pense généralement à des masses paisibles rêvant « tolérance », « liberté », « démocratie » et « solidarité » (erreur reproduite d’ailleurs, même si dans un tout autre cadre, lors du « printemps arabe » et de la révolte de la place Maydan). Or, la fin du communisme a justement été provoquée par des mouvements politiques dressant le nationalisme contre le multiculturalisme soviétique, le christianisme traditionaliste contre le matérialisme socialiste, et le capitalisme contre l’égalitarisme imposée par le régime communiste…

Ce qui est nettement plus préoccupant est le désenchantement (justifié) des pays de l’Est face aux capacités des institutions européennes à mener une politique extérieure forte, honnête et efficace. Confrontée à l’échec de l’Union européenne devant la dislocation de la Yougoslavie et du morcellement de l’Ukraine, il n’est donc que normal que l’Europe de l’Est, dont la peur du grand frère russe est inscrite dans ses gènes, se tourne plutôt vers les États-Unis, avec le risque de se voir transformée, en contrepartie de leur appui politique, en agent provocateur ou cinquième colonne de notre partenaire outre-Atlantique.

L'Europe a-t-elle pêché par naïveté ? Jusqu'où l'élargissement, insuffisamment pensé, s'inscrivant dans une forme de fuite en avant, a-t-il contribué à déstabiliser l'Europe?

La question de l’élargissement de l’Union européenne renvoie surtout à un problème d’identité. Si l’on examine la question sous l’angle du bien-être matériel actuel de l’institution européenne à « élargir », il s’agissait probablement déjà d’une erreur d’élargir les communautés européennes à l’Espagne, au Portugal, à l’Italie ou même à l’Allemagne de l’Est ; mais une telle logique mène obligatoirement à un tel repli sur soi que les prochaines guerres seraient préprogrammées. Ou alors, l’on examine la question sous l’angle de l’idée européenne (qui, je le répète, n’est pas identique à ce qu’en a fait l’Union européenne). De ce point de vue, il était d’une nécessité absolue de créer enfin et aussi rapidement que possible une structure étatique unifiant tous les États participant à la culture européenne, non pas à des fins économiques ou juridiques, mais afin de reconstituer enfin cette communauté de destin perdue depuis le Moyen Âge.

Le problème est que l’Union européenne oscille entre les deux points de vue. Jusqu’à présent, elle a su se servir des deux idéaux à la fois, jouant la carte du rationalisme économique ou celle de la nécessité historique quand il le fallait. Mais les nombreuses crises actuelles ont montré toute l’hypocrisie d’une telle approche : au lieu d’assurer le bien-être de tous, nos hommes politiques européens ont servi, en priorité, les intérêts des grandes banques et multinationales ; et au lieu de se montrer proches des valeurs spécifiques de notre grande culture millénaire, ils favorisent depuis des décennies la déchristianisation systématique, l’égoïsme matérialiste, la déconstruction sociale, la destruction de la famille et l’avilissement de notre propre histoire. L’Europe est désormais à la croisée de trois chemins, et je crois que le dénouement de la crise grecque sera un indicateur important de ce que les décennies futures nous apporteront : soit, on continue dans le bricolage institutionnel et dans la transformation du pouvoir politique en bras armé de l’ultralibéralisme, et nous irons tout droit vers les guerres civiles plus ou moins ouvertes. Soit, le peuple, dégoûté des malheurs des temps présents, votera pour le retour à l’État nation, ce qui provoquera, involontairement, le retour au morcellement de l’Europe et donc à sa vassalisation aux intérêts de la Chine, des États-Unis ou de l’Islam. Ou soit, nous réussirons – mais comment, et à quel prix ? – à transformer l’Union européenne d’une machine assurant la soumission institutionnelle, économique et culturelle du continent aux intérêts de l’ultralibéralisme « politiquement correct » en un véritable outil de solidarité, de justice et de fierté culturelle.

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