Sentiment d'insécurité en hausse : pourquoi les inquiétudes des Français sont rationnelles même si elles ne sont pas corrélées avec l'insécurité avérée<!-- --> | Atlantico.fr
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Le sentiment d'insécurité croît en France.
Le sentiment d'insécurité croît en France.
©Reuters

Faux paradoxe

Le sentiment d'insécurité a progressé de 4 % depuis 2008 en France alors que dans le même temps les violences ne semblent pas être réellement plus nombreuses. Un paradoxe qui se retrouve dans les urnes : les personnes qui choisissent le vote sécuritaire ne sont pas forcément les premières concernées par les problèmes d'insécurité.

Jérôme Fourquet et Christophe Soullez

Jérôme Fourquet et Christophe Soullez


Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’IFOP.

Christophe Soullez est criminologue et dirige le département de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). Il est l'auteur de Une histoire criminelle de la France chez Odile Jacob, 2012 et de La criminologie pour les nuls chez First éditions , 2012

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Atlantico : Le sentiment d'insécurité croît en France. Selon l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales et l'Insee, 22,1 % des Français en 2013 estiment qu'il leur arrive de se sentir personnellement en situation d'insécurité. Où ce sentiment d'insécurité est-il le plus élevé ?

Christophe Soullez : Le sentiment d’insécurité est le plus élevé dans les zones urbaines sensibles et dans les communes incluant une zone urbaine sensible donc, sur des territoires où le niveau de délinquance reste assez élevé et où on constate également le développement d’incivilités et un environnement parfois dégradé. Ainsi, Plus de 19 % des personnes de 14 ans et plus habitant dans un quartier classé "zones urbaines sensibles" (ZUS) ont déclaré avoir ressenti de l’insécurité à leur domicile alors que pour les personnes habitant dans les autres types de quartiers, cette part ne dépasse pas 15,5 %.

L’écart observé est dû à la fois à l’effet propre d’habiter en ZUS mais aussi à celui d’autres facteurs, comme le niveau de revenu. En revanche, ce que nous observons, c’est que dans ces quartiers il n’augmente pas. Il est stable. C’est dans les quartiers où il était relativement faible qu’il augmente et notamment dans les zones rurales ou péri-urbaines.

Est-ce que cette croissance du sentiment d'insécurité se retrouve dans le vote "sécuritaire" ?

Jérôme Fourquet : Il y a un lien au niveau national et on l'a vu lors de l'élection présidentielle de 2002 où la campagne a été très axée sur la sécurité. Il y a eu notamment cette histoire de "Papy Voise", agressé juste avant le premier tour. Cette histoire a marqué les esprits. On a eu une poussée du vote frontiste et l'accession au second tour de Jean-Marie Le Pen. Cela est encore vrai aujourd'hui : quand on adopte une approche sondagière, les personnes qui ciblent dans leurs préoccupations premières la sécurité sont majoritairement des électeurs du Front national et de droite.

D'un point de vue de géographie électorale, si on prend une échelle macro et qu'on se concentre sur le département, on s'aperçoit que la façade Est du pays, qui est l'une des plus touchée par les questions d'insécurité, a un vote à droite et Front national le plus élevé. Et c'est exactement l'inverse à l'Ouest : il y a moins ce phénomène d'insécurité et le vote à droite et Front national est plus faible. Au niveau départemental, ce lien de corrélation est fort.

Le sentiment d'insécurité est donc plus élevé dans les "zones urbaines sensibles". Quel est le vote dans ces zones ?

Jérôme Fourquet : Au niveau des communes, le lien de corrélation entre insécurité, sentiment d'insécurité et vote FN et à droite n'est plus aussi fort car il y a d'autres éléments qui entrent en jeu. Par exemple, dans un département hautement criminogène comme la Seine-Saint-Denis, qui concentre beaucoup de ZUS, le vote FN n'est pas élevé. Les paramètres sociologiques, comme le niveau de richesse, le taux de pauvreté par exemple, ethniques et culturelles, entrent en ligne de compte. S'il y a une forte minorité, cela aura une forte influence sur le vote.

Ainsi, sur la petite couronne parisienne, le lien entre insécurité, sentiment d'insécurité et vote à droite ou Front National n'est pas établi. Lors de la dernière campagne présidentielle, en 2012, l'Ouest parisien et une partie des Hauts-de-Seine a majoritairement voté pour Nicolas Sarkozy alors que le niveau d'insécurité est moins élevé qu'en Seine-Saint-Denis, qui a majoritairement voté pour François Hollande.

Est-ce que le vote sécuritaire est amplifié par le déplacement des populations ? Certaines personnes qui auraient fui des zones insécuritaires auraient emporté avec elles le sentiment d'insécurité ?

Jérôme Fourquet : Ce qu'on voit en périphérie de la région parisienne – mais ce phénomène peut également se retrouver dans d'autres agglomérations françaises - c'est ce qu'on appelle "les gens qui votent avec leurs pieds". Des gens qui ont fui la Seine-Saint-Denis, notamment pour des problèmes d'insécurité et sont  allés s'installer dans le Val d'Oise ou le sud de l'Oise par exemple, et ont emmené avec eux leur bulletin de vote. C'est un des éléments qui peut expliquer que dans la 3ème ou 4ème couronne parisienne on peut avoir un vote FN élevé.

Il y a également une inquiétude de ces personnes nouvellement arrivées et de celles qui étaient déjà  installées, une peur de se faire rattraper par la banlieue, et ces personnes-là vont donc également voter pour le Front National. Quand on habite le Val d'Oise ou le sud de l'Oise, on peut penser que l'urbanisation, la construction de lotissements, de logements sociaux, nous rapproche de cette banlieue qu'on a fui.

Enfin, il est à noter que dans ces territoires, la délinquance a également progressé. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le ministre de l'Intérieur Manuel Valls a installé une zone de sécurité prioritaire à Méru, dans l'Oise.

Le sentiment d'insécurité est croissant en France alors même que les violences paraissent ne pas augmenter. Comment expliquer ce paradoxe ? 

Christophe Soullez : L’enquête "Cadre de vie et sécurité" montre que les personnes se déclarant victimes de violences hors ménages sont 710.000 en 2012 alors qu’elles étaient 830.000 en 2008. Les menaces diminuent également. Mais le sentiment d’insécurité est subjectif. Les individus ne se sentent pas toujours concernés par les vols à main armée, les règlements de compte entre malfaiteurs ou les homicides car ce sont des infractions qui sont rares. En revanche les petits vols, les comportements incivils, les nuisances ou perturbations diverses, les transgressions des règles du savoir-vivre sont des facteurs qui vont contribuer à la formation et au développement du sentiment d’insécurité.

Les ressorts et les éléments qui contribuent à la formation du sentiment d’insécurité sont multiples. Chaque personne n’a pas la même appréhension du danger selon son éducation, sa psychologie ou encore son état de fragilité. La solitude et l’anonymat de notre société nous rendent plus vulnérables et plus exposés aux menaces et aux violences extérieures. Une personne sans emploi, dans une situation précaire, et qui est déjà en insécurité sociale, aura tendance à reporter ses inquiétudes sur le crime. L’urbanisme ou la configuration de certains territoires ou de certains lieux sont des facteurs accentuant le sentiment d’insécurité.  Par exemple, dans les transports en commun, de longs couloirs, parfois mal éclairés, sans passage, qui dégagent une impression de confinements, au sein desquels le moindre bruit résonne, ou certaines odeurs sont présentes, etc. ne peuvent que contribuer au sentiment d’insécurité.

Mais le fait d’avoir été victime d’une infraction ou d’avoir entendu parler de quelqu’un qui en a été victime favorise également le sentiment d’insécurité. L’ONDRP a publié une étude sur le profil des personnes se déclarant en insécurité au domicile. Si l’un des facteurs les plus discriminants sur la probabilité de dire qu’on ressent de l’insécurité à son domicile est le sexe (sur six enquêtes, 20,1 % des femmes de 14 ans et plus ont dit qu’il leur est arrivé de se sentir en insécurité au domicile, soit une part plus de deux fois supérieures à celle des hommes : 9,7 %), on a également noté que les personnes de 14 ans et plus qui ont dit avoir subi des atteintes personnelles se déclarent en insécurité à leur domicile dans des proportions bien plus élevées que les autres, surtout si l’acte le plus récent a eu lieu dans leur quartier.

De même, et ce dans un contexte de hausse des cambriolages depuis 5 ans, si, le ménage des personnes interrogées a dit avoir été victime d’une atteinte visant son logement (cambriolages, tentatives de cambriolage, vols sans effraction ou actes de vandalisme), ou si le ménage a déclaré avoir eu connaissance de cambriolages au voisinage du logement, la fréquence du sentiment d’insécurité au domicile s’élève très fortement. Ainsi, la proportion est de 38 % si le ménage de la personne a dit avoir été lui-même victime de cambriolages ou de tentatives (sur deux ans) et s’il a, de plus, entendu parler de cambriolages près de chez lui. Pour les personnes dont le ménage ne s’est pas déclaré victime et a dit n’avoir pas eu connaissance de cambriolages dans le voisinage, cette part est inférieure à 11,5 %.

La composition du ménage et son niveau de revenu sont aussi des facteurs qui ont un impact sur la fréquence du sentiment d’insécurité au domicile. Près de 18 % des personnes vivant seules ont dit qu’il leur arrivait de se sentir en insécurité à leur domicile alors qu’elle ne dépasse pas 14 % chez les personnes des ménages formés d’un couple avec enfant. Les 10 % de ménages dont le niveau de revenu est le plus faible déclarent, pour 17,4 % d’entre eux, qu’il leur arrive de ressentir de l’insécurité au domicile. Cette proportion décroît avec le niveau de revenu : elle est inférieure à 13,3 % pour les personnes les plus aisées.

Les troubles visibles à l’ordre public (incendies de véhicules, carcasses carbonisées), le trafic et la consommation de stupéfiants, mais également ce que l’on appelle aujourd’hui les incivilités (non-respect des règles de politesse ou de certaines réglementations, fraude, la mendicité, etc.) sont aussi des ferments du sentiment d’insécurité et ce dans une société aussi qui est plus stressée, plus angoissée et qui accepte donc moins qu’avant certaines entorses au pacte social.

Le sentiment d'insécurité est-il donc irrationnel ? Les personnes qui ne sont pas concernées par l'insécurité développent-elles une inquiétude excessive ?

Christophe Soullez : Le sentiment d’insécurité correspond à l’état psychologique d’une personne qui va exprimer une appréhension du crime et de sa survenance ou qui peut transférer sur le crime des angoisses d’un autre ordre (sociales, économiques, familiales, etc.). C’est aussi le reflet d’une interaction entre un individu et son environnement. Enfin, c’est aussi sûrement un sentiment qui se construit sur la perception que l’ordre social, que notre vie en société, est menacée.

La principale caractéristique du sentiment d’insécurité est sa subjectivité. Un sentiment est par nature subjectif. Il est dès lors difficile d’en déterminer les causes de façon certaine et exhaustive car ce sentiment varie d’un individu à un autre en fonction, souvent, de facteurs très différents. Il a donc, comme le montrent les études évoquées, une déconnexion entre le sentiment d’insécurité et la réalité criminelle.

Toutefois cette déconnexion ne signifie pas que la violence et la criminalité ne peuvent expliquer le sentiment d’insécurité. Au contraire, même si durant une période, les statistiques policières (qui ne reflètent pas la délinquance mais l’activité d’enregistrement des plaintes) diminuent, il n’en reste pas moins que la violence a augmenté dans notre société, notamment depuis le début des années 1970, et que cette violence, qui s’exerce dans la sphère public et privée, à l’occasion de vols ou d’agressions non crapuleuses, contribuent à alimenter les craintes ressenties par une partie de la population. Cette crainte est d’autant plus importante aujourd’hui que la population attend beaucoup d’un État qui lui a aussi beaucoup promis. Or, dès lors que la population a l’impression que l’Etat n’est pas en mesure d’assurer la sécurité, de faire respecter l’ordre social, le sentiment d’insécurité ne peut que progresser.

S’il existe un lien qu’il ne faut donc surtout pas nier entre le crime et le sentiment d’insécurité, en revanche le crime est aussi un élément parmi d’autres. C’est ainsi que de nombreux individus peuvent dire se sentir en insécurité sans jamais avoir été victime d’une agression ni même en avoir été directement témoin. Mais ce qu’on va intérioriser, c’est le risque et le danger. On va avoir peur d’être victime. Cette perception du risque, et donc cette lecture de la société dépendent de la personnalité des individus, de leur fragilité, de leur univers culturel ou appartenance à telle ou telle catégorie sociale. Elles sont aussi intimement liées à leur mode de vie et au territoire au sein duquel ils évoluent.

Propos recueillis par Sylvain Chazot

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