Sapiens et le climat : le bolling, un réchauffement aux effets planétaires avant l’ère glaciaire du dryas<!-- --> | Atlantico.fr
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Olivier Postel-Vinay publie « Sapiens et le climat » aux éditions Presses de la Cité.
Olivier Postel-Vinay publie « Sapiens et le climat » aux éditions Presses de la Cité.
©JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Bonnes feuilles

Olivier Postel-Vinay publie « Sapiens et le climat » aux éditions Presses de la Cité. Cet essai bouleverse notre vision du climat comme élément constitutif de l'évolution de l'homme. Les catastrophes ont conduit de tous temps l'humanité à se réinventer. Extrait 1/2.

Olivier Postel-Vinay

Olivier Postel-Vinay

Olivier Postel-Vinay a été longtemps rédacteur en chef du magazine scientifique La Recherche ; il est le fondateur et directeur du magazine Books, et par ailleurs membre du comité scientifique du magazine L'Histoire. Il a publié La Comédie du climat - comment se fâcher en famille sur le réchauffement climatique (JC Lattès, 2015).

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Après une nouvelle période froide se produit un soudain réchauffement aux effets planétaires, le Bølling, vers 12 300 av. S. Au Proche-Orient s’installe pendant 1 500 ans un petit paradis –  du moins si on se réfère aux époques précédentes. Dans un environnement plus chaud et surtout plus humide, les chênes gagnent l’ensemble de la région, mêlés de pistachiers, d’amandiers et de poiriers. Dans les zones découvertes abondent navets, crocus et muscaris mêlés au blé, à l’orge et au seigle sauvages. La population croît rapidement et, au lieu de continuer à se déplacer de saison en saison, commence à se sédentariser. De premiers petits villages ou hameaux apparaissent, à la lisière entre la forêt dense à l’ouest et la steppe arborée à l’est. Avec les premières maisons : un espace rond creusé dans le sol, conforté par de bas murs de pierres sèches et surmonté d’un toit de broussailles et de peaux tenant sur des pieux. Les habitants, grands et en bonne santé, ramassent des plantes dans des paniers d’osier. Ils pilent céréales et fruits secs sur des mortiers de tailles diverses, en bois et en pierre, certains creusés dans la roche. Premiers indices de stockage de la nourriture. Glands et amandes sont transformés en farine et en pâte. Des galettes sont cuites sur des pierres chaudes. Deux innovations décisives : le pain, attesté sur au moins un site, et la faucille en pierre polie, dont le manche en os est parfois décoré de dessins géométriques, voire sculpté en tête de gazelle. Des archéologues pensent avoir mis en évidence la production de bière. Une vraie civilisation ? Une belle culture, en tout cas, dite natoufienne, du nom d’un cours d’eau près d’un site israélien. Les morts sont enterrés dans des tombes parfois individuelles, dans le sol de la pièce principale de la maison. Les cadavres sont ornés de colliers et bracelets faits à partir d’os de gazelle et de coquilles de dentales, mollusques oblongs de la taille d’un couteau, peut-être ramassés sur les bords de la mer Rouge par des habitants de l’actuel désert du Néguev, alors une steppe. Une femme âgée est enterrée la main posée sur un chiot en position endormie. Le chien, premier animal domestiqué.

En Europe le réchauffement du Bølling pourrait avoir été ressenti de manière encore plus vive, car on passe presque sans transition d’un climat très froid à un climat tiède. En quelques décennies, la température moyenne au cœur de l’hiver, qui était de l’ordre de –15 °C à –25 °C, grimpe de 20 °C. Quant à la température moyenne au cœur de l’été, elle augmente d’une dizaine de degrés en Europe du Nord. En Angleterre, elle passe de 10 °C à 20 °C. La mer avait commencé à remonter vers 18 000 av. S., car le pic du dernier âge glaciaire avait été atteint et, en dépit d’un nouvel épisode froid vers 16 000-15 000, la lente tendance au réchauffement qui a abouti à notre interglaciaire s’était engagée. Mais au Bølling le niveau de la mer monte de 14 à 18  mètres en 340 ans, soit une hausse de l’ordre de 40 à 50 mm par an : plus de dix fois le rythme actuel. Pas assez vite, cependant, pour empêcher Sapiens de revenir s’installer en Angleterre, après une absence de près de 10 000 ans. Il s’y rend pedibus cum jambis, car on peut toujours aller à pied sec de Calais à Douvres et tout le sud de la mer du Nord est une terre émergée.

Les rennes, qui dominaient la faune européenne depuis deux cents siècles, disparaissent du paysage et se réfugient dans le Grand Nord, où vous pouvez toujours leur rendre visite. Les mammouths, rhinocéros laineux et autres mégalocéros (cerfs géants) disparaissent. Les lemmings, qui pullulaient, laissent la place aux souris. L’Europe va peu à peu se couvrir de forêts, d’abord de bouleaux, de pins,  de noisetiers et d’aulnes, puis de chênes, de tilleuls, de hêtres. Au sud-ouest, les Landes, jusqu’alors couvertes d’une toundra arbustive, se revêtent de pins, comme aujourd’hui. Au sud-est, les pins parasols déploient leur ombrage.

Ponctuées de prairies, les forêts sont habitées par des chevaux, des cerfs, des chevreuils, des aurochs, des sangliers. Habitué jusqu’ici à trucider les rennes lors de leurs migrations annuelles, Sapiens chasse à l’arc un gibier désormais sédentaire. Profitant d’une nature plus généreuse, il diversifie son régime alimentaire. Plus omnivore que jamais, il déterre des tubercules, cueille noix, châtaignes et pignons. Il utilise des pierres plates pour écraser les fruits de ses cueillettes ; on trouve des indices de stockage de la nourriture, facteur de sédentarisation.

Un cataclysme glacial

Et puis voilà : que ce soit en Europe ou au Proche-Orient, les deux millénaires de climat agréable inaugurés par le Bølling sont brutalement interrompus. Un véritable retour à l’ère glaciaire, marqué par un froid rigoureux en Europe, moins rigoureux mais très sensible au Proche-Orient, où le régime des pluies change entièrement. C’est la période baptisée dryas, plus exactement dryas récent, du nom d’une petite fleur des pays froids, aujourd’hui la fleur nationale de l’Islande, dont les formes fossilisées ont servi de marqueur climatique. Le dryas se déclenche vers 10 360 av.  S.  et va durer plus d’un millénaire –  la distance qui nous sépare de Charlemagne.

En dépit de deux brèves parenthèses pendant lesquelles les températures en Europe avaient à nouveau plongé, suffisamment pour modifier la flore, le Bølling avait inauguré deux millénaires de climat tempéré, assez semblable au climat actuel. Le dryas réduit à néant les bienfaits de cet optimum. Le froid rigoureux et sec qui s’installe rappelle les pires moments de l’ère glaciaire. Les forêts disparaissent, à nouveau remplacées par la toundra. Des glaciers se reforment en Écosse. Aux Pays-Bas, la neige peut tomber de septembre à mai et la température en hiver descend régulièrement au-dessous de –20 °C. En Europe centrale, les chevaux meurent, les rennes reviennent. Les Landes se couvrent de neige une partie de l’année. Menacé d’extinction, Sapiens abandonne à nouveau l’Angleterre, mais aussi les Pays-Bas, la Belgique et le nord de la France.

Au Proche-Orient, la civilisation natoufienne, qui s’était épanouie pendant un millénaire et demi, se délite. L’impact du dryas est sans doute d’autant plus sensible que la population vivant dans cette région – allant en gros du sud d’Israël au nord-ouest de la Syrie – avait sensiblement augmenté pendant cette longue période de conditions optimales, entraînant une surexploitation de l’environnement. De fait, au fil du temps les natoufiens chassent un gibier de plus en plus petit ; les grands animaux se font rares. Le paysage ayant au fil des siècles de nouveau pris les allures d’une steppe, il n’est plus question d’exploiter les céréales sauvages – sauf peut-être dans la vallée du Jourdain. Dans certaines zones, les gazelles ne trouvent plus à se nourrir et meurent. Les villages sont abandonnés et une partie de leurs habitants, surtout dans le Sud, reviennent aux pratiques nomades des chasseurs-cueilleurs. Ils souffrent de carences alimentaires, leur taille diminue et la population décroît. Mais Sapiens fait aussi preuve de ses facultés d’adaptation. Dans le désert du Néguev, des natoufiens redevenus nomades inventent une nouvelle pointe de flèche. D’autres, au nord et à l’est, s’installent dans les vallées des affluents de l’Euphrate et du Tigre, sur les pourtours de la future Mésopotamie. C’est aussi le moment où l’île de Chypre reçoit ses premiers habitants – à l’aide d’embarcations dont on ignore tout.

Le premier temple

Ce formidable coup de ciseaux s’achève vers 9 300 avant Socrate, après douze années d’une sécheresse particulièrement intense. C’est alors, précisément, que s’ouvre notre ère, l’holocène. Le réchauffement est aussi rapide (peut-être plus) et prononcé qu’à l’avènement du Bølling. Il est possible que la hausse ait été ressentie d’une génération à la suivante. De l’ordre de 20 °C dans l’hiver européen, elle est proche de 7 °C au Proche-Orient, moins froid. Les rivières et les lacs se gonflent, la végétation reverdit, les forêts repoussent, les animaux pullulent. Cependant, ce à quoi l’on assiste n’est pas seulement la répétition de ce qui s’est passé dans les 1 500 ans qui suivent le Bølling. Le réchauffement est appelé à durer, et même à s’accentuer. S’inaugure une période très particulière, dont nous vivons encore les effets. Une période incroyablement stable au regard des soubresauts de l’âge glaciaire. C’est à ce moment que s’établit durablement le climat méditerranéen, avec ses chênes verts, ses oliviers et ses figuiers, ses étés bleus et ses hivers pluvieux. Et au Proche-Orient le petit paradis qu’ont connu les natoufiens reprend ses droits. Nul ne l’ignore, c’est là que va se sculpter peu à peu le berceau de la civilisation occidentale.

« L’oasis de Jéricho est telle qu’on imagine le Jardin d’Éden », écrit dans les années  1950 Kathleen Kenyon, l’archéologue britannique qui y a fait les principales découvertes. En Galilée, près d’une source, le lieu avait déjà été fréquenté par des natoufiens. Après la fin du dryas, un premier village s’installe. Animaux, plantes et fruits à foison… Quelques centaines d’années après la fondation du premier village, quand Jéricho est déjà une bourgade, elle se garnit sur un flanc d’un épais mur d’enceinte, atteignant jusqu’à cinq mètres de haut, bordé d’un fossé, et d’une tour ronde monumentale, aujourd’hui encore haute de neuf mètres, munie d’un escalier intérieur. « Dans sa conception et sa construction cette tour ne déparerait pas l’un des plus grandioses des châteaux médiévaux », écrit Kenyon.

Dans toute la région dite du Croissant fertile, qui s’étend du Néguev aux monts Zagros (à l’est du Tigre, dans l’Iran actuel), l’exploitation des céréales sauvages s’intensifie. Pilons et mortiers de belle taille sont retrouvés à proximité de villages constitués de maisons rondes en murs de briques et aux toits de roseaux liés à l’argile. Et la vie collective s’enrichit, ce dont témoignent les premiers édifices construits non pour l’habitation mais pour un usage communautaire. Certains ont les dimensions d’une simple demeure. La tour de Jéricho en est un exemple plus majestueux et, au nord-ouest du Croissant fertile, dans le sud de l’actuelle Turquie, c’est un véritable temple qui est édifié, le premier jamais construit par Sapiens.

Confrontés aux rigueurs du dryas, des humains avisés s’étaient réfugiés dans les vallées fluviales des contreforts du Taurus. À Göbekli Tepe, sur un haut plateau dominant les sources d’un affluent de l’Euphrate, on a identifié et en partie exhumé une vingtaine d’enclos de 10 à 30  mètres de large dans lesquels sont érigés des piliers en forme de T, pouvant faire six mètres de haut et qui pèsent jusqu’à dix tonnes. On en compte plus de 200. Ils ont été construits entre 9 200 et 8 400 av.  S.  Avec la tour de Jéricho, ce sont les premiers monuments de notre histoire. Ces piliers portent des sculptures représentant des animaux divers, aurochs, sangliers, panthères, gazelles, ânes, lions, renards, serpents, araignées, scorpions, grues, vautours – tous mâles. Certains de ces animaux semblent plus ou moins imaginaires et rappellent les chapiteaux des églises du Moyen Âge. On voit aussi des bras et des mains ainsi qu’une silhouette d’homme, le pénis érigé. Et de mystérieux pictogrammes, indéchiffrables mais qui évoquent ceux des débuts de l’écriture cunéiforme, apparue six millénaires plus tard dans le sud de la Mésopotamie. Une grande quantité de pierres à moudre le grain, de la taille d’un galet, ont été retrouvées sur le site –  signe d’une activité agricole intense, bien qu’il s’agît exclusivement de céréales sauvages. Une multitude d’os brisés afin d’en retirer la moelle indique que des festins cultuels se tenaient sur place – des festins bien arrosés car ces gens avaient aussi réinventé la bière, brassée à partir de céréales sauvages. Contrairement à Jéricho, Göbekli Tepe n’a laissé aucune trace dans nos mémoires. Mais ce complexe de temples montre que Sapiens n’a pas attendu la constitution de sociétés pleinement sédentarisées, agraires et urbaines pour se doter d’une religion organisée, témoin probable d’un pouvoir politique. 

Extrait du livre d’Olivier Postel-Vinay, « Sapiens et le climat Une histoire bien chahutée », publié aux éditions Presses de la Cité

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