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S'il y a environ deux cents femmes à la Propreté de Paris, les balayeuses restent une curiosité que l'on n'hésite pas à photographier
©Reuters

Bonnes feuilles

Anna Livart a balayé les rues de Paris pendant deux longues années. Son témoignage en dit long sur notre façon de vivre, ignorant ces "hommes en jaune et vert" qui peuplent notre quotidien et les rues de la capitale. Tracés avec finesse et bienveillance, ses portraits font découvrir un monde presque invisible et pourtant si proche de nous. Extrait de "Il est 5 heures Paris s'éveille - Mémoires de balayeuse", d'Anna Livart aux éditions de l'Opportun 1/2

Anna Livart

Anna Livart

D'origine néerlandaise, Anna Livart aime Paris. À la recherche d’un emploi, elle passe le concours de balayeur. Cette profession peu commune lui offre une occasion unique de mieux connaître sa ville et ses habitants. Aujourd'hui, elle vit et travaille dans le sud de la France. 

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Le chef m’a affectée avec Rosa. Rosa vient de reprendre après un arrêt maladie de deux semaines. Elle a une sorte de mal de dos et doit avaler des pilules pour pouvoir dormir la nuit. «  T’étais en vacances  ?  » demande chaque collègue que l’on croise. Et nous en croisons beaucoup, car outre une vingtaine de balayeurs, notre atelier héberge les conducteurs d’engins de balayage et de lavage.

Cela fait trois ans que Rosa travaille à la Ville. Son mari était déjà éboueur, du matin. Quand ils ont eu un bébé, il est passé au soir, en sorte qu’ils n’avaient pas à payer la garderie ou une nounou, ainsi ils ne laissaient pas leur bébé à un étranger. Ils ne se voient guère, Rosa et son mari, sauf si elle est malade, mais ils s’appellent souvent, Rosa a en permanence un écouteur dans l’oreille. Son fils a un an et pèse onze kilos, à l’intérieur de son casier elle a collé beaucoup de photos de lui. Elle ne parle pas avec les gens dans la rue, cela lui fait peur. C’est seulement depuis 2002 que la Propreté municipale embauche des femmes, mais la plupart des ateliers ne sont pas encore aménagés pour les accueillir.

Un homme est posé devant le café du coin, l’air surpris, il me demande à plusieurs reprises si je suis « un mec ou une fille ». « Et vous ? » ai-je renvoyé. Il sort son téléphone portable de sa poche et me prend en photo sans me le demander. Si on travaille dans la rue, on appartient un peu à tout le monde. Je maîtrise l’envie de lever un médius ganté et tourne le dos à l’homme et son appareil. Il dit qu’il va l’envoyer à Arte, « les journalistes doivent venir pour voir ça ». Je lui dis qu’il y a environ deux cents femmes à la Propreté : «  Mais sont-elles toutes aussi jolies que vous ? — Les autres sont encore plus belles. » L’homme est heureux comme un poisson dans l’eau : chez lui, à la campagne, il n’y a pas de femmes à la Propreté.

Quand j’astique le caniveau devant l’atelier avec Rosa, une remorque verte s’arrête à côté de nous, le conducteur baisse la vitre, lui aussi veut savoir si Rosa avait pris des vacances. Il me demande dans quel groupe de roulement je suis, combien de jours de travail il me reste avant mon week-end et quand j’aurai des vacances. Ce sont des questions que l’on peut vous poser plusieurs fois par jour et que vous pouvez, à votre tour, poser à chaque collègue que vous rencontrez. Aux autres balayeurs on peut également demander sur quels cantons ils sont affectés et quelles rues il leur reste à faire. Ou quels cantons ils ont fait hier, et si c’était sale. À mesure qu’on les connaît mieux, on peut les questionner sur leurs enfants, leurs passions ou leur carrière à la Propreté, mais je n’en suis pas là encore et eux non plus ils ne me connaissent pas encore assez. À part les questions habituelles, il y a des plaisanteries courantes, dont « Il faut que ça brille ! », qui revient souvent. On peut le hurler autant de fois qu’on le souhaite. Et ils me le hurlent à moi aussi, de l’autre côté de la rue ou en passant, de la fenêtre ouverte d’une camionnette verte.

Je suis dans un groupe de roulement avec Mennad – un jeune homme qui vous regarde parfois comme s’il voulait vous épouser, mais qui peut aussi bien avoir un regard froid et absent – et avec un certain Paulo, appelé familièrement « le Portugais », mais lui, c’est un fantôme. Depuis qu’il s’est fait une entorse au doigt, il y a quelques mois, il n’a plus réapparu à l’atelier. Son vrai métier est maçon, donc il a peut- être trop de travail en ce moment, en plus, il ne paie pas cher de loyer, car il est également gardien d’immeuble. Il sort les poubelles quotidiennement et résout les problèmes techniques de ses voisins. Non, on n’est pas près de revoir le fantôme portugais, encore moins maintenant, aux beaux jours.

Collègue André a mal au dos, il ne peut plus balayer et parcourt notre secteur pour enlever les affiches sauvages. Les collègues l’appellent « le feignant » et ont des rires moqueurs, mais André ne se plaint pas de son sort.

À la pause de dix heures, Pantoufle garnit sa baguette avec une oreille de porc cuite. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’une oreille de cochon pouvait être comestible et encore moins qu’on pouvait remplir sa baguette avec. Cependant, Pantoufle sort avec appétit une deuxième oreille du cellophane. Durant toute la pause, longue d’une vingtaine de minutes, les collègues parlent de nourriture, d’abats en particulier. Sur la façon de les cuisiner et où les acheter. Pour la plupart, je n’arrive pas à les traduire en néerlandais, mais il y a toujours un collègue qui m’indique sur son propre corps de quoi l’on parle. Et puis, il y en a toujours un pour me dire que c’est vraiment délicieux, qu’il faut y ajouter des oignons rissolés ou vingt centilitres de crème liquide. «  Bon appétit  », murmuré-je à plusieurs reprises, la consommation des abats n’est pas tellement d’usage aux Pays-Bas. Je regarde de près l’oreille de cochon de Pantoufle, il me demande – Pantoufle, pas le cochon – si je veux goûter un morceau. Je n’ai pas une occasion pareille tous les jours. Deux de ces grandes oreilles roses coûtent à peine trois euros, dit-il. Après la pause, je suis en décalage horaire, j’ai l’impression qu’il est midi passé, pourtant, il est dix heures et demie seulement.

Extrait de "Il est 5 heures Paris s'éveille - Mémoires de balayeuse", d'Anna Livart aux éditions de l'Opportun, mai 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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