Rideau de fer digital : cette guerre cruciale de l’information que Poutine est en train de gagner malgré les performances de Zelensky <!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants regardent une allocution du président ukrainien Volodymyr Zelensky sur grand écran lors d'un rassemblement de soutien à l'Ukraine à Tbilissi, le 4 mars 2022.
Des manifestants regardent une allocution du président ukrainien Volodymyr Zelensky sur grand écran lors d'un rassemblement de soutien à l'Ukraine à Tbilissi, le 4 mars 2022.
©Vano SHLAMOV / AFP

Conquête de l'opinion

Bien que désavantagé sur le plan militaire face à la Russie, l’Ukraine multiplie les actions sur le front de la communication pour unir sa population et toucher l’opinion internationale. Le monde entier assiste médusé à une guerre d’occupation qui se déroule sur le plan militaire, stratégique et communicationnel. La population russe joue également un rôle crucial.

Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

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Atlantico : Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui a multiplié les vidéos sur les réseaux sociaux depuis le début de la guerre, semble avoir gagné la guerre de l’information dans le monde occidental. Quelle est la stratégie de Vladimir Poutine pour rester dans la course ? Est-il en train de gagner cette guerre en Russie ?

Viatcheslav Avioutskii : La stratégie de Vladimir Poutine s’articule autour de plusieurs points. Il isole notamment l’espace médiatique russe de l’espace médiatique extérieur. Il détruit également les médias libres qui subsistaient encore et qui constituaient un pont, un relais de connexion entre le monde occidental et entre 3 et 5 millions de Russes qui étaient susceptibles de capter et comprendre le message occidental. L’autre objectif de Vladimir Poutine est de générer une véritable guerre de désinformation face aux efforts de Volodymyr Zelensky de l’autre côté de la ligne de front. 

Le dernier exemple le plus frappant de la désinformation russe est le cas du bombardement de la maternité de Marioupol via son traitement médiatique. Les médias russes ne reconnaissent pas ce qu’il s’est passé. Selon les médias russes, le comité sur les droits de l’homme auprès du président russe a exprimé son souhait de se rendre à Marioupol pour enquêter sur les crimes de guerre qui auraient été commis par les unités de l’armée ukrainienne qui défendent la ville car ils empêcheraient les populations civiles de sortir de la ville. Il s’agit d’une toute autre version que le débat dans le monde occidental sur les crimes de guerre commis par les bombardements russes à Marioupol sur cette maternité. Une autre version est donc présentée à l’usage médiatique interne en Russie. 

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Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, a notamment déclaré que la Russie n’avait pas attaqué l'Ukraine et que Kiev était en quelque sorte victime de l'agression de l’OTAN. Vu l’état actuel des choses en Russie, avec la coupure des réseaux sociaux et la désinformation continue dans les médias, l’opinion russe peut-elle encore changer ? Peut-on y voir un modèle de contrôle de l’information à la chinoise ?

En regardant les récentes informations en Russie ce vendredi, le bureau du procureur général de la Russie a demandé de reconnaître Meta (Facebook) comme une organisation extrémiste en Russie. Cela signifie que Facebook ne pourra plus fonctionner. 

Il est possible de considérer que la Russie copie la stratégie chinoise. Lorsque l’on regarde Internet à l’échelle de la planète, dominé par le monde anglo-saxon, nous avons deux espaces nationaux qui échappent à ce contrôle, la Chine et la Russie. 

La Chine a limité l’accès à Google par exemple en restreignant les libertés de recherches sur les Ouïghours ou les critiques envers le régime chinois, ce qui a conduit à son départ en 2010. Il y a une soixantaine de thèmes ou d’éléments auxquels il n’est pas possible d’accéder dans l’espace médiatique. Cela concerne notamment les relations adultères, considérées comme une atteinte de la morale et du respect des mœurs de la population chinoise. Si un film contient une scène avec une relation adultérine, cette partie sera censurée. 

La Chine dispose aussi de ses propres moteurs de recherche. D’autres plateformes digitales chinoisesont été créées aussi pour contourner l’influence occidentale sur Internet. 

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Ce mécanisme existe aussi en Russie. Un Runet a été créé, l’internet russe. Il dispose de ses propres plateformes. Yandex est par exemple l’équivalent russe du moteur de recherche Google. A la différence de la Chine, Google n’a pas été interdit jusqu’à maintenant en Russie. Mais des restrictions sont néanmoins mises en place. Des contenus sont notamment bloqués sur certaines plateformes. Facebook qui va subir des blocages est très populaire en Russie. Les Russes ont plébiscité Facebook. Mais en parallèle, il existe d’autres plateformes nationales (des réseaux sociaux) qui se sont développées et qui pourront remplacer Facebook : VKontakte et Odnoklassniki.

Si l’opinion russe et chinoise continuent de croire que la Russie est du bon côté de cette guerre, est-ce le plus important pour la Russie ?

La relation entre la Russie et la Chine sur le plan géopolitique est extrêmement importante. La Russie est aujourd’hui globalement exclue des échanges commerciaux, technologiques, culturels avec l’Occident alors que jusqu’à présent ces transactions étaient très importantes. Aujourd’hui, nous assistons à une coupure quasi-générale. Beaucoup de firmes occidentales sont en train de quitter la Russie. Le marché intérieur russe va se vider de cette présence qui s’était imposée depuis la Russie post-soviétique. 

La Russie se présente comme une forteresse assiégée et se tourne dorénavant vers la Chine. Grâce à son partenaire chinois, la Russie pense pouvoir remplacer l’Occident qui va disparaître au niveau technologique, commercial. 

Dans ce contexte, le contrôle de l’espace médiatique en Russie et en Chine est extrêmement important. 

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Un autre enjeu crucial a été évoqué par le New York Times et le Washington Post. Le Kremlin a récemment tenté de propager une « fake news » selon laquelle le Pentagone aurait aidé les Ukrainiens à mettre en place des laboratoires pour élaborer des armes biologiques pour rééquilibrer le rapport de force avec l’armée russe. Cela est complètement faux. Il s’agit d’une fausse information.Le problème est que les Chinois ont repris la justification russe, cette « fake news », dans leurs principaux médias dominants dans l’espace chinois. La Chine s’aligne donc sur la Russie dans le cadre de cette guerre médiatique menée par le Kremlin contre l’Occident. 

À travers certains sondages, on remarque qu’une majorité des Russes soutient la guerre en Ukraine. Ces mêmes Russes déclarent croire les informations relayées par les médias officiels russes. Peut-on penser qu’ils se voilent la face pour ne pas regarder une réalité qui dérange ou qu’ils sont dans une sorte de déni de la réalité ?

Il est important d’évoquer la mentalité russe au sujet du déni de la réalité. Le politologue russe Vladimir Pastoukhov, qui réside actuellement au Royaume-Uni, a étudié ces spécificités. Il a essayé de comprendre le comportement des Russes, et notamment le déni de la réalité, à travers l’ADN, la mentalité ou le caractère national russe. Selon ses conclusions, le code culturel russe a été plutôt façonné à la fin du XIXème siècle. Cette mentalité est propre aux sociétés largement paysannes. Une grande majorité de la population russe était paysanne jusqu’au début du XXème siècle. Le grand mouvement des paysans vers les villes a commencé vers les années 1920 avec l’industrialisation lancée par Staline. 

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Aujourd’hui encore, une grande partie de la population urbaine russe est toujours composée de cette population paysanne, même si la part de la population rurale a tendance à diminuer. 

Ces sociétés paysannes sont façonnées par des visions mythologiques. 

Il y a trois traits de cette mentalité russe : le fatalisme, l’alogisme et le relativisme.Ces aspects nous éclairent sur la réalité de la société russe. Ils peuvent rester apolitiques tout en participant de manière sporadique à des activités politiques.

L’Occident est marqué par le cartésianisme, par une pensée rationnelle. Les Occidentaux ont donc du mal à comprendre la mentalité russe et sa mythologie qui ne sépare pas le réel de l’irréel. L’Occident a également du mal à percevoir la direction de l’histoire russe. D’une manière erronée, les Occidentaux ont pensé que la Russie devait suivre une trajectoire européenne, en passant d’une société qui n’est pas très développée à un modèle occidental ou européen, allant vers la vision progressiste de l’histoire.

Les Russes expriment un certain fatalisme vis-à-vis des sanctions économiques. Ils sont convaincus que les sanctions  ne changeront pas grand-chose. Ils sont prêts à souffrir. 

Alors que la société russe a vécu des situations très difficiles dans les années 1990, il est délicat de faire une très forte pression simplement avec des mesures et des sanctions économiques.

Les solutions ne sont pas simples pour les décideurs occidentaux. 

Pour Volodymyr Zelensky, il a réussi à gagner la bataille médiatique en Occident. Mais il ne parvient pas à gagner cette bataille face aux Russes. Il ne s’agit pas simplement de percer cette barrièremais de communiquer la vérité. 

Il y a actuellement 70% de Russes qui considèrent que l’opération militaire spéciale, selon l’appellation russe, est une bonne chose, est quelque chose de tout à fait normal. 

Si on leur communique des informations sur les pertes civiles, sur les villes détruites, sur des massacres, ils vont s’inscrire dans ce schéma relativiste.Ils vont considérer que leur version de la réalité est plus juste. 

Je suis assez pessimiste sur ces guerres médiatiques qui se sont lancées.Ce que nous voyons aujourd’hui est la conséquence d’un long processus qui a commencé il y a une quinzaine d’années lorsqu’à un certain moment, le peuple russe a complètement changé de paradigme dévelopmental. Dans les années 1990 et au début des années 2000, cela consistait à se rapprocher des valeurs européennes. Ils se sont détournés de cela depuis. 

En Occident, notre histoire est linéaire. En revanche, en Russie, le modèle de l’histoire est un modèle circulaire. Il y a eu le modèle bolchévik basé sur la destruction du passé. Puis une phase de reconstruction est intervenue. Une période de réflexion et de doute a ensuite succédé. Et alors la phase de destruction de l’ancien modèle ressurgit. Le mouvement circulaire redémarre et ressemble beaucoup aux changements de saisons dans la vie des paysans. 

Ces différents éléments échappent à la vision et à la perception des Occidentaux.

Que pourrait faire de plus le président Zelensky ? Quels sont ses objectifs à ce stade du conflit ? Que penser de ses éléments de communication ?

Volodymyr Zelensky s’est révélé être un orateur très talentueux. Cela s’explique notamment au regard de son activité professionnelle en tant qu’acteur avant son accession au pouvoir. Dans une série, il devenait d’ailleurs président. Cette série très populaire a été achetée et diffusée par de nombreux pays occidentaux.L’expérience artistique de très longue date de Volodymyr Zelensky a contribué à ce phénomène et à son charisme. C’est un véritable tribun. Actuellement, il récolte près de 92% de soutien au sein de la population ukrainienne. Juste avant le conflit, sa cote de popularité était en berne. 

Il a réussi à trouver les mots justes et à toucher les leaders occidentaux juste avant le début du conflit lors de la Conférence sur la sécurité de Munich. Il fait le maximum pour mobiliser la société. Il a conquis les esprits des Ukrainiens. Ses apparitions à la télévision et son éloquence permettent aux Ukrainiens de surmonter ces moments extrêmement difficiles.

Il y a une vraie guerre de l’information en Ukraine. Les Russes ont bien conscience également que tous les Ukrainiens sont russophones. Dans l’espace médiatique ukrainien, de nombreuses chaînes ont été fusionnées. La chaîne principale est en ukrainien. Mais Volodymyr Zelensky, sur cette chaîne, s’adresse de temps en temps aux Russes en parlant russe.

L’Union européenne, l’OTAN et l’Occident se ont diminué l'impact des radios en russe (ex. Radio Liberty) dans l’ère post soviétique en réduisant les financements. Il n’y a pas de chaîne de télévision russophone occidentale destinée à l'espace post-soviétique pour faire face à la propagande officielle russe.

Or, Il y a des populations russophones en Ukraine, dans les pays baltes, en Biélorussie. Il y a aussi un segment de la population russe qui est susceptible de comprendre ce qui est en train de se passer. Ils sont donc privés de cette offre médiatique là.

Volodymyr Zelensky souhaite communiquer sur certaines choses très précises dans le cadre de la guerre pour l’information. Il dévoile notamment le nombre de morts au sein de l’armée russe. Il parle des prisonniers de guerre. Il s’est adressé aux mères des soldats russes où à ceux qui ont perdu leurs proches pour lancer une sorte de mobilisation générale contre Vladimir Poutine, ce qui pourrait être l’une des rares opportunités de ralentir ou de stopper cette guerre. 

Malheureusement, la société russe a changé. Elle a évolué vers une vision très conservatrice. Sa vision de l’histoire est différente. C’est la même chose pour les Chinois. 

Il y a eu un resserrement idéologique. Contrairement à ce que l’on pense, il ne suffit pas d’ouvrir les vannes et de donner aux Russes l’ensemble des informations. 

Vladimir Poutine est en réalité un très bon lecteur des âmes russes. Il dit très, très hautdes choses que beaucoup de Russes pensent très, très bas. Poutine joue sur les sentiments revanchards d’une partie de la population russe qui n’arrive pas à accepter la fin de l’empire. Cela s’apparente à une forme de revanche au sein de la population. Au lieu d’aller vers la voie du progressisme, Vladimir Poutine mobilise ces frustrations pour atteindre ses objectifs géopolitiques. 

Au début des années 1990, Bill Clinton et son vice-président Al Gore, étaient convaincus que les routes de l’information permettaient de façonner le monde. Ils ont misé beaucoup sur les réseaux de télécommunication à l’époque où Internet était en train de naître. Selon leur principe, "alors que la puissance économique était déterminée par la profondeur des ports ou l’état des routes, dorénavant elle était aussi déterminée par la capacité de transmettre de grandesquantités d’information rapidement et sûrement et par notre capacité à utiliser ces informations et à les comprendre". La domination américaine se basait sur cette domination médiatique.

Les leaders autoritaires en Russie et en Chine ont détourné la technologie de l’information et ont créé leurs propres espaces complètement isolés. Internet a permis de radicaliser les esprits dans les années 1990 et a été utilisé pour alimenter le nouveau nationalisme chinois.

Des frontières technologiques existent donc bel et bien. En Russie, il n’y a plus de sources d’information alternatives. Il y a une accélération de la circulation de fausses informations. Il y a un dénigrement systématique de la société occidentale. 

Il y a un rejet violent de l’Occident dans l’espace médiatique russe depuis plus de dix ans déjà. Selon cette vision, l’Occident est en train de disparaître et n’a pas de valeur morale. Dans le monde occidental, en parallèle, il y avait de la réticence à critiquer la Russie. La voie du dialogue a toujours été privilégiée. 

Mais la voie du dialogue a-t-elle vraiment été utile avec Vladimir Poutine ? On considère que le problème est Vladimir Poutine et que la société russe n’est pas un problème. 

Mais la situation est complexe à partir du moment où 70% de la population russe soutient ce qui est en train de se passer. Le problème est aussi là.

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