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Regarder "Plus belle la vie" peut-il donner l'accent marseillais ?
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Peuchère !

Notre capacité à "prendre l'accent" dépend de la perception que l'on a de ce dernier, et des stéréotypes qui l'entourent.

Thierry Bulot

Thierry Bulot

Thierry Bulot est sociolinguiste, et travaille essentiellement sur la diversité des langues urbaines, sur les faits de discriminations sociolinguistiques et à la professionnalisation de la recherche dans ce domaine  ; il a mené plusieurs recherches portant sur les langues régionales (le normand entre autres) et sur le discours d'interface (particulièrement sur les particularismes du langage dans la relation homme-machine).

Il a ouvert en 1999 chez L’Harmattan une collection de publications intitulée Espaces Discursifs pour favoriser la diffusion des travaux de recherches linguistiques. Il a publié aux Editions des archives contemporaines un livre intitulé Une introduction à la sociolinguistique (Pour l'étude des dynamiques de la langue française dans le monde) Bulot T., Blanchet P., 2013. Paris, 166 pages.

Il participe également au site www.sociolinguistique.fr

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Atlantico : Une étude publiée dans le Science Journal Language (voir ici) montre que les personnes qui regardent des films ou des séries dans lesquels les personnages parlent avec un accent régional ont tendance à reproduire cet accent. Dans quelle mesure les programmes regardés et le langage utilisé dans ces derniers ont-ils un impact sur notre façon de parler ?

Thierry Bulot : La façon de parler en général relève de la socialisation langagière d’une part (on apprend le langage par les liens sociaux tissés avec l’ensemble des personnes qui évoluent autour de nous), et d’autre part de l’individuation sociolinguistique (on parle comme le groupe auquel on souhaite appartenir, quel qu’il soit. Qu’il soit valorisant ou non, on parle ainsi).

La télévision relève de la sphère de socialisation langagière. Même s’il s’agit de fictions, de reality shows ou de documentaires, si ce que l'on regarde semble valorisant d’une manière ou d’une autre, on va essayer, sans forcément que ce soit conscient, de se mettre à parler conformément à ce que l’on considère comme une norme de référence. En France, beaucoup de personnes maîtrisant l’anglais ont tendance à s’exprimer avec un accent américain, car c’est une façon de parler que l’on entend dans les films et les séries, aux dépens de l’accent britannique, pourtant géographiquement bien plus proche de nous.

Le fait de regarder Plus belle la vie peut-il nous inciter à prendre inconsciemment l’accent marseillais ?

Tout dépend de l’idéologie linguistique du pays. Beaucoup de gens ont entendu parler Fernandel avec un accent et pourtant on ne s’est pas mis à parler comme lui, car le phénomène est fonction de la valeur qu’on attribue à cette manière de parler. Si l’accent marseillais devenait, en dehors de Marseille, synonyme de modernité, l’ensemble des Français se mettrait à l’adopter. Il en va de même pour les tics de langage dits « jeunes ». « Yo », par exemple, qui était extrêmement subversif à une époque, ne l’est plus du tout maintenant.

Aujourd’hui en France, quel est l’accent de référence ? Est-ce "le parisien", et pourquoi ?

Cela tient à deux éléments. D’abord les pratiques de ces accents en tant que tel, selon les régions, et ensuite les discours que l’on tient sur ce que sont les accents, autrement dit les stéréotypes. En termes de discours, l’accent de référence est ce que l’on dit être « le parisien », ou l’accent de Tours. Dans la réalité des pratiques, chaque groupe social construit sa représentation de la norme, et donc de l’accent qui est valorisant. Dans un groupe social donné, un accent en particulier sera considéré comme socialement dévalorisant car lié aux travaux les plus pénibles ou au niveau de formation le plus bas, tandis que dans un autre ce même accent sera considéré comme celui du médecin, du cadre supérieur et de l’habitat favorisé. Ce discours est assez peu connu, cependant les enquêtes le montrent.

Selon quels mécanismes cette modification de la prononciation et du langage (adoption de tics) survient-elle ?

Dès lors que l’on est en contact avec d’autres façon de parler - qu’elles soient perçues comme internationales, nationales ou régionales - une accommodation se produit. Tendanciellement, on se met à parler comme l’autre, sur une amplitude variable. Par une sorte d’immersion consentie, on se met à parler comme les autres, mais dans la limite des sons que l’on arrive à produire et que l’on perçoit comme produisants.

En interne, il nous arrive de prononcer des sons qui, en réalité, s’avèrent différents de ce que l’on pensait produire. Cela est dû aux phénomènes d’assimilation : on prononce un son en fonction de celui qui est produit avant ou après, sans s’en rendre compte. C’est ainsi que petit à petit les sons se modifient. Dans le nord, un « sac » se prononcera « sag », par exemple.

Toutes les personnes y sont-elles sensibles de la même manière ?

Cela dépend, par exemple, de ce qui fait la réussite sociale. Une personne qui a suivi une mobilité sociale ascendante en ayant appris un français considéré comme standard sera beaucoup plus réticente à changer son accent, car pour elle il s’agirait d’un déni d’identité. Plus le sentiment identitaire est fort, moins on aura envie de parler comme l’autre. Souvent, des gens partent quelque part et se mettent à adopter l’accent du lieu, parce que ce dernier a une identité très forte, et ils finissent par le surinvestir. Si l’identité liée à la façon de parler n’est pas forte, alors cette dernière n’aura que peu d’influence sur le parler de la personne.

Des personne vivant dans un pays étranger en viennent à parler la langue sans aucun accent, tandis que d’autres gardent leur accent d’origine. Ce n’est pas parce qu’ils ont un problème neurologique ou neurolinguistique, mais parce que la part identitaire liée à cet accent est très forte. Consciemment ou inconsciemment, cela participe de la volonté de montrer son origine. On constate par exemple que des personnes italiennes vivant en France depuis plus de quarante ans gardent leur accent et même certains de leurs enfants.

Pour ce qui est du mécanisme neuronal, aucune étude n’a été menée sur la question particulière des accents. On sait où se situe la partie du langage dans le cerveau, cependant nous n’avons pas de connaissance sur la perception selon les variations dans la langue même. Les neurolinguistes travaillent à partir de ce qu’ils appellent la langue, sans se poser la question de cette variation.

La perception des accents varie-t-elle selon les langues ?

Dans les représentations, certains locuteurs ou locutrices pensent que leur langue est de nature à empêcher toute « corruption » par une autre. Mais en réalité, tous les humains se retrouvent dans les mêmes pratiques et les mêmes phénomènes langagiers. Certains réflexes identitaires vont pousser des personnes à dire qu’elles ne comprennent pas une langue alors que ce n’est pas vrai. On arrive à comprendre les francophones d’autres pays, mais bizarrement on dit comprendre beaucoup moins bien une personne venant de la campagne sénégalaise que de la campagne québécoise.  En réalité, la difficulté et la distance linguistique sont tout aussi grandes. Cela dépend de la représentation dominante que l’on a. Toutes les langues y sont sensibles et sont un mélange de pratiques langagières.

Pour prendre l’exemple des Britanniques, ces derniers ont une plus grande facilité à passer d’un accent à un autre que les Français, car ils n’ont pas la même idéologie linguistique que nous. La France est construite sur l’idée qu’il y une norme unique, et que tous ceux qui parlent différemment sont des « abrutis congénitaux ». Jouer le Cid avec un accent picard ou normand sera jugé ridicule. En revanche, déclamer du Shakespeare avec un accent écossait ou du Yorkshire ne choquera pas grand monde. Cela s’explique par le fait que les accents régionaux britanniques ont un statut davantage identitaire et valorisant qu’en France, parce que la Grande-Bretagne se comprend comme une réunion de royaumes.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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