Réformer les retraites : pourquoi les Français ne veulent-ils pas travailler plus longtemps ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Des gens participent à une manifestation le 3 mars 2020 à Paris, alors que le gouvernement a annoncé qu'il adopterait son projet de refonte des retraites par décret.
Des gens participent à une manifestation le 3 mars 2020 à Paris, alors que le gouvernement a annoncé qu'il adopterait son projet de refonte des retraites par décret.
©Bertrand GUAY / AFP

Bonnes feuilles

Bruno Palier publie « Réformer les retraites » aux éditions Les Presses de Sciences Po. Chaque nouvelle réforme des retraites suscite inquiétude et mobilisation chez les Français, conscients qu'ils devront travailler plus longtemps que les générations précédentes sans pour autant bénéficier d'une retraite généreuse. Pour mieux comprendre la portée et le sens des grandes réformes qui se sont succédé en France depuis 1993, Bruno Palier revient sur leur histoire et sur la diversité des systèmes existant en Europe. Extrait 2/2.

Bruno Palier

Bruno Palier

Bruno Palier est directeur de recherche du CNRS à Sciences Po (CEE).

Il est docteur en sciences politiques, agrégé de sciences sociales et ancien élève de l’école normale supérieure de Fontenay Saint Cloud.

Il travaille notamment sur les réformes des systèmes de protection sociale en France et en Europe.

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Malgré l’allongement de la durée de vie, la plupart des Français ne souhaitent pas travailler plus longtemps, et quand l’occasion se présente, ils partent le plus tôt possible (comme dans le cas du dispositif de retraite anticipée pour longue carrière). Une enquête menée en 2008 par la CNAV analyse les différentes motivations de départ à la retraite. Tout d’abord, elle souligne que ceux qui veulent bien travailler plus longtemps sont ceux qui associent leur travail et « réalisation de soi, épanouissement personnel, valorisation et expression de soi, utilité sociale, bien-être et lien social ». Il s’agit le plus souvent de cadres, de professions intellectuelles, de diplômés du supérieur. En revanche, ceux, beaucoup plus nombreux, qui souhaitent partir le plus tôt possible associent travail et « fatigue au travail (physique et morale), contraintes (horaires, rythme de vie), obligations, usure, stress, pression, dégradation de l’ambiance au travail et du statut personnel » (Aouici, Carillon, 2008, p. 11 et 14). Les enquêtes menées régulièrement depuis par la DREES sur les motivations de départ à la retraite confirment que l’usure au travail constitue une motivation forte au départ.

De nombreux autres travaux de sociologues montrent les dégradations des situations de travail et du rapport au travail en France (Baudelot, Gollac 2003 ; Askénazy, 2004). Les troubles musculo-squelettiques (TMS) représentent une très forte majorité des maladies professionnelles et augmentent depuis dix ans (35 000 nouveaux cas par an). Tous ces indices soulignent le rythme toujours plus soutenu de l’organisation du travail, les contraintes organisationnelles accrues et le stress au travail.

Il s’agit là des conséquences concrètes des stratégies retenues par la plupart des entreprises françaises. Pour rester compétitives dans une économie globalisée, les entreprises ont choisi de ne garder que les salariés les plus productifs, et de leur demander de travailler toujours plus intensément. Moins de gens travaillent, mais ceux qui travaillent le font de manière de plus en plus soutenue. La France combine un taux d’emploi faible des seniors et des jeunes avec une productivité horaire du travail parmi les plus élevées d’Europe (117 pour la France pour une base 100 correspondant à la moyenne européenne, données Eurostat pour 2019). Comme le mentionne l’étude de la CNAV de 2008, « les assurés de moins de 60 ans ont souvent insisté sur la détérioration du climat professionnel, dénonçant la quête de productivité et la course au rendement. Il semble que ces nouvelles valeurs managériales aient conduit à la perte d’une ambiance sereine et conviviale que certains assurés ont connue en début de carrière, ambiance pâtissant désormais de comportements plus individualistes. Elles ont aussi amené à des restrictions de personnel et ainsi contribué à l’accroissement des charges de travail ». (Aouici, Carillon, 2008, p. 23). Si les nombreux suicides chez les constructeurs automobiles ou bien à France Telecom ont illustré à l’extrême les impasses de cette stratégie d’hyperproductivité, d’une façon générale, celle-ci explique en grande partie pourquoi ceux qui travaillent ne souhaitent pas le faire plus longtemps, tandis que ceux qui n’ont pas accès à l’emploi ne comprennent pas qu’on leur demande de travailler plus longtemps alors qu’ils n’ont même pas la possibilité de le faire.

Plutôt que de jouer la compétitivité par la compression des coûts et la pressurisation des salariés, de nombreux travaux et les exemples des pays nordiques montrent que c’est en misant sur les activités économiques fondées sur la valorisation du capital humain, c’est-à-dire sur le savoir, les compétences techniques, organisationnelles, communicationnelles, les capacités créatives et adaptatives des salariés que l’on pourrait trouver les chemins d’une nouvelle croissance forte, durable et partagée. Les politiques menées dans les pays scandinaves montrent qu’il est possible de favoriser des emplois de qualité en investissant dans la recherche et l’éducation, mais aussi dans l’amélioration des conditions de travail, l’aménagement des postes en fin de carrières, et dans une formation pour tous tout au long de la vie.

Les enquêtes montrent qu’aux conditions de travail elles-mêmes s’ajoutent d’autres facteurs explicatifs des départs précoces en retraite en France : le calcul du montant de la pension joue bien sûr, tout comme le désir de profiter d’une période de repos sans contrainte et en bonne santé, mais encore la volonté de s’arrêter pour prendre soin des petits-enfants ou bien de proches malades ou devenus dépendants. Cela montre aussi le besoin de développer les structures d’accueil des jeunes enfants et des personnes âgées dépendantes afin de ne pas obliger les individus (en majorité des femmes) à interrompre leurs carrières pour prendre soin de leurs proches (Esping-Andersen, Palier, 2008).

Enfin, les enquêtes de la CNAV révèlent que les individus souhaitent aussi partir le plus vite possible pour éviter d’avoir à subir les conséquences d’une nouvelle réforme des retraites, qui risque toujours de durcir un peu plus les conditions d’accès à une retraite complète. On mesure ici le paradoxe : alors que les réformes sont censées inciter les salariés à partir le plus tard possible, leur multiplication pousse les salariés à partir le plus tôt possible ! Pour éviter ce phénomène, il faudrait favoriser une réforme globale qui prévoit des mécanismes d’ajustement automatiques, comme cela a été fait en Suède ou en Allemagne, afin que les règles soient connues et fixées une fois pour toutes.

En repoussant l’âge de départ à la retraite à 62 ans, le gouvernement Sarkozy espérait avoir changé le système général d’incitations aux départs précoces. Parmi les experts, les effets d’un tel report font l’objet de controverses. Certains estiment que les employeurs et les salariés ajustent leur comportement en fonction de l’âge légal de départ en retraite. Les employeurs cesseraient d’investir, notamment en formation professionnelle, pour leurs salariés quelque temps avant cet âge, et les salariés cesseraient eux-mêmes de s’investir dans l’entreprise à la perspective de leur départ. Repousser l’âge est censé permettre de maintenir plus longtemps un investissement de l’entreprise dans les seniors et un investissement des seniors dans leur entreprise, rendant ainsi possible un allongement de la durée effective de travail. D’autres pensent au contraire que ce phénomène est marginal et que ce qui influence la durée effective de travail est bien plus lié à l’âge d’entrée sur le marché du travail, ou bien aux conditions macroéconomiques plus générales.

L’augmentation de l’âge minimum légal de la retraite permet surtout de faire des économies aux régimes de retraite. En obligeant tous ceux qui ont accumulé assez d’années de cotisation pour le faire à 60 ans à reporter le moment de liquider leur retraite jusqu’au nouvel âge légal, elle leur fait économiser plusieurs mois ou années de prestations et rentrer autant de mois ou d’années de plus de cotisations.

La possibilité pour chacun de percevoir une retraite à taux plein, voire d’améliorer le niveau de sa retraite, va donc dépendre de la réussite des politiques d’allongement de la durée effective du travail, qui sont loin d’être abouties à ce jour. Cependant, les Français sont invités à prévoir dès maintenant de compléter leurs retraites futures par l’épargne retraite privée, individuelle ou collective.

A lire aussi : Réformer les retraites : l'attachement indéfectible des populations à leur retraite

Extrait du livre de Bruno Palier, « Réformer les retraites », publié aux éditions Les Presses de Sciences Po.

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