Recours (effréné ?) aux cabinets de conseil : toujours plus de fonctionnaires, déficit grandissant de compétences… Radioscopie d’un mal d’Etat<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron et Amélie de Montchalin lors d'un déplacement officiel à Bruxelles en juillet 2019.
Emmanuel Macron et Amélie de Montchalin lors d'un déplacement officiel à Bruxelles en juillet 2019.
©GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Les cabinets étaient fermés de l’intérieur

Alors qu’une commission d’enquête au Sénat travaille sur l’influence des cabinets de conseil et le montant de leur rémunération, la ministre de la Fonction publique a annoncé l’arrivée de nouvelles règles pour éviter les dérapages budgétaires, conflits d’intérêts, perte de compétences de l’Etat ou risques de fuites de données.

Jean-Philippe Feldman

Jean-Philippe Feldman

Jean-Philippe Feldman est agrégé des facultés de droit, ancien Professeur des Universités et maître de conférences à SciencesPo, et avocat à la Cour de Paris. Il est vice-président de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (A.L.E.P.S.).

Dernier ouvrage publié : Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron (Odile Jacob, 2020).

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Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico : Alors que l’État a eu recours à des cabinets de conseil à de nombreuses reprises pendant la crise de la Covid-19, Amélie de Montchalin, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques a annoncé ce mercredi 19 janvier « avoir décidé de faire baisser en 2022 de 15 % au moins les dépenses sur les conseils en stratégie et en organisation pour tous les ministères ». Comment expliquer, malgré le nombre toujours élevé de fonctionnaires, ce recours effréné aux cabinets de conseil ? Dans quelle mesure sont-ils une solution de secours face à un État de plus en plus confronté à ses propres manquements ?

Jean-Philippe Feldman : Les cabinets de conseil sont sollicités par l’État essentiellement en raison de leur expertise dans des domaines de grande technicité. Ils sont censés apporter à une administration démunie face à la complexité (je reviendrai sur ce terme) des compétences extérieures spécialisées, parfois avec des méthodes de travail nouvelles issues du secteur privé et/ou des expériences étrangères. Ils peuvent donner  aux fonctionnaires une ouverture d’esprit inconnue dans une bureaucratie plus ou moins sclérosée. Enfin, ils peuvent permettre à l’État de se concentrer sur des fonctions vraiment stratégiques en délaissant une partie de l’intendance.

Cela dit, il apparaît surprenant que l’État providence le plus développé du monde démocratique, un État qui compte environ 5,6 millions de fonctionnaires dont à peu près 2,5 millions dans la fonction publique d’État, se croie dans l’obligation de recourir à des personnes tierces… Manifestement, il ne s’agit donc pas d’un problème de quantité, mais de qualité.

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Charles Reviens : La question du recours par l’Etat et les pouvoirs publics aux prestations des cabinets de conseil a connu une nouvelle actualité à l’occasion de la crise sanitaire covid-19 et de la gestion de crise qui l’a accompagné. On se souvient d’un article du Monde de janvier 2021 qui rappelait, sur la base d’informations émanant de la direction générale de la santé (DGS, ministère des Solidarités et de la Santé) qu’Accenture avait ainsi été chargé du « lancement, de l’enrichissement et de l’accompagnement de la mise en œuvre du système d’information vaccination », les sociétés Citwell et JLL de « l’accompagnement logistique et de la distribution des vaccins Covid » et McKinsey de « la définition du cadrage logistique, du benchmarking et de la coordination opérationnelle ».

Ce n’était pas la première fois puisque le dernier débat sur le recours par la puissance publique aux prestations de conseil avait eu lieu sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy à l’occasion de la révision générale des politiques publiques (RGPP).

La critique de ces pratiques par l’opposition et une partie des médias est classique. C’est particulièrement le cas dans un long article du 8 février 2021 de Politico titrant « comment les cabinets de conseil comme McKinsey ont conquis la France » mais on peut noter également la contribution à Atlantico de la député LR Véronique Louwagie selon laquelle le recours aux cabinets de conseil souligne à quel point l’Etat a baissé la garde sur ses mission régaliennes de santé.

Le Sénat a passé l’accélérateur sur ce sujet via la création le 25 novembre 2021 d’une commission d’enquête portant sur l’influence sur l’Etat des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. La Commission a engagé depuis sa création différentes auditions publiques en commençant bien entendu par les majors du conseil en stratégie McKinsey, BCG et Roland Berger.

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Les critiques classique du recours par l’Etat au cabinet de conseil sont les suivantes :

  • le lien avec l’idéologie du New Public Management et une conception managériale de l’Etat pour laquelle l’Etat est en quelque sorte une entreprise comme les autres ; sur ce point on note que le responsable McKinsey du secteur public, Karim Tadjeddine, d’ailleurs auditionné par la commission d’enquête du Sénat, a rédigé en 2009 un ouvrage intitulé « the case for government reform now » ;
  • le recours aux cabinets de conseil comme l’indicateur d’une perte de compétences de l’Etat sur des sujets stratégiques voire élémentaires pouvant aller jusqu’à une prise de contrôle partielle de l’Etat par ses cabinets ;
  • la possibilité de conflits d’intérêt entre les cabinets de conseil et les membres de l’exécutifs, avec parfois (souvent ?) des contributions des grands cabinets de conseil aux écuries présidentielles les plus à même d’accéder au pouvoir ;
  • la contradiction entre ce recours croissant aux prestations de conseil et la poursuite de la croissance du nombre des fonctionnaires comme en atteste une note récente du site Fipeco : 1 million d’emplois publics ont encore été créés entre 1997 et 2020, dont 137 000 sur les trois premières années du quinquennat Macron ; le candidat Emmanuel Macron s’était engagé à une réduction de 120 000 postes mais il s’est passé le contraire, crise des gilets jaunes et crise sanitaire aidant.

Le gouvernement a dû réagir dans ce contexte par ailleurs marqué par une profonde réforme de la fonction publique confiée à la ministre Amélie de Montchalin, visant au final à remettre en cause les corps dont le nombre est drastiquement réduit (et supprimer l’ENA) pour promouvoir des carrières justifiées par les fonctions et le mérite, mais critiquée pour le fait d’accroitre le contrôle politique sur la fonction publique avec la question très sensible du corps préfectoral.

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Sur la question des prestations de conseil de l’Etat, l’exécutif met en avant le fait que cet usage est bien antérieur à son arrivée aux affaires, comme on le voit dans une réponse écrite en date du 26 aout 2021 à la sénatrice LR Valérie Boyer : « Le recours à des cabinets de conseil constitue une pratique courante et ancienne, tant dans les grandes structures publiques que privées, en matière d'assistance à la conduite de projets complexes. L'Etat, dans ses diverses composantes, y recourt également de manière maîtrisée chaque fois que cela semble utile et nécessaire. En aucune manière, il ne s'agit pour l'Etat de déléguer à un prestataire privé le soin de définir sa stratégie ou d'assurer le pilotage opérationnel d'un projet. »

Mais la commission d’enquête sénatoriale au cours de laquelle Amélie de Montchalin a été auditionnée semble avoir conduit le Premier Ministre à publier sa circulaire du 19 janvier 2022 visant à encadrer et « rationaliser » (au sens administratif du terme) la gestion des prestations de conseil. La possibilité ,de recourir à des conseil extérieurs est réaffirmée si l’administration ne dispose pas des moyens ou compétences nécessaires, mais il est demandé aux ministère de réduire de 15 % en 2022 les prestations « stratégie et organisation » (on est bien tard dans le quinquennat), veiller à la prévention des conflits d’intérêt et au renforcement des compétences internes permettant d’éviter le recours aux prestations de conseil.

Pour autant, l’État fait-il les efforts nécessaires pour évaluer correctement ses besoins afin d’éviter d’avoir recours à des cabinets de conseil ? Est-il en capacité d’estimer quand il a besoin ou non de ces derniers et quel prix il peut se permettre de dépenser pour cela ? Comment s’exerce le contrôle (ou le non contrôle) des besoins ?

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Jean-Philippe Feldman : Les réponses à ces questions semblent inévitablement négatives, sinon les plus hautes autorités de l’État n’auraient pas ces dernières années, par une sorte de tir groupé, fait part de leur insatisfaction sur le recours plus ou moins effréné, à tout le moins croissant, aux cabinets de conseil.

Rappelons que la Cour des comptes a rendu en 2014 un rapport sur le recours par l’État aux conseils extérieurs. Un rapport d’information vient d’être déposé à l’Assemblée nationale le 19 janvier sur les différentes missions confiées par l’administration de l’État à des prestataires extérieurs, tandis que, avec une initiative de la gauche et de l’extrême gauche, le Sénat a crée à l’automne dernier une commission d’enquête, toujours en cours, relative à l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. Quant au Premier Ministre, il vient de dévoiler le 19 janvier une circulaire sur l’encadrement du recours par les administrations et les établissements publics de l’État aux prestations intellectuelles.

Le rapport de l’Assemblée nationale concerne l’externalisation en général, mais il consacre un chapitre spécifique aux cabinets de conseil. Il émet la bagatelle de 19 recommandations, dont 6 concernent les cabinets de conseil. Il ressort de ce rapport très modéré que, si lesdits cabinets sont utiles, pour autant le recours à leur expertise devrait être mieux encadré, supervisé, mutualisé par les diverses administrations et évalué.

La circulaire concomitante du Premier Ministre se trouve, elle, divisée en deux points : ne recourir aux conseils extérieurs que si l’administration a préalablement démontré qu’elle ne dispose pas des moyens ou des compétences nécessaires ; veiller, dans les cas de recours, à respecter des principes et des bonnes pratiques, dont la prévention des conflits d’intérêts et la protection de la confidentialité des données.

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Parmi les défauts du recours aux cabinets de conseil se retrouvent systématiquement les mêmes critiques : nécessité douteuse voire nulle ; aggravation des charges publiques ; effet de mode par l’application contestable des méthodes du secteur privé ; perte de compétence de l’administration avec dépendance envers les prestataires ; risques de favoritisme et de corruption ; protection des données sensibles. De nombreuses critiques donc, pas toujours désintéressées il est vrai, mais qui suggèrent que le phénomène est largement incontrôlé…

Charles Reviens : Il faut d’abord rappeler que selon une étude publiée par cairn, le chiffre d’affaire réalisé par les cabinets de conseil au sens large auprès des administrations soit passé entre 2007 et 2009 de 8 à 17 % du marché total, pour descendre à 13 % en 2011, ce qui plaçait à cette date le secteur public au troisième rang des secteurs consommateurs de prestations de conseil après les services financiers et l’industrie. La crise sanitaire covid-19 a été l’occasion d’un nouveau point haut dans le recours au conseil mais il semble s’agir d’une tendance et d’un besoin de fond.

Lisons à ce titre les éléments de langage de la circulaire de Jean Castex du 22 janvier 2022. la conduite de transformations peut conduire dans certains cas précisément identifiés à recourir à des prestations intellectuelles afin de :

  • acquérir des compétences et expertises dont l’administration ne dispose pas à un moment donné ;
  • faire face à un besoin ponctuel d’expertises et compétences complémentaires ;
  • éclairer les décideurs publics d’un regard neuf : pratiques innovantes, pratiques dans des pays étrangers ou le secteur privé.

Les recours au conseil a donc des avantage évidents incluant à la fois le recours à des compétences spécifiques éventuellement rares mais aussi le contrôle sur le prestataire liée à la relation contractuelle et financière et le cabinet de conseil et son client politico-administratif. Cela permet en outre de faire face à des aléas et à ce titre la crise sanitaire en a constitué un à la fois exceptionnel et dramatique.

La direction générale de la santé avait en outre insisté dans ses réponses du début de l’année 2021 sur le fait que les entreprises de conseil avait limité leur assistance à des expertise de haut niveau, mais sans jamais contribué de façon décisive aux choix de nature politique et sanitaire comme le choix des laboratoires, les commandes de vaccins ou la priorisation des publics à vacciner.

Le débat en cours sur les cabinets de conseil pose toutefois une nouvelle fois la question de la faiblesse structurelle et ancienne en France des études d’impact et de l’évaluation des politiques publiques.

Si l’on regarde les dernières décennies, qu’est ce qui a mené à cette dépendance ? La fonction publique d'État souffre-t-elle de son inertie et de son manque de compétences ?

Jean-Philippe Feldman : L’État est responsable de la situation. C’est un peu le chat qui se mort la queue.

En effet, et je reviens sur ce terme, la modernité est complexe. Les hommes de l’État, dans leur présomption fatale, croient pouvoir maîtriser cette complexité. De là, ce normativisme exacerbé qui aboutit à un empilement de règles, d’autant plus que l’Union européenne s’analyse comme une machine à réglementer. Des règles d’ailleurs médiocrement rédigées car il y a longtemps que ce ne sont plus des juristes qui en sont les auteurs…

Par surcroît, autre phénomène de cercle vicieux, ce sont la transformation même de l’action de l’État et le recours à des méthodes nouvelles de transformation qui accroissent la complexité et qui rendent nécessaire le recours à des prestataires.

En réalité, la cause efficiente du recours aux cabinets de conseil renvoie à un point qui n’est jamais relevé : l’extension indéfinie des fonctions de l’État qui provoque un interventionnisme tous azimuts.

Charles Reviens : Les raisons explicatives de cette évolution sont bien entendu multifactorielles :

  • l’écart croissant entre les rémunérations de la haute fonction publique et celles du secteur privé conduisant à une fuite de cerveau et d’expertise, particulièrement forte dans certains secteurs ministériels ;
  • les difficultés de gestion des compétences et des carrières qui constituent un marronnier comme la réforme de l’Etat elle-même ;
  • et sans doute également des effets de mode et de « modernité ».

Cette évolution a enfin un caractère quelque sorte auto entretenu. Moins on fait faire de choses à la haute administration, moins elle sait faire des choses et plus on a besoin d’avoir recours aux consultants dans différents domaines. Cela doit faire réfléchir par exemple les corps d’inspection mais il faut noter que certains département gardent des très hauts niveaux d’excellence, par exemple mais pas seulement à Bercy (budget, trésor, APE, INSEE).

Peut-on espérer une amélioration dans les années à venir ? Peut-on au moins attendre un meilleur contrôle des finances publiques à ce sujet ? Comment espérer reprendre le contrôle de la situation et l’identification des vrais besoins extérieurs de l’Etat ainsi que les forces mobilisables en interne ?

Jean-Philippe Feldman : La circulaire du Premier Ministre m’apparaît d’une conception très bureaucratique et je suis assez circonspect sur son efficacité…

Il faut reconnaître que, même si les chiffres sont peu fiables (le rapport de l’Assemblée pointe 814 millions d’euros pour le niveau des dépenses de conseil dans la sphère publique, alors que la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques parle de 140 millions hors informatique), il semble que le recours aux cabinets de conseil représente une modeste part des recours aux cabinets extérieurs. De plus, le rapport de l’Assemblée nationale estime que le niveau des dépenses de conseil dans la sphère publique est l’un des plus faibles de l’Union européenne, surtout par comparaison avec l’Allemagne. Cela dit, compte tenu de la situation désastreuse de nos finances publiques, même quelques centaines de millions de dépenses annuelles en moins ne sont pas à négliger…

Face à la complexité, qui est décidément le maître-mot, l’administration ne doit pas tenter de la maîtriser pour la simple et bonne raison qu’elle en est incapable. Aussi le choc de simplification des normes changeantes évoqué par le rapport d’information de l’Assemblée est-il louable, mais il y a lieu d’être  pessimiste sur le réalisme de la solution.

Le vrai problème, je le disais, n’est nullement évoqué : ce n’est pas l’externalisation, c’est l’absence de privatisations, c’est l’interventionnisme. Autrement dit, la question du recours aux cabinets de conseil est un faux problème ou du moins un problème assez mineur qui ne concerne d’ailleurs pas que la France. Le problème, qui lui est spécifiquement français dans son ampleur et qui nous vient des tréfonds de notre État, c’est justement celui des missions de ce dernier. Il n’y aurait pas besoin de « conseiller » l’État s’il ne remplissait pas des missions qu’il ne doit pas remplir !

Charles Reviens : Lors de son audition au Sénat, Amélie de Montchalin a mentionné un rapport de la Cour des Comptes indiquant que les dépenses de conseil hors systèmes d’information s’établissaient à 135 millions d’euros entre 2011 et 2013 (source Cour des Comptes) et à 145 millions d’euros entre 2018 et 2020 (source direction du budget). Elle considère ainsi qu’il n’y a pas de dérive par rapport au quinquennat de Nicolas Sarkozy.

En outre la réduction de ce budget des prestations de conseil n’est absolument pas à la maille de l’enjeu du niveau considérable des dépenses et des déficits publics à l’heure du « qui qu’il en coute » à l’œuvre depuis deux ans.

En tout cas il est utile que la mobilisation des oppositions et du Sénat en particulier est remis plus haut dans la pile un sujet important pour l’exemplarité et l’efficience publiques.

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