Que valent les fabuleuses promesses de la finance responsable ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Finance
Mickaël Berrebi publie « Investir pour nos valeurs ? » aux éditions Eyrolles.
Mickaël Berrebi publie « Investir pour nos valeurs ? » aux éditions Eyrolles.
©AFP / Archives

Bonnes feuilles

Mickaël Berrebi publie « Investir pour nos valeurs ? » aux éditions Eyrolles. En l'espace de quelques années à peine, la finance responsable est devenue un phénomène mondial. De plus en plus, les placements proposés aux épargnants prennent en compte un socle de valeurs, notamment environnementales et sociales. Le virage vers une économie responsable ne pourra se faire sans une remise en cause profonde de son mode de fonctionnement. Extrait 1/2

Mickaël Berrebi

Mickaël Berrebi

Mickaël Berrebi est un spécialiste de l'investissement et conseille les grandes entreprises et investisseurs institutionnels. Diplômé de l'ESSEC et membre certifié de l'institut des actuaires, il est également coauteur de plusieurs ouvrages d'économie.

Voir la bio »

Même si certains investisseurs estiment que lorsqu’on a affaire à une entreprise à très fort potentiel, cette dernière est toujours capable de s’affranchir du cadre d’analyse classique, il n’en reste pas moins qu’investir dans une entreprise ou dans la dette publique suppose, pour l’investisseur, une certaine compréhension des enjeux économiques, mondiaux ou régionaux, ainsi qu’une bonne appréciation des risques auxquels il s’expose. Parmi les questions à se poser, il y a par exemple celles relatives aux secteurs d’avenir, les secteurs d’activité à fort potentiel de croissance, ou bien relatives à l’évolution du comportement des consommateurs.

Il y a aussi toutes les interrogations propres à la zone géographique de l’investissement et les risques politiques ou sociaux sous-jacents. La situation financière de l’entreprise ou du pays dans lequel on investit sera évidemment scrutée également de près. Dès lors que l’on investit dans un pays, il s’agira d’étudier la soutenabilité de sa dette, sa capacité à lever l’impôt, à stabiliser sa monnaie ou à contrôler son niveau d’inflation ; pour une entreprise, il s’agira d’évaluer sa capacité de croissance, de générer et accroître son niveau de chiffre d’affaires, ou sa capacité à honorer ses créances.

Parmi les grands enjeux de l’économie mondiale, six défis attirent particulièrement notre attention. Ces six défis offrent un cadre de lecture pour tenter d’anticiper la trajectoire de l’économie mondiale pour les années à venir, et donc, mieux comprendre l’environnement économique dans lequel pourrait se projeter l’investisseur.

Le premier grand défi qui agite les économistes depuis les années 2010 concerne le ralentissement des gains de productivité que l’on enregistre dans les pays de l’OCDE depuis les années 1960, et particulièrement à partir des années 19802. Sur ce sujet-là, deux grandes écoles de pensée s’affrontent. La première, incarnée par des économistes tels que Robert  J.  Gordon ou Lawrence  Summers, estime que le monde économique est voué à une stagnation séculaire. Selon Gordon, si le monde a bénéficié d’un rythme de croissance particulièrement soutenu depuis la première révolution industrielle, il ne s’agirait en fait que d’une parenthèse de l’histoire puisque, dorénavant, les impacts des nouvelles innovations sont nettement moins importants que ceux provoqués par des inventions telles que la machine à vapeur, l’électricité ou l’eau courante. Et de la même façon que la croissance économique mondiale avait tendance à osciller entre 0 et 0,5 % avant l’apparition de la première révolution industrielle, elle devrait irrémédiablement y tendre de nouveau, le monde étant incapable d’accoucher d’une nouvelle innovation de rupture véritable. On l’aura compris, cette thèse revient à dire que le monde fait face à une grande panne de progrès technique.

La seconde école de pensée, plus optimiste, estime que nous sommes en réalité à la veille d’une nouvelle révolution industrielle, au sens économique du terme, c’est-à-dire à l’aube d’une nouvelle ère où la productivité serait décuplée grâce à la convergence de toutes les innovations les plus récentes. Si les progrès réalisés dans des domaines aussi variés que l’intelligence artificielle, le calcul quantique ou la manipulation génétique n’ont pas encore produit les effets escomptés sur la productivité, ils pourraient, dans un futur proche, permettre un retour de la croissance accélérée. Mais pour le moment, cette accélération du progrès technique a surtout donné naissance à une poignée de géants de la tech. La croissance fulgurante des Google, Apple, Facebook et Amazon s’est traduite, certes, par toute une série d’innovations exceptionnelles, mais elle suscite aussi beaucoup d’interrogations sur les effets induits sur notre société. Par exemple, on peut évoquer la concentration et l’exploitation massive de nos données personnelles, le risque de piratage et la crainte de basculer dans une société de surveillance, l’ubérisation de différents secteurs d’activité et l’accroissement phénoménal de métiers faiblement qualifiés, mais aussi leur puissance financière les rendant capables de racheter n’importe quelle start-up ou entreprise potentiellement concurrente, ou encore leur puissance politique.

Le deuxième défi concerne le niveau des inégalités à l’échelle mondiale. Elles se creusent de façon inquiétante depuis les années 1980, si bien que la situation actuelle de la société ressemble de plus en plus à celle qui prévalait au début du XXe  siècle, une époque caractérisée par l’âge d’or des rentiers. Il semblerait ainsi que les 1 % les plus riches ont récupéré 27 % de la croissance du revenu sur la planète, tandis que les 50 % les plus pauvres en ont obtenu moitié moins. Aux États-Unis, en Inde ou en Russie, les 1 % les plus riches gagnent dorénavant environ 20 % du revenu national, contre 10 % dans les années 1980. Dans les pays de l’Europe de l’Ouest, l’écart se creuse également, mais de façon bien plus modérée grâce aux systèmes de redistribution plus forts qu’ailleurs. Selon le FMI, en plus des risques sociaux que supposent ces inégalités exacerbées, nous sommes arrivés à un stade où une telle situation finirait par être un frein à la croissance. Pour expliquer cette accélération des inégalités, plusieurs raisons : la mondialisation, plus encline à faire flamber la rémunération des « superstars » ; les effets de la technologie sur l’emploi et la robotisation ; une tendance globale au sein d’une majorité de pays de l’OCDE à réduire les taux d’imposition sur les très hauts revenus ; mais aussi la croissance du capital, qui s’est révélée être bien plus vigoureuse que celle du travail au cours des dernières décennies. À ces inégalités de revenu et de patrimoine s’ajoutent évidemment les autres inégalités et les effets pervers qui en découlent, comme les inégalités face au logement, à la santé, à l’éducation, à l’espérance de vie… qui engendrent un risque avant tout d’ordre social et politique.

Le troisième défi concerne un phénomène structurel de notre société : il s’agit du vieillissement de la population, un phénomène mondial qui concerne tous les pays, excepté une partie de l’Afrique. Dans les pays de l’OCDE, la part de la population âgée de plus de 65 ans a ainsi quasiment doublé entre 1960 et 2019, passant de 9 à 17 % de la population totale, et devrait atteindre près de 27 % de la population d’ici 2050. Pour les pays les plus âgés de l’OCDE, la part des plus de 65 ans devrait même dépasser le tiers de la population ! Bien évidemment, nous pouvons nous réjouir de l’allongement de la durée de vie, mais il n’en reste pas moins que si l’on adopte une vision classique, une société vieillissante supposerait plus d’effets négatifs que positifs. Parmi les principaux effets négatifs, même s’il n’y a pas vraiment de consensus sur ce sujet, cela supposerait d’abord la hausse des coûts liés à la protection sociale, notamment à travers le coût et le financement de prestations en hausse concernant la santé, la dépendance ou la retraite. Cette hausse concernerait aussi les pays dont le système de protection est moins solide, puisque dans ce cas-là, le soutien aux personnes âgées se ferait à travers des flux financiers intrafamiliaux et pèserait d’une façon ou d’une autre sur la capacité financière des actifs. Ensuite, une société vieillissante supposerait un ralentissement potentiel des gains de productivité. Selon une étude qui s’appuie sur les données de 18 pays de l’OCDE, il existerait une corrélation entre la pyramide des âges d’un pays et son niveau de prospérité. Les estimations montrent que si un ratio élevé de personnes entre 20 et 55 ans tend effectivement à avoir un impact positif sur la productivité globale du travail, on observe qu’à l’inverse, l’influence exercée par une forte proportion de personnes âgées est plutôt négative sur la productivité. Le vieillissement entraînerait également des conséquences sur le marché de l’épargne et de l’investissement, et même s’il n’y a là non plus pas de consensus, il semblerait que cette population soit moins encline à investir dans des actifs risqués et de long terme. Les observations indiquent en particulier une sur-épargne des seniors dans des actifs trop peu risqués et mal alloués. Pourtant, investir est fondamental pour le progrès technique, et donc pour l’innovation et la création de leviers de croissance. Enfin, dernière conséquence : une société vieillissante serait synonyme d’une baisse dans la capacité à innover. Par ailleurs, avec le phénomène de vieillissement, nous savons que la part des adultes en âge de travailler est appelée à diminuer avec le temps. En cela, ce choc démographique est porteur d’inquiétudes. Quelle sera la capacité des pays vieillissants à diffuser rapidement les nouvelles technologies ? Comment les entreprises, au cœur de l’innovation, parviendront-elles à se renouveler ?

Le quatrième défi concerne la financiarisation de l’économie et la capacité de la finance à pouvoir s’adresser à l’économie réelle. Par financiarisation, on entend la part grandissante qu’ont prise les activités financières dans la croissance et le poids qu’elles représentent dans le PIB des pays développés, notamment depuis les phases de dérégulation amorcées à partir des années 1980. C’est notamment la financiarisation de l’économie qui a rendu l’économie réelle encore plus vulnérable à l’explosion d’une bulle financière. Parmi les reproches souvent évoqués à l’égard de la financiarisation, il y a d’abord l’explosion de l’utilisation des produits dérivés pour des montants en total décalage avec la réalité économique ; la sophistication de l’ingénierie financière qui a conduit à transformer des actifs illiquides et risqués en actifs liquides et accessibles à tous ; la tentation omniprésente du recours massif à la dette et donc à l’effet de levier, pour toujours mieux optimiser la rentabilité sur le capital ; et bien sûr la pression forte sur les entreprises pour délivrer une rentabilité élevée sur un horizon d’investissement court terme, ainsi que tous les effets pervers que cela impose pour la gestion et l’organisation de l’entreprise. Malgré la volonté politique, au lendemain de la crise financière de 2008, de réintroduire un cadre financier plus régulé et mieux contrôlé, notamment avec l’amélioration des exigences de solvabilité des acteurs bancaires, le développement de la finance semble inéluctable, tout simplement parce que les besoins de liquidités sont présents et importants partout dans le monde.

Le cinquième défi, c’est l’espoir de réindustrialiser les pays développés. Le transfert massif des activités des pays développés vers les pays émergents, qui a connu une période particulièrement accélérée entre 1995 et 2005, a conduit à de profonds déséquilibres. Si la perspective de délocaliser nos industries vers des pays avec un coût du travail nettement plus bas paraissait être une solution évidente pour les entreprises, ce mécanisme de décentralisation de la chaîne de valeurs s’est accompagné d’effets indirects, notamment la mise au chômage de millions de travailleurs issus du secteur industriel, tout en maintenant une pression forte sur les niveaux de rémunération des travailleurs maintenus à leur poste. Cela a aussi conduit à l’explosion de la dette, avec d’un côté de l’Atlantique, une tendance à favoriser l’accroissement du crédit des ménages, et de l’autre le recours intempestif à la dette publique pour financer entre autres les dépenses en protection sociale et la prise en charge des nouveaux chômeurs. La crise sanitaire du Covid-19 a néanmoins permis une prise de conscience collective de la dépendance industrielle, parfois stratégique, des pays développés vis-à-vis de certains pays émergents. Depuis, toutes les régions du monde s’affairent à vouloir se lancer dans un processus de réindustrialisation et à se réapproprier des structures productives pour une meilleure maîtrise des secteurs industriels d’avenir, et tenter ainsi de rééquilibrer la structure des emplois entre l’industrie et les services. Aux États-Unis, on observe de vastes plans de relance industrielle et des relocalisations ; en Chine, on note la volonté d’une plus forte autonomie pour toutes les industries stratégiques ; et en Europe, il s’agirait de relocaliser les équipements pour la transition énergétique, l’électronique ou le médicament. Dans le contexte de mondialisation qui est le nôtre, la course à la réindustrialisation confrontera les pays à une traditionnelle concurrence sur les coûts et l’imposition, mais aussi sur les compétences, la technologie et enfin, la capacité des gouvernements à soutenir l’investissement.

Enfin, le sixième et dernier grand défi concerne l’excès d’épargne au niveau mondial et l’incapacité des pays développés, à travers les entreprises ou les ménages, à investir cette épargne dans des projets de long terme, et donc risqués. Au lendemain de la grande crise financière de 2008, les gouvernements se tournent vers des plans de relance, alors que les banques centrales mettent en œuvre des politiques monétaires de plus en plus expansionnistes et s’attellent à une baisse drastique de leur taux directeur. Ces opérations visent à accroître la quantité de monnaie circulant dans l’économie pour stimuler le crédit, et donc l’investissement et la prise de risque, afin de parvenir à relancer l’économie. Cette période incarne le règne de l’argent gratuit. Mais surtout, elle donne lieu à deux phénomènes : d’une part, une portion considérable de l’épargne des ménages est thésaurisée, c’est-à-dire que l’épargne est accumulée et ne participe pas à l’activité économique ; et d’autre part, l’épargne investie l’est surtout dans des classes d’actifs dont l’offre n’augmente pas. Il s’agit notamment du marché des actions et de celui de l’immobilier. Ce déversement d’épargne sur ces marchés contribue ainsi à une hausse continue de leur prix depuis les années 2010. Or, cette mauvaise allocation de l’épargne est problématique car un sous-investissement contribuerait au ralentissement de la croissance potentielle. Pourtant, les besoins d’investissement pour les années à venir demeurent colossaux ! Pour les pays développés, il s’agira d’abord et avant tout de financer la transition énergétique, mais aussi à assurer leur indépendance, notamment pour l’Europe vis-à-vis du gaz russe, tout en assumant une transition sociale juste. Pour les pays émergents, il s’agira essentiellement de poursuivre le rattrapage technologique déjà largement amorcé. Tout cela devrait, à terme, se matérialiser par une raréfaction de l’épargne disponible pour être investie dans des projets risqués et de long terme, et finalement, par une hausse des taux d’intérêt longs

Voici les six grands défis qui caractérisent notre économie en ce début de XXIe  siècle. Ils offrent une grille de lecture pour anticiper l’une des trajectoires possibles de l’économie mondiale. C’est aussi dans ce contexte économique et social que l’investisseur aura à étudier ses opportunités de placement et d’investissement. Mais surtout, ce panorama socio-économique laisse transparaître un bilan particulièrement sévère à l’égard de notre modèle de croissance, le capitalisme.

Extrait du livre de Mickaël Berrebi, « Investir pour nos valeurs ? », publié aux éditions Eyrolles

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

Le sujet vous intéresse ?

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !