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Les journalistes prennent les villes FN pour des zoos.
Les journalistes prennent les villes FN pour des zoos.
©Reuters

Ménagerie

France Info diffusait le 8 avril un reportage titré "les premiers pas du FN". Celui-ci illustrait parfaitement la dérangeante façon dont les médias traitent ce parti et plus encore les Français qui ont osé l'élire.

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier est professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Institut Français de Presse, à l'université Paris-Panthéon-Assas. Responsable de la Licence information communication de l'IFP et chercheur au CARISM, il est aussi président du site d'information The Conversation France.

Il est l'auteur de La communication politique (CNRS Editions, 2008) et Le journalisme(CNRS Editions, 2009), Médias et opinion publique (CNRS éditions, 2012).

Le journalisme, Arnaud Mercier

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Atlantico : Suite à la victoire du Front national dans plusieurs mairies, plusieurs reportages ont commencé à émerger pour tenter de "décrypter" la vie quotidienne des citoyens de Béziers, Hénin-Beaumont ou Mantes-la-Ville, parfois avec beaucoup de distance. N'y a-t-il pas un syndrome de "safari médiatique" dans le traitement de ces localités par les chaînes d'information ?

Arnaud Mercier : Il est certain que la tentation de tomber dans ce panneau est grande, et ce pour deux raisons. A la fois parce qu'on voit bien que chez un certain nombre de journalistes qui se livrent à ça, on constate une certaine forme d'incongruité idéologique comme sociologique à accepter l'idée que le Front national puisse remporter des villes. Chez certains journalistes, ça reste de l'ordre de l'incompréhensible, de l'inconcevable voire de l'intolérable. C'est, cependant, une problématique particulièrement habituelle du traitement médiatique réservé au Front national : on n'a pas attendu ces municipales-là. Il y a également un deuxième enjeu lié à cette incongruité, c'est qu'elle est tout de même partagée par une majorité de Français. Même si aujourd'hui on assiste à une dédiabolisation du Front national, qu'un certain nombre de nos concitoyens adhèrent en partie aux idées développées par le FN et que beaucoup d'entre eux n'estiment plus qu'il représente une menace pour la démocratie, et en dépit des indicateurs objectifs qui actent cette dédiabolisation, il n'en reste pas moins qu'une majorité de Français pense encore le contraire. C'est donc nécessairement un enjeu que de servir, avec ce regard-là, des reportages sur le Front national. Donner à voir le Front national comme une incongruité à un public qui le voit déjà comme une incongruité, que ce soit en tournant en ridicule certains électeurs ou certains policiers, n'est pas étonnant d'un point de vue de logique médiatique.

De là à parler de zoo ou de safari médiatique, je crois que la métaphore est excessive. Je doute que les journalistes qui se rendent sur place se pensent en montreur d'ours qui souhaitent faire des électeurs des bêtes furieuses. Ça n'empêche, en revanche, que le reportage soit grêlé de jugement de valeurs au travers de pirouettes rhétoriques ou scénaristiques un peu ridicule.

Comment expliquer cette appréhension de la part des médias ? Peut-on parler d'un "clash sociologique" entre des journalistes souvent parisiens et des électeurs de plus en plus déconnectés de la vie nationale ?

La situation que vous brossez est caricaturale, mais il y a malheureusement un peu de ça. Si ça n'est pas Paris contre la Province ou les élites contre les petites gens (c'est encore, heureusement, un peu plus compliqué que cela), il y a effectivement une dimension de cette ordre-là, qui se traduit notamment par une forme de difficulté structurelle et sociologique. Les ressorts du vote populaire en faveur du Front national peuvent être difficiles à comprendre, notamment chez certains journalistes issus des services politiques des grands médias nationaux. Globalement, les journalistes les plus "légitimes" issus des médias les plus "légitimes" également. Il ne faut pas pour autant en faire l'alpha et l'oméga de toute chose en présentant, par exemple, une opposition spécifique entre Paris et la campagne. Précisément parce que cela revient à servir la soupe de tout un tas d'élus ou de candidats qui jouent là-dessus jusqu'à la caricature. Car c'est à mon sens une caricature, et qui est comme toute caricature à la fois excessive et non-conforme à complexité de la réalité, en plus de poser problème si elle reprise par les médias : c'est servir ceux qui font de cette caricature un argument politique.

Il y a néanmoins et effectivement deux France qui se rencontrent et certains journalistes se rendent bien compte qu'il y a une forme rupture, de déconnexion, avec le reste. C'est notamment le cas d'Eric Dupin qui a écrit des livres sur ce sujet. Il est nécessaire que les journalistes ne plaquent pas leur schéma mentaux et leurs univers culturels sur d'autres univers, ce qui résulte sur des jugements à l'emporte-pièce, des présentations de jugements de valeurs comme des données objectives, ou un choc des cultures.

Faut-il voir par ailleurs dans ces reportages souvent brefs et parfois sensationnalistes une autre conséquence de l'arrivée des chaînes d'informations ?

Je ne pense pas que la concurrence des chaines d'information continue aboutit de façon claire et systématique à multiplier les reportages aguicheurs. Je pense au contraire que la présence de cette concurrence aboutit à multiplier les reportages, puisqu'il faut bien nourrir l'antenne. Les reportages qui sont faits ne sont pas tous, loin s'en faut, porteurs d'une vision aguicheuse. A mon sens, s'ils ont des défauts, ça n'est pas tant à cause d'un parti pris ou d'un angle choisi en amont du sujet, mais simplement parce qu'ils sont fait dans l'urgence, à la va-vite. Ça n'en fait pas des sujets aguicheurs, mais des sujets tronqués, tape-à-l'œil, vite faits, mal informés. Par ailleurs, il faut rappeler qu'une partie de ces chaines d'information continue se nourrissent d'émissions de plateaux, de débats. Si parfois il y a des erreurs grossières qui peuvent se glisser dans certains reportages qui ne sont pas nécessairement assez soutenus intellectuellement, cela est compensé par les éclairages d'experts.

Le 8 avril, l'ensemble des grands médias ont publié en même temps le discours de politique générale du Premier ministre. L'intégrité de ces médias avait la même chose à proposer. On assiste à une espèce de loi de la concurrence inversée : si dans tous les autres domaines il s'agit de se démarquer, dans la presse il apparaît comme impossible de ne pas faire ce que le reste fait. Le principe de contre-information est très peu répandu. La course au scoop mène à la même soupe.

Ces villes sont souvent vécues comme le révélateur d'enjeux plus vastes sur la scène nationale. Ne les transforme-t-on pas un peu trop rapidement en symbole de la vie politique française ? Quelle est leur réelle représentativité ?

C'est effectivement le cas : il faut garder à l'esprit et à l'idée que les élections municipales concernent des enjeux municipaux. Il n'empêche tout de même qu'elles gagnent un enjeu national, ne serait-ce qu'en raison de la façon dont le Front national les impose comme tel. Les villes prises par le FN deviennent des laboratoires du Frontisme municipal. Et ce d'autant plus qu'on ne cesse de lui rappeler que cette expérience a déjà eu lieu en 1995 et que ça a été globalement un échec, exception faite d'Orange. Et si les journalistes voient ces élections municipales comme un enjeu national, c'est parce que le Front national les a présentés comme un enjeu national. Les journalistes ne sont pas nécessairement les premiers responsables.

Quant à ce qui relève de la représentativité de ce scrutin, l'histoire le dira. Prenons le cas de Béziers, l'une des prises les plus importantes du FN. Robert Ménard qui n'était pas étiqueté FN mais soutenu par le parti a tôt fait de prendre ses distances. Concernant les onze autres villes, huit maires se sont rendus au siège du Front national pour recevoir des consignes : il y a une volonté de prise en main du municipal par le national. Sur le terrain, ce sera difficilement applicable : les problématiques sont différentes selon les mairies. Il y aura peut-être quelques actes symboles, comme interdire le halal dans les cantines, mais au-delà de ça le municipalisme frontiste aura du mal à trouver un axe cohérent.

Ces biais de présentation ne sont-ils pas finalement bénéfique au Front national ? Accorde-t-on trop d'importance au sujet ?

Ça peut effectivement être bénéfique au Front national. Néanmoins, c'est une problématique qui est vieille comme l'histoire de celui-ci, puisque déjà entre 84 et 86 on faisait le procès de la presse à qui on reprochait d'avoir accordé trop d'importance au Front National, ce qui aurait été responsable de son succès aux européennes. Sur la scène nationale, ils sont soudainement devenus visibles en passant la barre des 10%. Mais ne pas parler du Front National entretient l'idée qu'on ne parle pas des petites gens dont le Front National se fait le défenseur, et si on en parle on lui fournit une forme de pub. Finalement, le débat est piégé : quoique l'on fasse c'est susceptible de poser problème. Il est certain néanmoins qu'en faire trop est contreproductif, c'est accorder une tribune au Front National, tandis que ne pas en parler c'est nourrir la rhétorique victimaire qui avait, notamment, été illustrée au moment des présidentielles par un Jean-Marie Le Pen bâillonné dans son clip de campagne.

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