Quand les centrales nucléaires françaises sont gérées avec la rigueur d’Homer Simpson<!-- --> | Atlantico.fr
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Homer Simpson.
Homer Simpson.
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Bonnes Feuilles

Entretien douteux, management des équipes inconscient, pièces de rechanges introuvables malgré un équipement en fin de vie, appel à de la sous-traitance non-qualifiée... Première partie de "EDF, la bombe à retardement", dernier ouvrage de Thierry Gadault.

Thierry Gadault

Thierry Gadault


Thierry Gadault, journaliste économique indépendant, a travaillé pour La Tribune, l'Expansion et le Nouvel Économiste. Il est co auteur d’"Henri Proglio, une réussite bien française. Enquête sur le président d'EDF et ses réseaux, les plus puissants de la République" aux Editions du moment, (2013), et publie fin octobre une enquête sur EDF chez First édition, "La bombe à retardement". Il est également rédacteur en chef du site Hexagones.fr

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Tout le monde connaît la famille Simpson : Homer, Marge, Bart, Lisa et Maggie. Un dessin animé américain, qui est une critique féroce de "l’american way of life", pourtant diffusé par l’une des chaînes les plus réactionnaires du pays (Fox, la même que celle qui se fit la propagandiste de la torture avec la série "24 Heures chrono"). Dans cette série drolissime, Homer travaille dans une centrale nucléaire et, évidemment, provoque un tas de catastrophes. Avant d’enquêter sur le nucléaire et EDF, je n’imaginais pas que ce dessin animé, totalement loufoque, puisse être aussi proche de la vérité !

C’est l’un des grands mythes du nucléaire français : l’exploitation des centrales serait parfaite (ou quasi parfaite). Pour preuve, la France, depuis le double accident grave survenu sur les  réacteurs graphite-gaz  de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, n’aurait connu aucun accident significatif sur ses réacteurs à eau pressurisée. Les compétences et le sérieux des équipes d’EDF seraient ainsi la première garantie qu’aucun risque notable n’est pris, l’électricien s’assurant que toutes les décisions vont d’abord dans le sens d’un strict respect de la sûreté des réacteurs.

Là encore, la réalité est bien différente de cette communication à l’eau de rose du lobby nucléaire. Pour s’en convaincre, un petit tour sur le site en ligne de l’ASN peut suffire : l’autorité de contrôle informe très régulièrement sur les incidents intervenus dans tel ou tel réacteur. Et la presse a pris l’habitude de consulter son site Internet, les journaux de la presse régionale faisant régulièrement leur une sur l’arrêt inattendu intervenu dans la centrale du coin. Certes, ces incidents, comme des rejets toxiques accidentels, ne semblent pas remettre en cause le sérieux d’EDF. Mais ils sont suffisamment fréquents – l’ASN dénombre une centaine d’incidents classés au niveau 1 de l’échelle des risques INES par an en France dont plus la moitié sont attribuables à EDF (27) – pour que l’on s’interroge toutefois sur la gestion quotidienne des centrales.

Si l’on veut rester un optimiste béat, persuadé que tout va pour le mieux, il ne faut donc pas discuter avec les salariés du nucléaire. Les très nombreuses anecdotes qu’ils racontent ont de quoi effrayer. Dans le long portrait que lui a consacré le quotidien La Croix quelques semaines avant son départ à la retraite (28), André- Claude Lacoste, qui présidait alors l’ASN, raconte ainsi comment, après plusieurs incidents incompréhensibles intervenus à la centrale de Dampierre (dans le Loiret), il a été contraint de s’y rendre en 2000, de réunir les huit cents salariés et de les mettre en garde contre une fermeture de l’installation si ces incidents se poursuivaient.

En descendant la Loire sur 200 kilomètres à partir de Dampierre, on arrive à Chinon. Cette très agréable ville des bords de Loire est évidemment connue pour son vignoble. Moins pour sa centrale. Et c’est bien dommage ! Située à quelques kilomètres sur la commune d’Avoine, la centrale de Chinon mérite une visite. Tout d’abord, cette centrale fut l’une des toutes premières construites en France : elle exploita jusqu’en 1990 quatre réac- teurs graphite-gaz. Dans les années quatre-vingt, EDF mit aussi en service sur ce site quatre nouveaux réacteurs REP. Mais certains des responsables du site furent, parfois, d’incroyables farceurs.

Il y a quelques années, croyant très certainement bien faire et surtout économiser des sous, un directeur de la centrale décida ainsi qu’il n’était pas nécessaire d’entretenir les deux canaux de dérivation qui approvisionnent en eau les réacteurs et les piscines d’entreposage du carburant usagé. Quelle tête de linotte, il avait oublié que la Loire charrie beaucoup de sable. Et que croyez-vous qu’il arriva ? Si, si, les deux canaux ont été totalement envahis par le sable ! EDF dut faire venir en catastrophe d’énormes pompes utilisées dans les polders néerlandais pour rétablir l’approvisionnement en eau des réacteurs, et le désensablage des canaux prit une bonne année. On cherche encore l’économie générée par l’arrêt de l’entretien des canaux. 

C’est le Dr Dominique Huez, aujourd’hui  retraité et longtemps emblématique médecin du travail de la centrale qui raconte cette histoire (29). Ayant passé près de trente années de sa vie à Chinon, ce médecin, pionnier dans les domaines de la recherche sur les maladies psycho-professionnelles et sur les risques sanitaires auxquels sont exposés les salariés du nucléaire, est une mine à bonnes histoires. Il se souvient notamment que peu de temps après son arrivée dans cette centrale, EDF fut confronté à un gros problème de pollution : les transports de combustibles usagés, qui à l’époque fuyaient beaucoup, passaient par la rue principale d’Avoine, commune dans laquelle est installée la centrale, qui était donc contaminée. Pour régler le problème (ou le cacher ?), EDF se contenta de recouvrir la rue d’une nouvelle couche de bitume.

Avant de quitter Chinon, une dernière histoire, toujours racontée par Dominique Huez. Outre ses huit réacteurs nucléaires (quatre réacteurs graphite-gaz et quatre REP), cette centrale abrita aussi un laboratoire de recherche métallurgique, dont l’objet était d’étudier l’effet du rayonnement ionisant sur le vieillissement des matériaux. On ne peut que se féliciter d’un tel sérieux d’EDF, puisque le vieillissement des cuves est au cœur de la problématique de l’allongement de la durée de vie des réacteurs. Seul problème, aucune règle en matière de sûreté n’y fut respectée, les matériaux contaminés étant entreposés n’importe comment. Ce laboratoire devint vite un haut lieu d’exposition aux radiations et EDF s’empressa de le fermer (un autre centre d’études a ouvert par la suite). Il y a quelques années, l’électricien fut contraint de rappeler en activité l’un des chercheurs (parti entre-temps à la retraite), attaché à ce laboratoire, pour savoir où étaient passés les matériaux contaminés et pour pouvoir nettoyer les lieux…

Ne quittons pas les bords de Loire, mais remontons son cours pour nous rendre à Belleville, cette centrale du Cher dont le béton des enceintes de confinement donne déjà des sueurs froides à l’ASN (voir chapitre précédent).

"Il y a quelques années, raconte Olivier (30), un technicien embauché lors de la mise en service  du premier  réacteur, nous avons eu un problème avec un diesel de secours qui sert à l’alimentation électrique des réacteurs en cas de coupure du réseau : de l’eau s’introduisait dans le carter d’huile. Il fallait donc réparer et surtout jeter l’huile. Mais voilà, quand on a voulu remettre de l’huile neuve, il n’y en avait pas une goutte de disponible dans tout EDF. La livraison n’est arrivée qu’une semaine avant que l’ASN nous oblige à fermer la centrale !" Petite précision, l’ASN avait donné un mois à  EDF  pour régler le problème.

"Actuellement, poursuit Olivier, nous avons le plus grand mal à trouver certaines pièces de rechange qui soient conformes au cahier des charges. EDF, en arrêtant pendant des années ses commandes auprès des industriels français qui avaient participé à la construction des centrales, a provoqué la faillite de nombre d’entre eux, et doit maintenant se fournir hors de France. Mais la qualité des pièces est très inégale. À Belle- ville, nous avons ainsi un équipement en fin de vie. Quand la pièce de rechange est arrivée, nous avons préféré ne pas l’instal- ler : elle était dans un état pire que l’équipement qu’elle devait remplacer. On l’a remisée au fond d’un hangar et elle partira à la ferraille !"

Quittons la Loire pour le Rhône, le cœur de l’in- dustrie nucléaire tricolore, et arrêtons-nous à Tricastin. Cette centrale se situe à 10 kilomètres de Pierrelatte, 30 kilomètres de Montélimar, et 50 kilomètres d’Avi- gnon. En septembre 2008, lors d’une opération de remplacement du combustible, deux assemblages de combustible sont restés accrochés au pont suspendu, en partie désengagés du cœur, pendant… sept semaines ! Les câbles auraient pu céder et entraîner la rupture des combustibles usagés, qui auraient alors relâché des produits de fission très dangereux dans l’atmosphère de l’enceinte, et potentiellement en dehors. Un incident similaire s’est reproduit dans la même centrale, un an plus tard, mais le temps de réaction des équipes d’EDF a cette fois été plus rapide.

Mais ces incidents à répétition ont amené des salariés de sous-traitants travaillant dans cette centrale, les premiers à être exposés à ces risques, à créer une association, Ma Zone Contrôlée, et un site en ligne pour informer sur leurs conditions de travail et exposer leurs revendications. Au fait, l’une des cuves nucléaires de Tricastin fait partie de celles qui connaissent un niveau de vieillissement accéléré et est placée, à ce titre, sous surveillance étroite de l’ASN.

Un exemple plus récent ? Tout le monde se souvient de l’interruption quasi simultanée et tout à fait inattendue des deux réacteurs de Fessenheim en avril 2014. Vu son grand âge, les inquiétudes des écologistes quant à son état réel et la promesse du gouvernement de fermer cette centrale, ce double incident a fait les gros titres de la presse. Mais l’explication officielle de ces arrêts non programmés se fait toujours attendre. C’est Le Canard enchaîné, dans son édition du 25 juin 2014, qui a raconté pour quelle raison le réacteur 1 avait subi un arrêt d’urgence. "Un bête amas de boue, de rouille et de limaille qui s’est accumulé" et a bouché le trop-plein d’un réservoir utilisé pour refroidir le réacteur. Quand les opérateurs ont rempli le réservoir, l’eau en trop n’a pu s’évacuer normalement et a donc débordé, pour retomber sur des armoires électriques provoquant un court-circuit et l’arrêt d’urgence. Quand on vous dit que la maintenance est bien faite et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter…

EDF a aussi pris,  quelques fois, des décisions  pour le moins surprenantes. Ainsi, il n’y a aucune équipe de pompiers professionnels sur les sites. La fonction est assurée par des salariés désignés "volontaires" et formés sommairement. "Je suis le pompier volontaire responsable en cas d’incendie", raconte ainsi un technicien qui avoue son appréhension face au feu. En cas d’accident, c’est donc une équipe de pompiers professionnels extérieure au site qui doit venir au secours des maigres forces d’EDF. Outre le temps ainsi perdu, se pose un autre problème : bien souvent, les pompiers extérieurs ne connaissent pas, ou très mal, le site dans lequel ils doivent intervenir, notamment les zones contrôlées (irradiées), où ils ne peuvent se rendre que revêtus des tenues de protection idoines. Pour les guider, ce sont généralement des gardiens du site (bien souvent des anciens salariés de la sous-traitance qui ont ainsi été reclassés) qui doivent intervenir. Une garantie de sûreté ?

Est-il nécessaire de poursuivre et de donner d’autres exemples ? Parler des erreurs de vis qui empêchent des soupapes de sécurité de fonctionner, des problèmes multiples sur les soudures, des  matériels  de  sécurité qui ne sont pas installés lors de travaux dangereux, des couvercles de cuves qu’il a fallu changer en urgence… En discutant avec les salariés, une évidence apparaît : la gestion quotidienne des centrales a souvent été réalisée sans grand souci particulier pour la sûreté. Au démarrage des réacteurs, dans les années quatre-vingt jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, ce fut même un peu le "Far West". Ce qui pouvait s’expliquer : les équipes apprenaient leur métier en même temps qu’elles le pratiquaient au quotidien. Mais avec le temps, si les équipes en place, embauchées dans les années soixante- dix et quatre-vingt, ont gagné en expérience  et  en compétences, les conditions de travail se sont significativement détériorées. Les pressions exercées par l’encadrement pour baisser les coûts à tout prix en sont l’une des principales causes.

Si les réacteurs conçus pour durer au plus quarante ans ont tenu jusqu’à présent, rien n’assure, contrairement aux affirmations de la direction d’EDF, qu’ils tiendront le choc d’un prolongement jusqu’à soixante ans en raison de l’impasse faite sur la maintenance pendant une dizaine d’années, des problèmes de conception et de construction, et, surtout, de la désorganisation du travail induite par le recours massif à la sous-traitance. C’est cette question sociale, volontairement minorée par EDF, qui peut tout faire sauter et provoquer un accident grave.

27. EDF a recensé, en 2013, soixante-neuf incidents classés au niveau 1 sur ses réacteurs.

28. Emmanuel Laju, "André-Claude Lacoste, l’incorruptible du nucléaire", La Croix, le 12 octobre 2012.

29. Entretien avec l’auteur le 7 avril 2014.

30. Le prénom a été changé pour éviter à ce salarié d’EDF tout problème avec sa direction.

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