Quand le PS renonce à une vision socialiste du monde pour une posture tiède sur l'émancipation<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Quand le PS renonce à une vision socialiste du monde pour une posture tiède sur l'émancipation
©Reuters

Bonnes feuilles

Socialisme et émancipation sensuelle sont-ils compatibles ? C’est à cette épineuse question que Thomas Bouchet tente de répondre en passant au crible du plaisir des sens deux siècles d’histoire des socialismes français. Extrait de "Les fruits défendus" publié chez Stock (1/2).

Thomas Bouchet

Thomas Bouchet

Thomas Bouchet, enseignant-chercheur en histoire à l’université de Bourgogne, a publié Noms d’oiseaux, l’insulte en politique de la Restauration à nos jours (Stock, 2010, prix Lucien Febvre).

Voir la bio »

Depuis son éclatante victoire aux élections législatives de juin 1981 – majorité absolue des sièges – le PS occupe une position soit hégémonique soit dominante sur la partie gauche de l’échiquier politique français. La situation des autres partis de gauche est moins favorable. Le PCF connaît un déclin électoral très marqué, symptôme d’une profonde crise d’identité et d’une réorientation doctrinale qui trouve à l’orée de l’année 2013 une traduction symbolique très nette : la disparition de la faucille et du marteau sur les cartes d’adhérent ou sur le site officiel du parti. Quant aux autres – les divers partis écologistes de gauche, le Mouvement des radicaux de gauche devenu Parti radical de gauche, l’extrême gauche –, ils ne parviennent pas à rallier suffisamment d’électeurs autour d’eux. Le PS s’affirme comme l’instance d’expression par excellence des idées socialistes et relègue à l’arrière-plan les autres défenseurs de ces idées. Puissant, ce parti n’est pas pour autant homogène : comme à chacune des étapes de son histoire, il est parcouru de tensions récurrentes qui renvoient à la diversité des sensibilités qui le composent. Les premiers secrétaires successifs du parti depuis 1981 reflètent en partie cette bigarrure, qui s’exprime plus nettement encore lors des débats de congrès ou à l’échelle locale.

L’une des principales caractéristiques de l’histoire du PS de ces dernières décennies est que ses dirigeants ne parviennent guère, ou ne cherchent guère, à mettre en évidence une vision socialiste du monde. La vitalité du parti n’est réellement perceptible qu’à l’occasion des grands rendez-vous électoraux. Parmi les « 110 propositions pour la France » qui structurent la campagne de l’Union de la gauche aux élections présidentielles de 1981, celles qui ne sont ni appliquées ni abandonnées dans les années suivantes se retrouvent ensuite au fil des projets et des programmes, modernisées pour certaines, retouchées pour d’autres, mais sans renouveau notable – y compris dans les propositions qui assortissent le projet-programme de 2012. Le Parti socialiste d’aujourd’hui, largement converti aux lois de l’économie de marché, est de moins en moins engagé dans la lutte contre le capitalisme. Au terme de la déclaration de principes adoptée par les adhérents en 2008, le PS s’assigne pour mission, dans des termes prudents, la « contestation de l’organisation sociale façonnée par le capitalisme ». Ici aussi l’effet de brouillage est net. Pour enrayer la progression du candidat du Front de gauche lors de la campagne présidentielle de 2012, le candidat socialiste François Hollande déclare : « Mon projet est socialiste et je suis socialiste. » Au début du printemps 2013, le même homme, devenu président de la République, explique : « Je ne suis maintenant plus président socialiste. » Ce faisant, il se place dans le sillage de Lionel Jospin, candidat du PS aux élections présidentielles de 2002 (« Le projet que je propose au pays, ce n’est pas un projet socialiste »).

À l’issue de la déclaration de principes de 2008, « le but de l’action socialiste est l’émancipation complète de la personne humaine » (article 1er). Pourtant, la question des moeurs n’y est en général pas abordée de front. Acclimaté aux règles de prudence que lui impose sa volonté de gouverner, attentif à ne pas donner prise aux critiques de la droite sur ses capacités, le PS affirme certes dans les domaines des droits des femmes et des homosexuels une volonté déterminée d’accroître les libertés civiles et civiques, tout en se gardant d’insister sur les conséquences qui en découlent pour l’épanouissement sensuel en société. La loi sur le pacte civil de solidarité (PACS) est promulguée en novembre 1999 sous le gouvernement Jospin, et la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe en mai 2013 sous le gouvernement Ayrault. Dans les deux cas, il n’est pas question de faire disparaître l’institution du mariage classique, cible privilégiée d’une partie des socialistes des siècles derniers : l’idée est plutôt d’assouplir le modèle de la vie à deux.

Ses priorités électoralistes assumées font du PS un parti de plus en plus fragile à l’échelle de la vie militante au quotidien, à en croire par exemple les analyses sans concession que livrent en 2006 les politologues Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki en conclusion de "La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui". « Au final, la société des socialistes apparaît fermée, bloquée, dominée par une oligarchie très attachée à son pouvoir et aux profits qu’elle en tire, peu ouverte sur son environnement social, de plus en plus imperméable aux groupes qu’elle est censée représenter et repliée sur des luttes dont la dimension idéologique apparaît secondaire. » Les liens avec les divers réseaux associatifs qui en façonnaient l’histoire se sont selon eux desserrés et le PS est devenu, plus que jamais, un univers « où tend à dominer, derrière les codes de la “camaraderie” militante, une économie morale du cynisme ». D’où un mouvement de dessèchement peu propice non seulement à l’inventivité doctrinale et à l’ouverture sur de nouveaux domaines d’action, mais aussi aux réjouissances militantes collectives. La pratique de la fête socialiste de section a tendance à s’étioler depuis les années 1970, explique au début du XXIe siècle Louinou, adhérent socialiste depuis les années 1930 dans le Tarn, à la section de Carmaux – fief de Jaurès. C’est lui qui cuisine pour la fête militante de la Sainte-Barbe. « Je prépare les tripous. J’en fais six cents. Et en même temps, des dindes rôties. Je fais des dindes rôties. Les hors-d’oeuvre, les tripous, le légume, les dindes, la salade, le fromage, la pâtisserie, et l’orchestre pour danser. Et après, on leur offre la “gratounade” ! On fait payer 10 euros […]. Cette année, j’ai fait des fritons de canard. Et y z’en mangent comme des petits cochons ! » Mais il se sent de plus en plus seul. Philippe Marlière rapporte qu’il « peste contre ses camarades socialistes avec qui il est si difficile d’organiser des repas ». Et Marlière de conclure que la fête de section bascule peu à peu du côté du passé, que sa portée à la fois militante et réjouissante s’affaiblit, que désormais c’est surtout « au coeur de la mémoire festive des organisations de gauche carmausiennes » que survit le « socialisme gastronomique ». L’histoire récente des fêtes de la Rose, qui n’ont malheureusement donné lieu jusqu’ici à aucune étude d’ensemble, fournirait sans doute des éléments d’appréciation supplémentaires sur cette question.

Dans le PS de 2013, l’indétermination doctrinale et le désir de plus en plus affirmé de rectitude morale vont souvent de pair. Voilà qui est sensible à la fois chez les dirigeants et dans les milieux intellectuels qui gravitent à proximité du parti. « La question morale est devenue l’un des aspects, et non des moindres, de la question sociale », souligne Christophe Prochasson en ouverture de son récent essai La gauche est-elle morale ? Il en appelle dans cette perspective à une refondation du socialisme fondée sur une exigence morale à plusieurs facettes – morale ordinaire des dirigeants, morale de l’économie sociale face au capitalisme, morale de la doctrine dans son ensemble. À l’image du président de la République François Hollande ou du premier secrétaire du parti Harlem Désir, le PS d’aujourd’hui se fait discret, se veut aimable, prend le risque de la fadeur. Le poing et la rose qui identifiaient avec éclat le parti des années 1970 et suivantes sont depuis 2010 relégués à l’angle supérieur droit du sigle officiel, aussi bien sur le nouveau site Internet du PS que sur ses affiches électorales. À l’occasion de l’élection primaire organisée par le PS en vue des présidentielles de 2012, l’éditorialiste de sensibilité socialiste Jacques Julliard écrit dans Marianne un « Étonnez-nous, François » où il explique pourquoi le candidat Hollande progresse dans les sondages : la première raison, « c’est qu’il a maigri. […] Un homme qui aime la bonne chère et qui s’impose de tels sacrifices entend envoyer un message ». Julliard salue son « ascèse matérielle » point de passage selon lui obligé pour accéder à la « maîtrise spirituelle ».

Extrait de "Les fruits défendus", de Thomas Bouchet, publié chez Stock, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !