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Quand la théorie de la fin du christianisme est l’argument qui achève de faire basculer les jeunes radicalisés dans le djihad
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Du sens plutôt que des valeurs

Plusieurs attentats ont eu lieu à Paris vendredi 13 novembre, faisant 129 morts et des centaines de blessés. Parmi les assaillants, plusieurs étaient Français. Cette radicalisation de certains jeunes s'explique par le besoin de combler un vide tant idéologique que théologique.

Brigitte Juy-Erbibou

Brigitte Juy-Erbibou

Brigitte Juy-Erbibou est psychanalyste, chargée de cours à l’université de Nice. Elle est également membre de l'association Entr'Autres, en charge de la déradicalisation de jeunes à Nice.

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Atlantico :Cette théorie qui présente le christianisme comme une religion morte au profit de l'islam ne fait-elle pas preuve d'une certaine forme de nihilisme ? Dans quelle mesure est-ce qu'une apathie sur le plan des valeurs, de la part de l'Occident, ne nourrit-elle pas les discours qui radicalisent ces jeunes ?

Brigitte Juy-Erbibou : C'est effectivement le cas, et le terme d'apathie est très juste. J'ai plusieurs exemples qui confirment cette théorie. Récemment, des personnes converties (au moins trois me viennent à l'esprit) ont cherché des recours et des réponses du côté du christianisme. Ils n'ont pas trouvé, pour des questions parfois très bêtes. Je pense notamment à un homme qui est désormais converti et est devenu un tabligh, un membre d'un mouvement de prédication radical. Il faisait face à une crise mystique et cherchait des réponses. Toutes les églises auprès desquelles il s'est rendu étaient fermées. Il a rencontré quelqu'un qui l'a conduit vers un imam et était converti dans la semaine suivante. C'est un homme que nous avons rencontré et c'est un exemple très parlant : pour certains, le christianisme, et l'Occident de façon plus générale, ne se présente plus comme le défenseur des valeurs d'un univers de sens cohérent.

L'islam, du moins celui des recruteurs, se fait entendre. Chez des jeunes fragiles ou des adolescents, il est évident qu'il offre des réponses à un questionnement massif lié à l'âge et à un non-sens ambiant dans nos sociétés apathiques. L'Occident est silencieux vis-à-vis de son cercle de valeur et celles prônés par les recruteurs sont beaucoup plus audibles. Cela ne fait que nourrir leur discours. Je repense également à un éducateur que j'ai croisé il y a quelques jours, qui me disait "ils sont meilleurs éducateurs que nous", à raison. Ils éduquent plus vite et de façon plus efficace que nous. Et ce parce qu'ils proposent des réponses (fausses, bien entendu) immédiates et qui font sens. C'est pour cette raison qu'il m'apparaît important de parler d'univers de sens peut-être plus que de valeurs : revenons sur un exemple vécu. Une jeune de 15 ans que nous recevons nous demande de lui expliquer pourquoi la mort après avoir perdu une personne chère, soulignant le fait qu'elle n'a aucune réponse. Ce genre de questionnement ne trouvera pas de réponse dans des valeurs de citoyenneté ou de laïcité. C'était le travail des religions que de répondre à ça.

Vendredi 13 novembre, plusieurs attentats frappaient Paris, provoquant 129 morts et de nombreux blessés. Parmi les terroristes, plusieurs étaient français. Au vu et au su de votre experience, quels sont les ressorts intellectuels qui peuvent mener ces jeunes à agir de la sorte ?

Je ne parlerais pas de ressorts intellectuels, mais davantage de ressorts idéologiques. Il faut discerner les profils de ces jeunes qui peuvent être concernés. A partir de ces profils, on peut parler des discours idéologiques, qui les font basculer dans un univers mental, lequel peut les conduire jusqu'à un passage à l'acte comme ce fut malheureusement le cas, ce vendredi 13 novembre.

Ce qu'il nous a été possible d'observer, c'est que ces jeunes que nous suivons (parfois très jeunes, encore adolescents, parfois plus âgés, aux alentours de 27 ans comme c'est le cas des kamikazes du vendredi 13 novembre) n'ont pas nécessairement un profil pathologique. De même, comme on a souvent tendance à le croire, ils n'appartiennent pas forcément non plus à des classes sociales inférieures. Ce que l'on retrouve néanmoins, c'est un sentiment (réel ou imaginaire) d'offense ou de blessure. Ce sentiment de blessure est transformé par l'efficacité de discours redoutables en un sentiment de préjudice véritable, qui appelle à la vengeance, fait naître un désir de vindicte. Ce même désir leur est donc donné par les prédicateurs et leurs discours comme un "prêt-à-penser", d'abord, puis "prêt-à-exécuter" ensuite. Ce qui est très important, c'est qu'un sentiment de blessure peut-être transformé chez toute personne par l'efficacité de plusieurs discours, jusqu'à devenir un sentiment d'être la victime, d'être préjudicié. De ce fait, il y a un appel à la vindicte.

Ces discours sont au nombre de cinq. Le premier d'entre eux est communautariste : il consiste à dire "Tu appartiens à une communauté", mais implique également l'opposition franche et la rupture avec les valeurs de sociétés comme la citoyenneté ou la laïcité. Le deuxième discours découle du premier et est identitariste, "tu appartiens à une communauté et à ce titre tu dois mettre en avant ton identité, et ce avant l'identité nationale". Le troisième discours est la clef de voûte de tout ce dispositif et vise à faire passer un message victimaire : "tu es la victime". Ce même discours victimaire amène avec lui le complotisme. Le jeune se croit alors désigné victime par les autres et parce que ces autres complotent contre lui... À partir de là, le dernier vecteur et le plus simple est le suivant : le comploteur des comploteurs c'est l'Occident, c'est le juif. Il s'agit d'un discours antisémite, qui nourrit et construit un discours capitalo-américano-sionniste.

C'est un modèle que nous avons construit à partir du terrain et qui revient dans chacun des cas. A chaque fois que nous écoutons un jeune, quelque que soit son âge, quelles que soient ses revendications, il répond à ce modèle. Ces discours sont construits au travers de rencontres avec les recruteurs, mais aussi via internet, les rencontres qu'ils peuvent y faire et différentes vidéos. Parfois des discours politiques issus de la scène publique viennent également nourrir ce propos. C'est souvent le cas quand ces discours politiques sont marqués par le communautarisme comme pour les Indigènes de la République. Tout ces agents se recoupent pour former un discours qui s'amplifie et finit par devenir une vérité à leurs yeux.

Dans le cadre des événements du vendredi 13 novembre, ces mêmes discours se sont enflammés, ont donné lieu à un désir de vengeance croissant. Cela a fini par côtoyer une véritable haine intérieure et une sacralisation de la violence. Ce n'est pas le sixième discours, c'est un passage qu'on peine à comprendre. De radicalisable à radicalisé au point de passer à l'acte. On sait qu'il faut une sacralisation, tant de la haine que de la violence : c'est la condition sine qua non.

Rien n'indique que tous ces djihadistes provenaient de Syrie. Passer par la Syrie pour faire le djihad représente-t-il toujours une nécessité ? Vous parlez de djihadisation plutôt que de radicalisation… Qu'est-ce que cela signifie et implique ?

Bien qu'il s'agisse effectivement de termes consensuels, nous préférons faire la différence entre radicalisation et djihadisation à l'association Entr'Autres. Souvent, dans nos formations comme sur le terrain, nous entendons qu'il y a eu beaucoup de radicalisation, d'organisations radicales, qui désigne régulièrement des radicalités d'extrême gauche. Nous avons souhaité différencier ces radicalités avec ce qui se produit aujourd'hui.

En outre, aucun des jeunes que nous rencontrons ne se prétend radical. "Je fais le djihad", c'est leur propos. Eux-même se positionnent ainsi. Le djihad, c'est la conquête au nom d'Allah, et c'est de cela dont ils se réclament. Les radicalités, le radicalisme, au sens de la sociologie anglaise, consistent à vouloir éliminer une ancienne société au profit d'une nouvelle, avec ses utopies et ses radicalités d'extrême gauche. Il s'agit donc de différencier ces deux concepts, mais également d'utiliser le mot djihad, qui a beaucoup plus de sens en cela qu'il se réfère aux premiers textes religieux de Mahomet.

Cela implique bien évidemment une certaine forme de fanatisation et le passage dans cet univers mental particulier que nous évoquions plus haut. Ils ont le sentiment, fondamentalement, de devenir des héros. Cela rejoint l'idée du passage du dérisoire au grandiose. On leur propose cette idée, au travers de discours qu'on leur livre clef en main et qui répondent à toutes leurs blessures intérieures (ce qui, au passage, n'est pas le cas des radicalités de gauche).

De quels moyens dispose-t-on concrètement pour venir en aide aux victimes de cet endoctrinement ? Quels sont les armes dont on dispose pour les "dé-radicaliser" ?

En premier lieu, il faut beaucoup de travail en amont. Cela passe par de la détection, de la prévention. C'est la raison pour laquelle l'association Entr'Autres s'emploie à former les travailleurs sociaux sur ce genre de problématiques. Tant que nous sommes dans la première partie du phénomène, tant que le sentiment de blessure ne s'est pas encore cristallisé en un véritable sentiment de préjudice, il est encore possible d'intervenir. Dès lors que le préjudice est vécu comme tel, quand le sentiment de vengeance devient la seule issue pour passer au grandiose, on fait face à un phénomène qui s'est beaucoup complexifié. C'est pratiquement un point de non-retour.

Nous disposons de nos propres moyens pour travailler ces jeunes, mais je suppose que la République dispose également des siens, au travers des forces de police, de l'action des politiques, etc. Aujourd'hui, on entend que 2000 jeunes partent pour la Syrie. Nous avons toujours tenu ce discours, et également celui sur les sympathisants ! Parce qu'il n'y a pas qu'eux, il y a également des sympathisants qui sont au nombre de 12 à 15 000. C'est un chiffre qui, jusqu'à présent n'était pas mentionné et mieux valait ne pas en parler en colloque.

Lors de la prise en charge, la première étape vise à déterminer à quel stade en sont ces jeunes. S'agit-il de pseudos-djihadistes, de protos-dijhadistes, ou de pré-djihadistes susceptibles de basculer comme ce vendredi 13 novembre ? Ce besoin d'évaluation est primordial. S'il s'agit de pseudos, ils sont assez simple à récupérer. Il s'agit d'une espèce de couverture mais qui n'est pas profondément radicalisable ou djihadisable. Ensuite... Plus on monte dans les catégories, plus cela devient difficile.

Nous menons une expérience pilote sur laquelle nous créons notre expertise et notre compréhension du problème. Pour ce faire, nous sommes deux, ma collègue Amélie Boukhobza et moi même, à travailler avec les jeunes et leurs parents. Nous constatons dans quel milieu familial ils évoluent. Nous recevons régulièrement ces jeunes, et une fois sur trois un politologue-idéologue de l'équipe de Gilles Kepel intervient avec nous. Il s'agit de créer un contre-discours, une alternative à un univers mental figé. Enfin, nous avons également à nos côtés un mentor, pratiquant religieux, qui les accompagne dans certain cas très informels. Il les accompagne au cimetière, les emmène à la mosquée quand ils expliquent qu'il n'y en a pas, les conduit jusqu'à un imam pour qu'ils puissent discuter avec, etc.

Quant à savoir si c'est efficace, il est important de regarder les profils. Face à des pseudos, c'est assez facile. Face à ceux qui nourrissent des demandes de sens, c'est également quelque chose qui les aide, et qui aura tendance à les intéresser : ils ont des réponses et les contre-discours prouvent qu'il existe des alternatives, d'autres vérités. Enfin, il y en a d'autres, dont on sent qu'on les ébranle un peu. Ils sont généralement très intéressés par l'idéologie, mais dès lors qu'on les lâche dans la nature, on sent qu'il y a un autre discours, qu'on appelle un contre-contre-discours, mené par les recruteurs. Ils se méfient de nous.

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