Pulsions de revendication dans la langue française, le nouvel avatar du féminisme dévoyé<!-- --> | Atlantico.fr
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Des jeunes filles à l'école en train d'écrire.
Des jeunes filles à l'école en train d'écrire.
©Philippe HUGUEN / AFP

Bonnes feuilles

Jean Szlamowicz publie « Le Sexe et la Langue » aux éditions Intervalles. Il ne faut pas confondre la langue et le sexe. Le genre des mots et le sexe des gens. Or, avec une déconcertante régularité, les débats de société mélangent volontiers le mot et la chose. Dernier avatar de ce manichéisme militant, l’écriture dite « inclusive » fait partie de ces outils idéologiques masqués par une apparente posture humaniste. Extrait 2/2.

Jean Szlamowicz

Jean Szlamowicz

Jean Szlamowicz est Professeur des universités. Normalien et agrégé d’anglais, il est linguiste, traducteur littéraire et est également producteur de jazz (www.spiritofjazz.fr). Il a notamment écrit Le sexe et la langue (2018, Intervalles) et Jazz Talk (2021, PUM) ainsi que Les moutons de la pensée. Nouveaux conformismes idéologiques. (2022, Le Cerf).
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Dès qu’il est question de sujets polémiques, on voit des personnes qu’on croyait dotées de toutes leurs facultés céder à un anthropomorphisme ravageur et imaginer que non seulement la langue est sexiste mais qu’elle est mal intentionnée. La langue est « coupable », la langue est « responsable », la langue est «  réactionnaire  ». Il est vrai que l’exemple vient de haut puisqu’un éminent philosophe bourgeois avait déclaré que « la langue est fasciste », cette pute.

On trouve ainsi dans la presse des militants de centre-ville certains fantasmes victimaires qui se déchaînent à la faveur de raisonnements délirants  :  «  C’est comme si une règle de grammaire marchait en fonction du salaire. Plus le salaire est bas, plus on accorde en genre. Plus il est haut, plus le masculin s’impose  ». Si l’on suit cette logique cela signifie que les femmes avec des hauts salaires sont privées de leur petit nom personnel ? L’injustice n’est donc pas dans la privation des métiers prestigieux mais dans le déficit de suffixe adéquat ? Il semble pourtant que si le patriarcat s’exerçait avec la force implacable qu’on lui prête il n’y aurait tout simplement pas de ministre, de présidente, de magistrate, d’avocate, de directrice ni d’ambassadrice. C’est bien le cas dans les pays authentiquement phallocrates où l’on parle d’autres langues que le français et où les femmes sont sous la tutelle juridique des hommes, y compris pour conduire une voiture. Précisons qu’il n’existe pas d’officine masculiniste indexant les salaires sur la péjoration lexicale et auprès de laquelle les francophones s’informeraient pour appliquer des recommandations officielles. La langue n’est pas une nomenclature réglementée, malgré la dilection argumentative consistant à faire comme si l’Académie française nous mettait les mots dans la bouche et venait contrôler leur usage  — il faut toujours s’inventer un flic pour faire semblant de s’en libérer, surtout quand on prétend à devenir le nouveau flic de la grammaire.

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Les revendications se focalisent toujours sur les mêmes exemples, faisant comme si les professions les plus éminentes étaient cadenassées par des hommes sans remarquer l’absence de féminin pour cheminot, cordonnier, tailleur, barbier, mineur, forgeron, etc. Si ces métiers sont ou ont été exercés par des hommes, d’autres sont ou ont été plutôt exercés par des femmes (nourrice, blanchisseuse, dentelière, camériste, sage-femme, etc.).

Une société où existe une division du travail répond à un certain ordre social : qu’un homme soit forgeron et une femme nourrice ne correspond à aucune forme d’injustice. Que l’évolution du confort technique permette que des métiers autrefois de force soient maintenant accessibles aux femmes et que l’évolution égalitariste de l’ordre social permettent aux femmes d’exercer des métiers de pouvoir autrefois réservés aux hommes, cela n’a rien à voir avec la grammaire.

Avec une mauvaise foi considérable, les militants sélectionnent toujours les mêmes métiers dont ils présentent comme une injustice l’absence de suffixe féminin. On pourrait établir une liste beaucoup plus longue des métiers modestes, des métiers de force, des métiers ingrats et montrer leur absence de féminin. Aixier, arquebusier, blanchot, borin, chalandon, chatraire, falot…  : il est facile d’établir des listes historiques de métiers modestes  —  parce que c’est le cas de la plupart des métiers, parce que dans la société rurale, la pénibilité est la règle — et de constater que les femmes ne les pratiquaient pas. Une mauvaise foi militante équivalente à celle du néo-féminisme illuminé nous pousserait à en conclure que les femmes sont des feignasses. Au lieu de cela, nous pouvons simplement constater que certaines fonctions étaient traditionnellement exercées par des hommes et d’autres par des femmes. Il est naturel que la langue en porte la trace. Et quand on parle du « coureur de la marquise », il faut bien constater que l’étagement des classes sociales ne faisait pas systématiquement des femmes les esclaves des hommes. Aurait-on abandonné le paradigme marxiste de la lutte des classes pour le remplacer par la lutte des sexes ? La binarisation idéologique n’est jamais bon signe pour comprendre des phénomènes nécessairement complexes.

L’offensive argumentative tous azimuts des militants provoque des simplifications évidemment partiales. Qu’un mot féminin soit péjoratif, et ce sont toutes les femmes qui sont offensées. Qu’un mot masculin soit péjoratif, ce sont aussi toutes les femmes qui se retrouvent offensées si on l’applique à une femme. Que le référent soit masculin (fripouille, brute, crapule, canaille…) ou féminin (laideron), on trouvera toujours un raisonnement pour polariser le hasard grammatical en une indicible souffrance morale. Seulement, tous les mots du français portant nécessairement une marque de genre, il suffit de sélectionner toute péjoration portant une marque de féminin pour « démontrer » un système phallocrate. C’est la source de bien des blagues, mais cela ne devrait pas valoir pour comprendre ce qu’est le féminin dans le lexique.

L’argument d’une confiscation par les mâles des meilleurs titres est sans fondement linguistique. Les mécanismes d’habituation linguistique bloquant la formation de certains féminins n’ont rien à voir avec le prestige de ces mots. De fait, on a moins de mal à parler de directrice que de fossoyeuse. On notera qu’on n’arrive guère à mettre au féminin imposteur, ivrogne, cuistre, menuisier, pompier, tailleur, témoin, gourmet, mandarin… de la même manière qu’on n’arrive pas vraiment à avoir de masculin pour sage-femme, cantatrice, putain, marâtre, hôtesse d’accueil, termes dont la pratique est loin d’être l’apanage des femmes. Il y a des mots sans masculin et des mots sans féminin — ce qui n’empêche pas l’évolution du lexique  :  on entend désormais couramment homme de ménage qui était naguère ressenti comme étrange.

Une auteur remarque que partisane et policière existent comme adjectifs, « preuve que le blocage n’est pas morphologique mais social  ». Le temps qu’elle l’écrive et l’usage l’a rattrapée : policière est aujourd’hui parfaitement courant, tout simplement parce que la police n’est plus un métier réservé aux hommes — et la langue n’est visiblement pas responsable d’avoir empêché des vocations. On comprend mal pourquoi les francophones (composés pour moitié de femmes, tout de même) seraient sexistes pour le mot autrice et partisane mais pas pour romancière, historienne ou policière. Cette même auteur note aussi l’obsolescence de charlatane, vétérane, quidane. C’est bien une indication que l’évolution est aléatoire — il y a des féminins qui apparaissent et d’autres qui disparaissent. On parle de la force de l’habitude, ce qui est absolument vrai : si les locuteurs ont besoin d’un féminin, ils le créeront et l’utiliseront. S’ils n’en ont pas besoin, ils ne passent pas leur temps, comme le font les militants, à imaginer des féminins inutiles.

Il en va de même pour toute réalité émergente dans la langue : avant que le mot fast food ne soit courant, il était exotique — et s’il apparaît vers 1972 en français, il n’est pas dans le TLF… La question de la « résistance » à la féminisation est la même que celle des emprunts aux langues étrangères : il y a processus d’habituation à des mots nouveaux. Cela concerne toutes les nouveautés : néologismes, emprunts, jargons émergeant à l’extérieur de leur sphère sociolectale sont d’abord d’un emploi malaisé. Soit ils finissent par s’implanter dans la langue standard, soit ils disparaissent.

Extrait du livre de Jean Szlamowicz, « Le Sexe et la Langue », publié aux éditions Intervalles

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