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Pub pendant les programmes pour les enfants : petits consommateurs ou petites victimes, l’impossible débat entre psys et publicitaires
©Reuters

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Le Sénat vient de voter en faveur de l'interdiction de la publicité dans le cadre des programmes pour enfants sur les chaînes du service public. La confirmation de cette interdiction est peu probable de la part de l'Assemblée nationale. Cette interdiction oppose sénateurs et députés français, mais pas seulement.

Jean-Paul Brunier

Jean-Paul Brunier

Jean-Paul Brunier est Global Client Lead chez Publicis Groupe.

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Serge Tisseron

Serge Tisseron

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie, membre de l’Académie des technologies et du Conseil national du numérique. Son dernier ouvrage paru : « L’Emprise insidieuse des machines parlantes : plus jamais seul » (Ed. Les Liens qui Libèrent).

Il a réalisé sa thèse de médecine sous la forme d’une bande dessinée (1975), puis découvert le secret de la famille de Hergé uniquement à partir de la lecture des albums de Tintin (1983).

Il est l’auteur d’une trentaine d’essais personnels. Il a imaginé en 2007 les repères "3-6-9-12, pour apprivoiser les écrans", et le "Jeu des Trois Figures" pour développer l’empathie et lutter contre la violence dès l’école maternelle.

Il a créé en 2012 le site memoiredescatastrophes.org, la mémoire de chacun au service de la résilience de tous". Il est coauteur de l’avis de l’Académie des sciences "L’enfant et les écrans". Il est aussi photographe et dessinateur.

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Atlantico : Une interdiction de la publicité dans le cadre des programmes pour enfants vous paraît-elle justifiée ? Doit-elle concerner tous les produits ? La notion de risque pour les enfants est mise en avant, de quels risques parle-t-on ? Sont-ils réels ?

Jean-Paul Brunier : Le réflexe de limiter ou d’interdire la publicité pour générer un changement de comportement est devenu trop systématique. Il est un palliatif symbolique aux moyens qui ne sont  pas consacrés à la responsabilisation des gens, - leur information -, ce qui constitue un droit pour eux et un devoir pour les pouvoirs publics. L’Etat, les éducateurs - les parents, mais aussi les aînés en général - sont les meilleurs ambassadeurs d’une consommation responsable et raisonnée. Ils sont surtout les mieux placés pour éduquer l’enfant à prendre conscience du maillage communicationnel qui se construit autour d’eux - et parfois pour eux. Si hier nous parlions d’instruction publique, aujourd’hui nous parlons d’Éducation nationale. Les pouvoir publics ne cessent de déresponsabiliser les citoyens. Il faut cesser d’imaginer que les français ne sont pas en mesure d’éduquer leurs enfants. Si l’école peut bien entendu avoir un rôle à jouer pour faire prendre conscience aux enfants qu’il existe des publicités et qu’il en existe qui leur sont adressées, le rôle de l’Etat sera rempli.

L’Etat a déjà pris des pas vers la responsabilisation de la publicité : en plus de la loi du 27 mars 1992 qui intègre les directives européennes de la Télévision Sans Frontières, d’autres règlementations ont été mises en place, comme l’interdiction des interruptions publicitaires d’émissions d’une durée inférieure à 30 minutes.

De plus, depuis 2003, les publicités ne doivent pas inciter à une consommation excessive, à une alimentation inconsidérée ou à une minimisation de l’autorité des parents. Finalement, depuis 2007 et 2008, les messages sanitaires accompagnent les messages publicitaires et les émissions pour enfants de moins de 15 ans ne sont pas accompagnées de publicités pour les sodas, les sucreries ou les céréales.

L’Autorité d’autorégulation effectue un travail de fond depuis des années pour faire respecter la lettre et l’esprit de la loi.

Serge Tisseron : L’ensemble de la communauté scientifique et des professionnels de la petite enfance sont unanimes pour dire que la publicité dans les programmes pour enfants est problématique et qu’il vaudrait mieux la supprimer. Il existe au moins quatre raisons à cela.

La première est que, dans une société démocratique, tous les citoyens sont censés connaître le registre des messages qu’ils reçoivent. On ne peut pas nous présenter une fiction comme s’il s’agissait d’une actualité, c’est interdit. Les fictions doivent être mises dans les cases fictions, l’actualité dans les cases actualités et la publicité dans les cases publicités. Les adultes parviennent très bien à les repérer. Mais les enfants ne repèrent pas ces distinctions avant 6-7 ans. Du coup, ils reçoivent les messages publicitaires au même titre que des messages donnés par exemple par des documentaires animaliers. En pratique, cela signifie qu’ils les reçoivent comme des informations. Ils sont trompés sur la nature réelle des messages qui leur sont donnés.

Cette confusion va amener l’enfant à vouloir se constituer en  prescripteur familial, et c’est le second problème posé par ces publicités. Pour le jeune enfant, la publicité dit vrai et il n’y a aucune raison de ne pas la suivre. Du coup, il insiste auprès de ses parents et fait éventuellement un caprice au supermarché pour que ceux-ci suivent un conseil qu’il croit bon puisque la télé l’a dit. Les publicitaires ont d’ailleurs théorisé dans les années 1980 ce qu’ils ont appelé le "facteur caprice" : c’est  lorsque l’enfant fait une crise au super marché et que ses parents ont tellement honte qu’ils cèdent. Le problème est que l’enfant qui insiste auprès de ses parents n’est sûr de rien. Il sait bien qu’il n’a pas d’argument. C’est "vu à la télé" contre "mes parents disent que". Il se trouve pris dans un conflit de loyauté entre l’information donnée par la télévision et ce que disent ses parents. Ce conflit de loyauté va fragiliser l’enfant, fragiliser l’autorité parentale et compliquer la construction de l’estime de soi et du sens de la réalité par l’enfant.

La troisième raison d’interdire les publicités pendant les programmes pour enfants tient au fait que 80% de ces publicités concernent des aliments qui sont trop riches en sucre et en graisses. Quand l’enfant - qui a fait son "facteur caprice" pour que le produit alimentaire soit dans le placard – voit le produit sur l’écran, il est évidemment tenté d’aller le chercher et de le consommer. Evidemment, les publicitaires vous diront que les parents n’ont qu’à fermer les placards à clef. Mais de nombreux parents travaillent et ne sont pas forcément à la maison quand leurs enfants regardent la télévision. Et fermer les placards à clef constitue tout de même quelque chose d’un peu compliqué car cela ne s’inscrit pas dans une règle de confiance mutuelle. N’oublions pas qu’un enfant n’a pas un contrôle de ses impulsions aussi développé que l’adulte. Et en plus il a une très grande sensibilité socio émotionnelle : autrement dit, il est très sensible à l’avis de son groupe. Or la plupart des publicités jouent sur cette idée de se rattacher à un groupe. Les enfants installés devant la télé sont ainsi incités, par des publicités bien faites et agréables à regarder, à consommer en quantité des produits exagérément gras et sucrés qui ont pour effet d’augmenter ce qu’on appelle l’indice de masse corporelle. Or il a été démontré que l’augmentation de cet indice dans l’enfance est un facteur prédictif important  des risques d’obésité à l’âge adulte. Autrement dit, ces publicités bien faites et agréables à regarder sont toxiques pour les enfants et les adultes qu’ils deviendront, et elles le sont du coup aussi à terme pour la Sécurité sociale et donc la collectivité. Ce n’est pas l’oisiveté devant la télévision qui produit l’obésité, c’est le fait de grignoter devant elle des produits qui sont sans cesse présentés sur les écrans comme pouvant rendre fort, heureux, intelligent et compétitif.

Le quatrième et dernier argument concerne le monde présenté par ces publicités : un monde homogène dans lequel tout le monde est d’accord. Tout y est toujours beau, magnifique et enthousiasmant. Il n’y a jamais de contradicteur dans les publicités. Or la démocratie se construit sur le goût du débat et de la controverse, et le respect des opinions différentes. Les publicités invitent indirectement les enfants à adhérer à l’idéologie d’un groupe sans la remettre en cause. Elles favorisent l’adhésion grégaire puisqu’il n’y a pas de contrepartie possible au message qu’elles donnent.

Quelle serait l’efficacité de cette loi ? Comment pourrait-elle en effet atteindre ces objectifs dans la mesure où son champ d’action serait limité aux chaînes de télévision du service public et où les enfants évoluent de toute façon dans une société consumériste exposée partout à la publicité ?

Jean-Paul Brunier : L’efficacité garantie c’est l’interdiction de la vente des produits. Ou l’éducation. Limitée aux chaînes publiques, on marche sur la tête.

Aujourd’hui pendant la récréation, les enfants chantent des slogans de publicités. Et ce ne sont pas toujours les publicités qui leur ont été adressées… Est-ce pour cette raison qu’ils sont consommateurs de produits vantés par les dites publicités ? Les enfants ont aujourd’hui accès à Internet sur mobile, tablettes, et desktop, faut-il interdire la publicité en ligne ? Ils savent parfois mieux se servir d’un smartphone que nous, faisons confiance en leur instinct et leur créativité pour mieux leur enseigner les moyens de sélectionner les messages (auxquels ils seront de toute manière exposés).

Serge Tisseron : C’est une porte d’entrée pour commencer à réfléchir à la société que nous voulons pour nos enfants. Si nous n’agissons pas sur les problèmes sur lesquels nous pouvons agir sous prétexte que nous ne pouvons pas agir sur tous, nous nous condamnons à ne jamais rien faire ! Cette loi aurait une valeur d’exemple, une valeur pour faire réfléchir. Tant que les écrans destinés aux enfants dans le service public sont envahis de publicité, les parents sont invités à trouver cela normal. Et c’est ce que veulent les publicitaires. Si la loi est votée, les parents verront que les chaînes publiques se comportent différemment des chaînes privées, et certains commenceront à se demander pourquoi.

Où placez-vous la responsabilité des parents dans ce contexte ?

Jean-Paul Brunier : Tout le débat est d’éduquer, d’informer et de responsabiliser. Le bon usage est au centre de tout. La sur-norme crée le désir d’enfreindre et les abus de consommation. Une vraie approche de contenus à destination des publics - enfants, parents, communauté éducative - doit être la priorité. Les acteurs économiques peuvent être amenés à participer à cet effort au lieu de se contenter de nouvelles interdictions.

Serge Tisseron : Encore une fois, les parents ont besoin d’être éclairés pour exercer leur autorité, et ils seront mieux incités à le faire s’ils voient que le service public se comporte autrement que les chaînes privées. Ils pourront aussi être amenés à mieux comprendre la cause des caprices de leurs enfants. Ce n’est pas l’enfant qui est en cause lorsqu’il fait un caprice au super marché, c’est le publicitaire qui est derrière et qui a savamment instrumentalisé un "facteur caprice". Je pense que les parents auront davantage d’empathie pour leur enfant lorsqu’ils auront compris cela. Ils accueilleront son caprice différemment, ils argumenteront différemment, et leur autorité en sera renforcée. Parce que la publicité la sape, notamment dans toutes les publicités qui font passer les parents pour des ignorants des soit-disant vertus cachées des produits que les enfants sont encouragés à prescrire.

Cette loi ne reposerait-t-elle pas sur une remise en cause de la consommation et de ce qui y incite ?

Jean-Paul Brunier : Il ne doit pas y avoir de coupables mais des gens et des enfants toujours plus responsabilisés et informés. D’ailleurs, les enfants décodent aujourd’hui tout mieux que jamais. 

Serge Tisseron : La loi ne remet pas en cause la société de consommation. Elle invite à y réfléchir de façon à protéger les plus faibles contre ses inconvénients démontrés. En tant qu’adulte, j’adore la publicité parce qu’elle est belle, bien faite, et que je suis capable de la relativiser. Mais j’y suis absolument hostile dans les programmes pour enfants. Là, le calcul penche largement du côté des inconvénients : exploitation implicite et massive de leur fragilité, création de conflits de loyauté entre information télévisée et information familiale, surconsommation de produits trop sucrés et trop gras dans un moment clé du développement, aggravation du risque d’obésité à long terme, avec un coût social certain.

Ceci dit, il faudra bien aussi réfléchir un jour sur l’influence de la publicité sur nos vies d’adultes. Parce que ces conséquences ne se mesurent pas seulement par son pouvoir de nous faire acheter certains produits. Elle nous invite à renoncer à tout jugement critique, à renoncer à tout comparatif, et encourage une vision du monde dans laquelle le but serait d’être toujours plus fort, plus performant, plus compétitif, et jamais de mieux nous connaître, de mieux connaître les autres et d’interagir plus efficacement avec nos semblables. La publicité oriente tout particulièrement nos enfants car ils sont incapables de prendre le recul suffisant. Et l’institution scolaire devrait évidemment se préoccuper de donner des repères. Le livret pédagogique intitulé "Les écrans, le cerveau et l’enfant" [1], réalisé par "La Main à la pâte" en lien avec l’Académie des sciences, peut y aider les enseignants qui le souhaitent. Mais même en tant qu’adulte, si nous ne sommes pas vigilants, la publicité peut facilement orienter nos valeurs.

La publicité dans le cadre des programmes pour enfants ne jouit pas d'un même statut juridique d'un pays à l'autre. Quelles sont les différentes positions tenues sur ce sujet en Europe ?

Jean-Paul Brunier : Les publicités pour enfants sont très règlementées au Royaume-Uni, au Danemark, en Belgique et en Espagne.  

Au Royaume-Uni, l’Autorité de régulation des télécommunications interdit les publicités en faveur de produits alimentaires riches en graisses, sucre et sel avant, pendant et après les émissions qui peuvent présenter des attraits particuliers pour les moins de 16 ans sur toutes les chaînes. D’autres dispositions sont également mises en place pour les publicités destinées aux enfants de l’enseignement primaire. Pourtant, est-ce que le taux d’obésité parmi les jeunes anglais est en baisse ?

Depuis 1997, la législation danoise n’autorise la présence d’un enfant de moins de 14 ans que dans les publicités pour expliquer l’utilisation d’un produit spécifique à l’enfant. Pourrait-on affirmer que les jeunes danois de moins de 18 ans sont protégés de la publicité et sont par ailleurs des consommateurs avertis aujourd’hui ?

En Espagne, toute publicité sur le "culte du corps", c’est-à-dire les traitements de beauté ou la chirurgie esthétique et les jeux d’argent sont interdits entre les plages horaires 6h et 22h. Mais les jeunes filles espagnoles ont-elles plus de confiance en elles-mêmes ou sont-elles pour autant à l’abri des maladies telles que l’anorexie ?

En Suède et en Norvège, la publicité destinée aux enfants de moins de 12 ans est complètement interdite depuis 1991. Mais comment se comparer à des pays où la culture, les valeurs, les mœurs et le rapport à l’éducation sont si éloignés du notre ? Quel rapport les parents suédois ont-ils avec leurs enfants devant la télévision par exemple ?

L’interdiction de diffuser des images publicitaires aux enfants est-elle vraiment la solution pour les protéger ?  Tôt ou tard ils seront confrontés à cet environnement : placement de produit dans les films, sponsor dans les télédiffusions d’événements sportifs, Internet… Ne devraient-il pas apprendre à apprivoiser cet environnement plutôt que de lui fermer les yeux ?

Rapprochons nous de nos enfants, discutons, échangeons avec eux afin de les sensibiliser à cette omniprésence plutôt que de laisser la télévision gérer à notre place ce rapport entre notre descendance et le monde auquel il sera confronté très prochainement.

Serge Tisseron : Dans tous les pays où une loi semblable a été votée, il n’y a jamais eu de retour en arrière. Pour ma part, je ne comprends pas pourquoi des élus de la nation s’y opposent. Je voudrais connaître leurs avis. Bien sûr, cette suppression coûterait un peu d’argent pour les chaînes publiques. Mais en termes de respect des valeurs démocratiques associées à l’idée d’un citoyen éclairé, et surtout de politique familiale et de santé publique, tout incite à voter cette loi.

Propos recueillis par Julie Beaufrère-Schiff


[1] Editions Le Pommier, 2013.

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