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Le romantisme révolutionnaire des printemps arabes a accouché de gouvernements conservateurs et frileux
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Un an après la chute de Ben Ali

Le succès des islamistes en Tunisie, en Egypte ou en Libye fait craindre aux Occidentaux l'arrivée de dictatures religieuses pires que les régimes autoritaires destitués. Mais il s'agit plutôt d'un chemin vers une démocratie identitaire, d'autant que les islamistes en question ne préconisent pas de ruptures radicales.

Vincent Geisser

Vincent Geisser

Vincent Geissert est un sociologue et politologue français. Il occupe le poste de chercheur au CNRS, pour l’Institut du français du Proche-Orient de Damas.

Il a longtemps vécu en Tunisie, où il travaillait à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, de 1995 à 1999.

Il est l'auteur de Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, entretien avecMoncef Marzouki. (Editions de l'Atelier, 2011)

Et de Renaissances arabes. (Editions de l'Atelier, octobre 2011)

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Il y a un an jour pour jour le président tunisien Zine El Abidine Ben Ali était contraint de fuir son pays sous la pression populaire, ouvrant ainsi la voie à une transition politique inédite à l’échelle du monde arabe. La chute d’un régime, réputé pourtant comme l’un des plus stables de la région, érigé en modèle de performance économique par les bailleurs de fonds internationaux (FMI, Banque mondiale, Union européenne), considéré comme exemplaire dans sa lutte contre le terrorisme islamique, montrait ainsi le signal à l’ensemble des peuples arabes.

De Casablanca à Sana, en passant par Le Caire et Damas, les citoyens arabes expriment un désir identique d’en finir avec l’autoritarisme d’antan, le verrouillage policier des espaces publics et la corruption généralisée des cliques familiales au pouvoir depuis plusieurs décennies. La peur a changé de camp, elle n’est plus du côté des peuples mais bien de celui des dictateurs, confrontés à une vague de contestation sans précédent, dont la principale motivation n’est plus d’obtenir de simples réformes sociales et économiques mais d’abattre des régimes jugés archaïques et illégitimes, en dépit de leur façade moderniste et séculariste.

Battant en bêche de nombreux préjugés culturels sur l’impossible démocratisation du monde arabe pour cause d’omniprésence de la religion dans toutes les sphères de la vie publique, les manifestants véhiculent des slogans universalistes (liberté, dignité, démocratie) qui sont accueillis avec une certaine bienveillance par les observateurs occidentaux, rassurés sur le caractère profondément "laïque" et "moderne" des revendications. En Europe et en Amérique du Nord, de nombreux chroniqueurs cèdent à une forme de romantisme révolutionnaire, comparant les mouvements protestataires dans le monde arabe à la Révolution française de 1789, au printemps des peuples européens de 1848 ou encore à la chute de Mur de Berlin, accréditant ainsi l’idée que les Arabes ont enfin rejoint le train de la modernité occidentale et de la normalité démocratique, tournant le dos à des siècles d’obscurantisme. Le traumatisme de la révolution iranienne de 1979 semble surmonté. En Tunisie et en Egypte, la discrétion des islamistes dans les protestations anti-régime laisse supposer que la page de l’islam politique est définitivement tournée et que les révolutions arabes constituent d’abord des "révolutions post-islamistes" selon l’expression du politologue Olivier Roy. En somme, le caractère imberbe des mouvements protestataires rassurent les Occidentaux qui craignaient par-dessus l’installation de dictatures islamistes, comme seule alternative probable aux dictatures sécularistes.

Du romantisme révolutionnaire à un relatif pessimisme

Un an après la chute du régime de Ben Ali, la perception occidentale des protestations arabes paraît moins enthousiaste. Le romantisme révolutionnaire des premiers mois a cédé la place à un relatif pessimisme, sinon à un réalisme pragmatique. Il est vrai, que la victoire des partis islamistes dès les premières élections pluralistes en Tunisie, en Egypte et au Maroc, leur forte présence dans le gouvernement libyen et leur domination dans les coalitions protestataires en Syrie et au Yémen, a refroidit plus d’un, laissant un goût amer, avec une question angoissée : et si les révolutions arabes n’étaient qu’une vaste manipulation islamiste ? Dans cette perspective, la phase démocratique n’aurait été qu’un mirage, le temps que le "cercle de fer" de la religion islamique reprenne ses droits culturels et naturels dans les sociétés arabes.

En somme, les printemps arabes n’auraient représenté que des "récréations démocratiques", sans véritable profondeur universaliste, d’où la régression identitaire observée actuellement sur les scènes politiques et électorales du Moyen-Orient. Les islamistes se seraient faits volontairement discrets dans les protestations pour mieux revenir en force quelques mois plus tard et rafler la "mise démocratique" selon la pratique bien connue de la taquiya (dissimulation). Toutefois, cette interprétation désenchantée des révolutions arabes paraît faire l’impasse sur deux séries deux phénomènes.

D’abord, il faut noter que l’immense majorité des citoyens du monde arabe n’ont jamais perçu d’incompatibilité entre "islamisme" et "démocratie" : le vote majoritaire en faveur de personnalités et des partis se réclamant de l’islam politique est vécu bien souvent comme un choix pluraliste et non comme une régression identitaire. Nombreux parmi eux qui ont scandé des slogans universalistes dans les protestations de l’hiver 2010-2011 ont donné leur voix aux mouvements islamistes lors des échéances électorales récentes, sans y voir la moindre contradiction. Loin de signifier une quelconque "schizophrénie arabe", les résultats des élections traduisent la complexité des attentes des citoyens ordinaires de la région, très largement acculturés aux principes et aux valeurs de la démocratie, tout en recherchant constamment une forme de réassurance identitaire. En ce sens, le vote islamiste traduit l’aspiration profonde d’un retour à l’ordre mais un ordre qui n’est pas forcément "islamiste" dans une version chimiquement pure. Celui-ci intègre des éléments disparates comme le besoin de sécurité économique, la dignité, la justice sociale, la liberté d’entreprendre, la lutte contre la corruption, la moralité, le patriotisme, etc.…, autant de principes qui dessinent les traits d’une démocratie identitaire qui n’a plus grand-chose à voir avec l’utopie d’une "théocratie islamique".

Ensuite, la grande majorité des mouvements islamistes ont entrepris depuis la fin des années 1980 leur aggiornamento sur les plans économique, social et politique… Les candidats islamistes en Tunisie, en Egypte et au Maroc, ne se sont pas faits élire sur des programmes de rupture radicale avec les régimes mais, au contraire, sur des programmes de compromis et de réconciliation nationale. Cela peut surprendre les observateurs occidentaux, mais l’offre électorale des islamistes a cherché constamment à rassurer des électeurs inquiets par les secousses révolutionnaires, ratissant large, dans tous les milieux sociaux et les classes d’âge, à l’image des partis attrape-tout (catch all parties) dans les démocraties occidentales. Les partis islamistes n’ont pas été élus sur des projets politiques promettant à leurs électeurs le "grand soir islamique" mais sur des programmes pragmatiques et ternes, combinant référence à la démocratie et aux valeurs supposées "authentiques" (nation, religion, langue, etc.). Ils ont surtout joué sur la fibre sensible du retour à l’ordre, en se présentant comme les médiateurs entre les éléments récupérables des anciens régimes et les éléments émergents issus des mouvances protestataires. De ce point de vue, ce qu’il faut craindre des islamistes, ce n’est pas tant leur soi-disant agenda caché, visant à rétablir à moyen terme le "Califat islamique", qu’une absence d’audace politique, avec parfois une tendance à se glisser dans la trame de l’hégémonie des anciens partis uniques et toutes les mauvaises habitudes qui vont avec.

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