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Pourquoi les années 1930 ne permettent pas de comprendre le présent
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Eternel retour ?

Renaud Dély, Pascal Blanchard et Claude Askolovitch signent "Les années 30 sont de retour : Petite leçon d'histoire pour comprendre les crises du présent". Pareil postulat, bien que facilement érigé en vérité de la part d'intellectuels ou de chroniqueurs, ne résiste toutefois pas au discours scientifique : qu'il soit historique, démographique ou philosophique...

Serge Berstein

Serge Berstein

Serge Berstein est un historien français du politique. Docteur ès lettres, il enseigne à l'Institut d'études politiques de Paris. Membre des conseils scientifiques de la Fondation Charles de Gaulle et de l'Institut François-Mitterrand, il est  également l'auteur de nombreux ouvrages.

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David Engels

David Engels

David Engels est historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Il est notamment l'auteur du livre : Le déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies, Paris, éditions du Toucan, 2013.

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Atlantico : Historiquement, les années 30 peuvent-elles éclairer notre compréhension des crises du présent ?

Serge Berstein : C’est une illusion de croire que le passé fournit des leçons sur le présent. Sans doute peut-on constater le retour de processus identiques d’une époque à l’autre. Il est vrai que la crise qui débute en 2007-2008 permet de dresser un parallèle avec celle qui a frappé le monde dans les années 30 : une crise née aux Etats-Unis de manœuvres boursières spéculatives, provoquant un effondrement boursier, entraînant une crise bancaire, économique, puis sociale et se répandant de proche en proche à l’ensemble du monde.

Mais la comparaison s’arrête là, car ni le monde de 2014, ni les sociétés des pays industrialisés ne sont identiques au monde et aux sociétés des années trente. L’Etat-providence, même partiellement remis en question, a créé des filets de sécurité comme les indemnités de chômage ou les institutions vouées au reclassement des chômeurs, dont l’efficacité peut être contestée, mais qui étaient quasi-inexistantes dans les années trente et qui agissent aujourd’hui comme des freins à la contestation violente.

Dans les année trente chaque pays avait individuellement la possibilité de mettre en jeu des tentatives de remèdes contre la crise (dévaluations monétaires, mise en place de pratiques protectionnistes…) qui se heurtent aujourd’hui à trois phénomènes fondamentaux qui changent profondément la donne : l’existence de la zone euro pour une grande partie de l’Europe qui annule la marge de manœuvre monétaire des gouvernements, la mondialisation qui permet aux capitaux de circuler sans entrave et d’échapper aux mesures de contrôle des Etats, la prise de conscience des principales puissances du monde de la nécessaire solidarité entre les économies de la planète et qui se traduit par une concertation à l’échelle mondiale (G8, G20) afin de tenter de trouver des solutions communes.

On pourrait faire le même type de remarques sur la structure des sociétés sur lesquelles la période de croissance des « Trente glorieuses », la généralisation de l’enseignement secondaire, la forte croissance de l’enseignement supérieur, les progrès technologiques ont eu des effets qui défient toute comparaison avec les années trente, sans compter le scepticisme généralisé sur la croyance en un modèle idéal d’organisation sociale.

David Engels : En principe, en tant qu’historien, je ne puis qu’encourager toutes les démarches qui tentent de mettre en avant l’importance de l’histoire pour la compréhension du passé. Il y a bien trop longtemps que les historiens se bornent à « décrire » les faits passés et à laisser leur analyse à d’autres acteurs sociétaux – comme, par exemple, les hommes politiques qui ne font généralement qu’exploiter les données qu’on leur fournit, sans aucun discernement. Ainsi, à première vue, la montée inexorable du chômage, le triomphe du libéralisme, le doute face à la démocratie, le déclin démographique et le succès des régimes autoritaires en Russie ou en Chine semblent, en effet, justifier une analyse plus poussée des années 1930.

Cependant, il faut être prudent et considérer aussi les différences. Ainsi, l’Europe de 1930 était toujours en possession d’un empire colonial inouï et représentait la force politique (et militaire) primordiale de la terre, alors qu’aujourd’hui, elle semble être devenue le musée de sa propre histoire. De plus, comparer la Russie actuelle à l’Allemagne fasciste et faire miroiter la menace d’une nouvelle guerre mondiale est une absurdité si l’on se souvient que la Russie ne totalise que 5% des dépenses militaires du globe, alors que les États-Unis et ses alliés européens en dépensent environ dix fois plus.

En outre, il ne faut pas oublier que l’immigration qui atteindra très bientôt environ 30% de la population européenne, tout comme la disparition des églises chrétiennes en tant qu´acteurs politiques non négligeables, ont engendré des fronts politiques et culturels très différents de ceux de la population européenne ethniquement et religieusement encore largement homogène des années 1930.

Dans le même sens, la globalisation et surtout la désindustrialisation de l’Europe rendront très difficiles des expérimentations autarciques comme dans les régimes fascistes de jadis. Et en fin de compte, n’oublions pas que les grandes questions idéologiques qui agitaient les citoyens de l’après-guerre n’intéressent plus grand monde aujourd’hui, et que tout l’intérêt du public semble se concentrer sur des questions purement économiques.

L'historien américain George Lachmann Mosse d'origine allemande nous parlait des mentalités et du fascisme notamment. Il est plus particulièrement à l'origine du concept de "brutalisation" appliqué aux sociétés qui sortent de la Guerre 14-18 qui traduisirent d'un phénomène de banalisation et d'accoutumance aux violences, sur fond de stock d'armement disponible sans égal. Une limite de plus au parallèle entre nos sociétés modernes et celles du sortir de l'après Grande Guerre ?

Serge Berstein : Il est évident, comme l’a magistralement démontré George Mosse, que la guerre de 1914 a profondément marqué la société des décennies qui ont suivi. Non qu’il y ait eu en quelque sorte découverte de la violence ; celle–ci existe depuis les origines de l’humanité. Ce qu’ont découvert les hommes de l’après-guerre, c’est le phénomène de la violence de masse et de son efficacité pour parvenir au résultat souhaité.

Ils ont enregistré le fait que la guerre a été gagnée par des gouvernements forts, décidés à mener le combat jusqu’à la victoire, quel que soit le prix à payer, et n’hésitant pas pour arriver à leurs fins à mettre entre parenthèses les droits et les libertés démocratiques, même dans les pays comme la France et le Royaume- Uni attachés à la démocratie libérale. Que cette prise de conscience ait abouti dans les pays comme l’Allemagne ou l’Italie où celle-ci n’avait pas bénéficié d’une longue acculturation à l’idée que des pouvoirs forts, n’hésitant pas à user de la brutalité pour enrégimenter dans des doctrines totalitaires la population tout entière, à user au fond de la violence de guerre pour gouverner au quotidien apparaît comme l’une des évolutions possibles des sociétés de l’après-guerre.

On ne saurait évidemment comparer cette situation à celle de pays qui ont connu au lendemain de la seconde guerre mondiale sept décennies de paix et de prospérité relative dans des pays démocratiques où règnent libertés et Etat de droit (en dépit d’entorses ponctuelles).

David Engels : Certes, le bannissement total de la violence de notre société peut paraître une différence fondamentale entre les années 1930 et aujourd’hui. Jadis, et surtout en Europe centrale, une grande partie des soldats démilitarisés conservait à la fois la nostalgie du monde militaire hiérarchique et un accès facile à des entrepôts illégaux d’armes, expliquant ainsi le grand nombre de soulèvements et d’actes violents, à la fois de gauche et de droite.

Néanmoins, n’oublions pas que la victoire du fascisme, au moins en Allemagne et en Italie, n’était pas le résultat d’un soulèvement militaire, mais essentiellement d’une décision démocratique d’électeurs libres. De plus, je ne crois pas trop à l’apparent pacifisme de notre société. Il suffit de voir, surtout aux États-Unis et au Royaume Uni, la rhétorique guerrière des campagnes militaires contre les « ennemis de la liberté » et se rappeler la popularité toujours plus grande des jeux électroniques d’une violence inouïe, ou de films de guerre ou de catastrophe, pour ressentir que, derrière la façade d’une Europe politiquement correcte et dominée par un capitalisme « libéral », s’accumule un potentiel de violence de plus en important, comme l’ont montré les émeutes de 2005 à Paris ou de 2011 en Angleterre.

Certes, seulement une infime fraction de ces jeunes qui s’amusent pendant des heures à massacrer des ennemis sur leur playstation ose réaliser ces fantasmes en sortant dans les rues. Mais que feront-ils quand ils seront confrontés, dans le secret de l’isoloir, à un bulletin de vote après avoir appris, comme ce sera le cas bientôt, qu’ils n’auront plus droit à une assistance sociale digne de ce nom, alors qu’ils n’auront aucune chance d’avoir un jour un travail décent ? Voteront-ils sagement pour la gauche hollandaise, ou voteront-il pour ceux qui leur indiquent clairement où se trouvent leurs « ennemis », ceux qui leur « prennent leur boulot » ?

Démographiquement, l'analogie tient-elle également ? 

Serge Berstein : L’argument démographique me paraît moins convainquant, même si les différences sont fortes entre les années trente et les années 2000. Au lendemain de la première guerre mondiale, la France connaît une démographie stagnante liée à la fois à l’héritage de la fin du XIX° siècle et aux pertes de la première guerre mondiale. Seule l’immigration empêche la population française de diminuer.

En revanche, les autres  pays européens, spécifiquement l’Allemagne et l’Italie connaissent un réel dynamisme démographique. Que cette contradiction ait conduit la première à adopter une attitude frileuse où la crainte d’un nouveau conflit engendrait une opposition viscérale alors que les secondes envisageaient sans crainte une guerre qui permettrait à leur pays de prendre sa revanche ou de réaliser des objectifs que la paix de 1919 n’avait pas permis d’atteindre est une hypothèse plausible.

Dans les années 2000, même si la France connaît une démographie soutenue, il est vrai que l’ensemble de l’Europe enregistre un vieillissement de sa population, lié à la fois à une chute très générale du taux de natalité et à l’allongement de la durée moyenne de vie. Et il est clair qu’aucun pays n’envisage sérieusement de réaliser ses objectifs au moyen d’un conflit.

Les sociétés de l'après Grande Guerre dans les années 30 étaient-elles plus propices à un vent de repli sur soit, où personne n'avait plus rien à perdre ? Nos sociétés actuelles, plus vieillissantes depuis le baby boom, ont-elles au contraire plus à perdre qu'à gagner ?

Serge Berstein : La même analyse prévaut pour rendre compte du fait que la structure des sociétés, évoquée précédemment, ne les conduit certainement pas à vouloir assumer le risque d’un saut dans l’inconnu qui compromettrait les acquis des décennies de paix et de forte croissance qui ont suivi la seconde guerre mondiale.

La véritable crainte est celle d’un déclassement qui conduirait à une régression remettant en cause un statut auquel la très grande majorité des sociétés européennes est attaché.

De ce point de vue, l’avenir de nos sociétés est conditionné par le fait de savoir où réside ce risque de régression : dans une poursuite de la stagnation économique sur laquelle débouchent les politiques suivies depuis le déclenchement de la crise ou dans l’adoption de mesures tournant le dos à celles-ci et promises par les mouvements populistes dont nul ne sait quel avenir ils réserveraient à nos contemporains ?

David Engels : Question difficile. D’un côté, en effet, le vieillissement de la population tend à faire pencher la balance en faveur de ceux qui désirent avant tout la survie d’un système qui leur assure la continuité inchangée de leurs rentrées. Dans cette même veine, n’oublions pas non plus que le communisme, si présent dans les années 30 comme l’alternative principale au système capitaliste, a perdu aujourd’hui tout son attrait, car il est définitivement associé à l’échec de l’Union soviétique.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la polarisation des revenus, l’explosion des dettes souveraines, la délocalisation massive et l’idéologie du politiquement correct ont justement commencé au moment où les régimes capitalistes « modérés » ont réalisé qu’ils n’avaient plus rien à craindre de leur ancien ennemi.

Mais d’un autre côté, n’oublions pas non plus que la dépopulation de notre continent européen se joue surtout en défaveur des « autochtones », alors que dans les populations immigrées, on assiste à un véritable boom de la natalité (souvent d’ailleurs plus important que dans les pays d’origine des personnes concernées). Ceci impliquera forcément une polarisation économique encore accrue de notre société, dans laquelle la « lutte des classes » s’accompagnera de plus en plus d’un genre de « lutte des ethnies », rendant assez difficile la « solution » mise en avant par les régimes autoritaires des années 1930, c.à.d. le désamorçage de la question sociale par l’idéalisation de la « nation » et de sa solidarité.

Les paramètres sont donc bien différents, hier et aujourd’hui, mais les perspectives non moins sombres…

Sur le plan philosophique, la pensée qui voudrait que l'histoire se répète n'est pas nouvelle, le courant moraliste s'en était notamment saisi... Mais certains penseurs notables, dont aiment à se revendiquer ceux qui prophétisent la répétition éternelle de l'histoire, comme Hegel, Marx ou même Nietzsche sont plus subtiles que cela... Pour ne citer que Marx : "l’histoire se répète toujours deux fois, la première comme tragédie et la seconde comme farce". L'histoire ne se répète-t-elle jamais de la même manière ? Cela vaut-il pour le parallélisme peut-être raccourci entre années 30 et sociétés modernes ?

Serge Berstein : D’une manière générale, l’histoire démontre à loisir qu’elle ne produit pas de leçons à fournir comme un remède aux crises des sociétés. Il est vrai que des phénomènes éloignés de plusieurs décennies peuvent paraître se répéter. Ils se produisent dans des sociétés différentes, concernent des hommes qui ont connu des histoires variées, s’intègrent dans un univers en perpétuel changement.

Le passé n’est jamais garant de l’avenir. Il appartient à chaque génération de forger les réponses aux questions qui lui sont posées et de forger, en toute responsabilité, son bonheur… ou son malheur.

David Engels : Certes, quand il s’agit d’examiner des parallèles précis, l’historien de métier émettra vite des réserves, car il est inévitable qu’en comparant de près le présent avec n’importe quel moment du passé, des détails seront forcément différents.

Néanmoins, il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l’eau du bain : depuis l’Antiquité classique – pensons seulement à Hérodot, Thucycide ou Polybe ! –, la science historique se légitime par le fait que la connaissance du passé permet de repérer des structures analogues dans le présent et, ainsi, de prévoir, du moins en partie, le futur.

À partir du moment où l’on conteste cette définition en se basant sur le principe chimérique d’une histoire « ouverte », essentiellement tributaire du hasard ou de la prétendue « liberté de l’individu » dont Kant a déjà démontré les limites historiques et statistiques, l’on condamne la science historique à l’antiquarianisme, ce qui me semble une très mauvaise évolution.

Certes, je reste profondément sceptique quant à la possibilité « d’apprendre » de l’histoire, et je suis un adversaire farouche de toute tentative de moralisation de l’histoire, mais toujours est-il qu’il serait naïf de nier que certaines constellations historiques se répèteront aussi longtemps que l’humain restera lui-même, comme l’on si bien démontré Vico, Spengler et Toynbee.

D'autres parallélismes vous semblent-ils plus appropriés ?

David Engels : En effet, mais là, je prêche forcément pour ma chapelle. Je viens d’écrire un ouvrage sur les analogies entre le moment présent et la chute de la République romaine au 1er siècle avant notre ère (D. Engels, Le déclin, Paris, 2013), basées sur des facteurs identitaires et institutionnels aussi divers que l’immigration, le chômage, la dépopulation, le divorce, la disparition des religions établies, le matérialisme, la globalisation, l’insécurité, les guerres asymétriques, l’abstentionnisme, la crise de la démocratie, les valeurs universalistes, etc.

La conclusion – l’hypothèse de l’avènement d’un régime de type césariste et conservateur, même s’il peut assumer des formes pseudo-démocratiques comme le principat d’Auguste – peut paraître assez similaire au constat fait par les collègues nommés ci-dessus, du moins à première vue. Mais contrairement à eux, qui semblent croire que nous pouvons tirer les leçons du passé et éviter le pire, je reste fondamentalement pessimiste.

D’ailleurs, mon triste pronostic historique me semble parfois encore être un moindre mal face aux alternatives : soit le morcellement et la satellisation de l’Europe par les grands pouvoirs asiatiques ou américains, soit la guerre civile plus ou moins ouverte qui surviendra fatalement si nos gouvernements persistent dans l’erreur de vouloir défendre une économie ultra-libérale et une idéologie universaliste désincarnée et inhumaine, ruinant ainsi à la fois notre prospérité et les valeurs historiques de notre continent.

Propos recueillis par Franck Michel / sur Twitter

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