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Pourquoi le bon sens et la sagesse populaire ont déserté la vie politique (et pourquoi il est urgent d’y revenir)
©PATRICK KOVARIK / AFP

Bonnes feuilles

Sonia Mabrouk publie "Douce France, où est (passé) ton bon sens ?" aux éditions Plon. Il y a urgence de partir à la (re)conquête du bon sens oublié. Dans différents domaines, la voie de la sagesse populaire a été délaissée. Extrait 1/2.

Sonia Mabrouk

Sonia Mabrouk

Sonia Mabrouk est journaliste sur Europe 1 et CNews, auteur de Reconquérir le sacré (Editions de l'Observatoire, 2023), l'essai Le Monde ne tourne pas rond, ma petite-fille (Flammarion, 2017) et du premier roman sur les enfants du djihad Dans son cœur sommeille la vengeance (Plon, 2018) . Elle a aussi été enseignante à l'université.

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En politique, le bon sens est sur toutes les lèvres. Candidats à la présidentielle, dirigeants de partis ou parlementaires, ils sont nombreux à avoir, au moins une fois dans leur carrière, prôné une « révolution du bon sens ». Une révolution que l’on attend pourtant toujours. Et que, malheureusement, on risque d’attendre encore bien longtemps, tant les bonnes intentions restent lettres mortes en la matière. Comme si, une fois aux responsabilités, ceux‑là mêmes qui ont fait du bon sens la colonne vertébrale de leur programme jugeaient ce sens commun subitement ringard et désuet. 

Cela n’a cependant pas toujours été le cas. Et le bon sens a même connu la gloire avec la célèbre phrase du général de Gaulle : « L’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie commandent à tous les Français libres de continuer le combat là où ils seront et comme ils pourront. » En appelant à la résistance, l’homme du 18 Juin avait aussi fait appel au sens commun identifié à l’esprit français.

Mais ce même bon sens a également connu le déshonneur après avoir été abondamment cité et instrumentalisé par le régime de Vichy. Preuve que, lorsqu’on a recours à cette notion, tout le monde voit midi à sa porte. 

De nos jours, ils sont nombreux, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, à utiliser l’argument, la formule miracle pour anesthésier tout débat et imposer leurs vues. Comment, en effet, s’opposer à quelqu’un qui vous assène : « M’enfin, voyons, c’est du bon sens ! » ? Avec une telle phrase le débat semble clos avant même d’avoir été ouvert. 

Si, pour les oppositions, le bon sens est devenu un argument « tarte à la crème » ressorti chaque fois que l’on est à court d’idées pour mieux le balancer à la figure de son adversaire, qu’en est‑il au sommet de l’État ? Pourquoi le bon sens est‑il énoncé sans jamais – ou rarement – être appliqué ? 

En 2014, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, avait affirmé dans le journal Ouest-France : « Il n’est pas interdit d’être de gauche et de bon sens. » La phrase avait fait mouche. L’ancien ministre cherchait alors à décoller l’étiquette libérale qui le marquait au fer rouge – et qui lui colle encore à la peau. Il est intéressant de relever que le rappel au bon sens, par définition anti‑ technocratique, avait été, ici, utilisé par quelqu’un perçu comme étant le symbole même du système élitiste et technocratique. 

Par cette phrase, il semble évident qu’Emmanuel Macron avait voulu rompre avec un certain courant de la gauche qui méprise cette forme de sagesse populaire. Renvoyant davantage à la rhétorique classique de la droite allant de Barrès à Poujade, le bon sens avait en effet été depuis des décennies cloué au pilori par de nombreux intellectuels de gauche, jusqu’à ce que la célèbre formule de Roland Barthes – « Le bon sens, c’est le chien de garde des équations petites‑bourgeoises » – finisse de l’achever. 

Touché mais pas définitivement coulé, le bon sens avait quand même opéré un retour en force, du moins dans les discours et les intentions de certains de nos dirigeants. L’un des présidents le plus souvent associés à cet esprit français reste Jacques Chirac. L’ancien chef de l’État a usé et abusé de l’expression lors de ses prises de parole. Exemple parmi d’autres : « On oublie une chose : une grande partie de l’argent qui est dans notre porte‑monnaie vient précisément de l’exploitation depuis un siècle de l’Afrique. Alors, il faut avoir un peu de bon sens, je ne dis pas de générosité, de bon sens, de justice, pour rendre aux Africains ce qu’on leur a pris. » On se souvient tous de cette phrase sur le pillage de l’Afrique, mais c’est assurément en tâtant le cul des vaches au Salon de l’agriculture que Jacques Chirac ancra définitivement dans l’inconscient collectif – à tort ou à raison – son image d’homme de terre, de président aux racines bien profondes, de responsable proche des agriculteurs partageant avec eux le fameux bon sens paysan. C’est d’ailleurs là que réside, en grande partie, son incroyable popularité. Le natif de Corrèze a toujours su mettre en avant le lien si particulier qu’entretiennent les Français avec leurs origines. Le 10 janvier 1998, lors d’une cérémonie de vœux à Tulle, il s’appuya sur un dicton vietnamien (« Qui ne se souvient pas de son pays natal ne pourra jamais devenir un homme ») pour rendre un éloge appuyé aux racines et à la culture. 

On peut être très sévère sur l’immobilisme qui aura marqué les années Chirac, mais difficilement lui retirer cet attachement à l’essentiel, à ce qui fonde une civilisation, à savoir la connaissance du tragique. J’entends par tragique le sens de l’histoire et la pré‑éminence du passé. Une sorte de conscience qui nous guide. Un rappel permanent et presque obsédant de nos tragédies. Toutes ses plaies – que ce soient la guerre d’Algérie, la collaboration, les défaites, etc. – hantent encore le temps présent. Leur tourner le dos, c’est prendre le risque de les voir se transformer en bombes à retardement. Vivre avec les blessures du passé ne consiste pas à être emmuré dans des époques anciennes, mais au contraire à envisager l’avenir avec sérénité et bon sens. Aujourd’hui, on voudrait tous nous faire adhérer à la religion de l’immédiateté, et il serait ainsi suspect de faire référence à ce qui a contribué à la construction d’une nation. Le passé est devenu ringard, tout comme le bon sens. Mais Jacques Chirac restera sans doute le dernier président solidement doté de ce sens commun. 

Qu’en est‑il aujourd’hui ? Le constat est accablant : si le bon sens irrigue les discours, il est totalement absent des prises de décision. 

Pour illustrer ce manque de discernement, un domaine d’étude s’impose : notre politique fiscale. Une politique que l’on pourrait résumer en détournant la célèbre maxime d’Adolphe Thiers – ou peut‑être est‑ce celle du journaliste Émile de Girardin – « gouverner, c’est prévoir » en « gouverner, c’est taxer ». Peu importe la paternité de la phrase, tant elle semble appartenir à une époque révolue. Une époque où la sagesse prévalait, où le bon sens servait de boussole. 

Aujourd’hui, une sorte de folie a remplacé la lucidité d’antan. Et j’en veux pour preuve les décisions prises au cours des derniers quinquennats. On peut véritablement parler de délire fiscal, tant l’action engagée est totalement irrationnelle. Inutile de citer ici la liste des impôts, taxes et autres ponctions qui alimentent notre politique. La France affiche le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé d’Europe. Voilà un classement pour lequel on aimerait bien quitter la première place. Il faudrait d’ailleurs un livre entier ou peut‑être davantage pour exposer les nuances de la politique française dans ce domaine. 

Le boomerang nous est, inévitablement, revenu en pleine figure. La France abandonnée, ponctionnée, méprisée et ringardisées a dit stop. Les invisibles et inaudibles ont revêtu des gilets jaune fluo pour faire éclater au grand jour leur colère et leur désespoir. Au‑delà des violences et des débordements, il ne faudra pas oublier, dans les prochaines années, le message de cette France qui se lève tôt et travaille sans pouvoir vivre dignement. Un tel mouvement va laisser de profondes cicatrices dans le pacte républicain. Or il fallait sacrément manquer de bon sens pour croire que les mêmes allaient continuer à « trinquer » pour l’ensemble de la société. Mais chaque fois le raisonnement était purement mathématique : les hausses des prélèvements obligatoires des dernières années s’appuyaient toutes sur une large base de la population qui, de fait, englobe cette France périphérique. Un tel matraquage a provoqué un violent sentiment d’injustice qui, mécaniquement, a jeté – en partie – ces classes moyennes dans les bras des populismes et, surtout, hors de tout schéma politique. 

Ce qui est drôle – ou plutôt terriblement cynique –, c’est d’entendre aujourd’hui les dirigeants dénoncer les « populismes » qu’ils ont contribué eux‑mêmes à alimenter, sans comprendre – ou même chercher à comprendre – l’inquiétude sociale et identitaire de ces populations. Là encore, nous marchons sur la tête. Comme le dit très bien le géographe Christophe Guilluy, l’abandon et l’« invisibilisation » de cette France des bourgs et des petites villes a été une erreur fatale.

Extrait du livre de Sonia Mabrouk, "Douce France, où est (passé) ton bon sens ?", publié aux éditions Plon. 

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