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La grande hémiplégie : pourquoi il est absurde d’opposer politiques de l’offre et de la demande (et non, la relance monétaire n’a rien à voir avec du keynésianisme)
La grande hémiplégie : pourquoi il est absurde d’opposer politiques de l’offre et de la demande (et non, la relance monétaire n’a rien à voir avec du keynésianisme)
©Reuters

Faux débat

Le gouvernement Valls a fini par faire les frais de l'opposition frontale entre les défenseurs d'une politique de l'offre et les partisans d'une politique de la demande. Au vu de la situation économique, ces deux stratégies semblent pourtant conciliables, sinon recommandables, un assouplissement monétaire facilitant les réformes structurelles dont la France a besoin.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Gilbert  Cette

Gilbert Cette

Gilbert Cette est professeur d’économie à NEOMA Business School, co-auteur notamment avec Jacques Barthélémy de Travail et changement technologique - De la civilisation de l’usine à celle du numérique (Editions Odile Jacob, 2021). Son dernier livre s'intitule Travailleur (mais) pauvre (Ed. DeBoeck, à paraître en février 2024).

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  • Une double approche associant assouplissement monétaire et réformes de structure est non seulement conciliable mais aussi recommandable.
  • Les réformes structurelles, bien que nécessaires, se font plus facilement en période de bonne croissance nominale.
  • Le couple franco-allemand est toujours lié pour le pire et pour le meilleur au coeur de la crise.
  • Le risque de spéculation en cas de relance monétaire n'est pas tout à fait fondé

Atlantico : Le gouvernement Valls 1 a fini par faire les frais de l'opposition frontale entre d'un côté les défenseurs d'une politique de l'offre, sous la forme du Pacte de compétitivité par le président et son Premier ministre, et de l'autre les partisans d'une politique de relance par la demande, menés par Arnaud Montebourg. Mais cela a-t-il du sens d'opposer ces deux types de politiques économiques ?

Gilbert Cette :Cela a à la fois du sens, et en même temps, cela n’en n’a pas. La zone euro, qui fait des excédents commerciaux pourrait se payer le luxe d’une politique de demande un peu plus dynamique. En particulier le plus grand pays, à savoir l’Allemagne, enregistre des excédents phénoménaux et ne souffre pas par ailleurs de difficultés de finances publiques. Mais la France connait au contraire des problèmes d'offre compétitive, caractérisés par un déficit extérieur structurel.

Mathieu Mucherie : Parfois en économie on parle de choses qui n’existent pas et qui en plus sont souvent foncièrement douteuses (IS-LM, taux de Taylor, effets ricardiens, effet Laffer, cycles d’affaires réels, etc.) pour faire de la pédagogie. L’important est de ne pas se laisser piéger dès que l’on sort de la salle de cours par une distinction qui peut être certes utile mais dont la véracité est incertaine. En l’occurrence, les frontières ne sont pas si nettes que dans les manuels ; c’est un peu comme les politiques de soutien aux exportations qui oublient le contenu en importations des exportations, par exemple. 

Pendant 30 ans, en France, il aurait fallu faire ce que les autres faisaient : des réformes pour libérer l’offre productive ; on a fait l’inverse, du moins sur le marché du travail. Au moment où on s’est enfoncé dans la plus grave crise de demande depuis les années 1930 (en gros, en 2008-2014), on a fait émerger la thématique de l’offre que les autres ont intelligemment mise en sourdine au même moment. Quand le taux d’utilisation des capacités de production est bas, le discours sur le "choc de compétitivité" et sur la "relance par l’investissement" tourne dans le vide : (mais rassurez-vous, les actes ne suivent pas les discours).

La France va redécouvrir l’intérêt des chars après la guerre, l’intérêt de la dévaluation après la crise, l’intérêt du quantitative easing quand tout le continent se sera fait intégralement japonisé.

>>> Lire également : Quantitative easing, l'"autre politique", la vraie (pas celle des déficits à la Montebourg-Hamon) : c'est technique mais on a fait des efforts

La France ne sortira pas de la situation difficile dans laquelle elle se trouve, qui va d'ailleurs bien au-delà du contexte de crise, sans engager de sérieuses réformes structurelles. Mais existe-t-il dans l'histoire économique des réformes structurelles qui ont réussi sans être accompagnées d'un assouplissement monétaire ?

Gilbert Cette :La France peut faire l’équivalent d’un l’assouplissement monétaire. Une dévaluation fiscale a les mêmes impacts qu’une dévaluation monétaire. Cela ne doit donc pas être un frein. Nous pouvons engager des réformes structurelles, accompagnées d’une dévaluation fiscale, consistant en un relèvement de taxes comme la TVA pour financer la baisse du coût du travail. Notre voisin, l’Allemagne, a par exemple engagé des réformes structurelles très courageuses du marché du travail dans les années 90, sans dévaluation monétaire avec ses partenaires européens.

Mathieu Mucherie : Tous les cas qu’on nous présente comme des réussites, des miracles, des laboratoires pour les réformes structurelles, des bons élèves : tous ces cas ont fait l’objet d’une dévaluation préalable. Même l’Allemagne de 2004 (celle des réformes sur le marché du travail), en un certain sens. Cela ne signifie pas que la dévaluation serait vertueuse en elle-même, mais j’ai remarqué qu’on avance mieux quand on arrête de se tirer une balle dans le pied. Je ne sais pas si la tentative japonaise commencée fin 2012 sera une réussite, mais la dévaluation a donné des marges de manœuvre et si le Yen allait jusqu’à 120 face au dollar US (il faudra pour cela une 2e détente) je miserai gros sur le succès.   

Comment expliquer les réticences politiques face à l'outil de relance monétaire ? En quoi ont-elles du mal à dépasser les postures morales ?

Gilbert Cette : Je vois une banque centrale dans la zone euro qui pratique des taux très bas, et qui mène des politiques monétaires non conventionnelles qui sont en réalité des politiques de soutien à la demande très fortes. Et l’euro se déprécie maintenant depuis deux mois. Par ailleurs, il faut souligner, ce que peu de personnes font, qu’une dévaluation monétaire, c’est-à-dire une perte de la valeur de l’euro par rapport aux autres monnaies, entraîne une perte de pouvoir d’achat pour les gens vivant dans la zone. 

Mathieu Mucherie : La réponse est déjà dans la question : c’est perçu comme une tentative de relance (le mot est connoté négativement depuis l’impasse du keynésianisme hydraulique et des politiques de stop & go), alors qu’en l’occurrence une grande détente monétaire ne ferait que rétablir quelques équilibres et quelques objectifs qui sont contenus dans le Traité européen et qui sont censés être des cibles pour la BCE (les 2%/an d’inflation…) ou des piliers intermédiaires (la masse monétaire M3 à 4,5%/an…). Le mot "relance" suppose une impulsion, implique un certain volontarisme, suggère une manœuvre étatique ou constructiviste, planiste : alors qu’il n’y aura pas de rétablissement de la vérité des prix et de la dynamique des marchés sans un combat contre la spirale de déflation, contre l’effet boule de neige des dettes, contre les taux qui capitalisent plus vite que ce qui permet de les honorer.  

A proprement parler, on ne devrait même pas dire "détente monétaire", même si tout en zone euro depuis 2008 ressemble fort à un équilibre de la terreur. Le secteur privé, qui créait 95% de la monnaie, n’en produit plus : pas de demande pour le crédit, désendettement des banques, Bale III, etc. Il est parfaitement légitime et orthodoxe (au sein plein du terme) que les banquiers centraux fassent un effort sur le petit bout qu’ils contrôlent (la base monétaire, la taille de leur bilan) pour équilibrer la balance. C’est ce que recommandaient des gens peu suspects d’hétérodoxie ou de sympathie pour Arnaud Montebourg (Milton Friedman, Jacques Rueff, Irving Fisher) dans les cas de crise grave. Ce n’est pas une détente, c’est une pause dans la grève de la faim monétaire.

La relance monétaire est assimilée par ses détracteurs à la relance keynésienne. Pourquoi l'amalgame entre ces deux politiques est-il infondé ?

Mathieu Mucherie : Chez Keynes, si j’ai bien tout compris (ce n’est pas sûr : il a passé son temps à changer d’avis, et ses disciples ont passé leur temps à le trahir, et les disciples de ses disciples partent dans tous les sens), l’accent est mis sur l’arme budgétaire. Plusieurs gags conceptuels (la "trappe à liquidité", par exemple, que l’on n’a jamais vu nulle part) sont là pour miner l’efficacité de l’arme monétaire, et d’ailleurs on peut compter sur la BCE pour récupérer sans trop le dire cette dimension du keynésianisme old school. Cela rejoint le sens commun, qui s’intéresse beaucoup à la fiscalité (la feuille d’impôt est une expérience vécue, plus que la politique monétaire), regardez le succès de Piketty. Ce n’est pas du tout ce que j’ai en tête, ou ce qu’écrivait Friedman, ou ce qu’enseigne Adam Posen ou Scott Sumner ces dernières années. Ce n’est surtout pas en accord avec les faits : en 2013, quand les USA ont tenté un policy-mix au fond très anti-keynésien (action monétaire avec le QE3, et désengagement budgétaire le plus fort depuis la fin de la guerre de Corée), la croissance n’a pas diminué comme le prédisait Richard Koo, elle a été crescendo. La réalité est monétariste, c’est pourquoi les taux longs nominaux montent après un QE, c’est pourquoi les marchés financiers se moquent des annonces budgétaires ou "structurelles" et qu’ils ne regardent plus que les banquiers centraux.

La relance monétaire est également accusée d'encourager la spéculation et d'encourager la formation de bulles. Qu'en est-il ?

Mathieu Mucherie : Il y a de la marge ! Une bulle avec le CAC40 à 4300 points (plus bas qu’en 2000 ou en 2007, et seulement 500 points au-dessus d’il y a 5 ans) ? Il y a bien une bulle immobilière, oui, mais elle se dégonfle petit à petit (il est vrai qu’il y a encore du chemin à faire, mais en Espagne on a observé une baisse de plus de 20% sur les 4 dernières années). Spéculation ? Les fonds ne se portent pas bien, les valeurs bancaires sous-performent depuis l’été 2007, les clients demandent le "back to basics", et la volatilité n’a pratiquement jamais été aussi basse depuis que ce monde est monde sur la quasi-totalité des classes d’actifs (actions, obligations, FX…). Des bulles ? La Bundesbank agit comme un bulldozer, et aboie comme un bull-dog. La BCE fait des bulles, dans le grand bain de son inaction. Et avec la supervision bancaire, elle joue au sous-marin.

Les détracteurs de la relance monétaire l'accusent de servir d'alibi aux gouvernements qui ne voudraient pas réformer. Mais une telle tentation est-elle efficace sur le long terme ? Est-elle seulement tenable dans le contexte actuel ?

Gilbert Cette : C’est très juste. Aujourd’hui, il s’agit bien d’un alibi à l’absence de réformes. Or, tôt ou tard, il faudra inéluctablement engager ces réformes structurelles courageuses du marché du travail, du marché des biens et dans le domaine de l’Etat. Nous serons obligés de le faire. C’est une question de temps. Evidemment, il faudrait mieux les réaliser avant d'avoir le dos au mur. Historiquement, les pays le font très fréquemment une fois le dos au mur, ce qui est un problème parce que les difficultés à résoudre sont encore plus grandes. L’idéal serait que les politiques français engagent ce processus de manière transpartisane.

Mathieu Mucherie : Il est plus facile de réformer quand on peut indemniser les perdants (ou au moins leur donner l’illusion qu’une indemnisation est envisageable), quand le PIB nominal n’est pas trop loin de son trend. Sinon, c’est Sisyphe poussant son rocher. L’idée que l’on va réformer avec le couteau sous la gorge ou au pied du mur ou après avoir brûlé ses vaisseaux est certes séduisante mais ne correspond pas trop à l’expérience (du moins en période de paix) des grandes démocraties occidentales.

Quel serait le cocktail réformes structurelles/relance monétaire le plus efficace dans le cas de la France ? Comment les articuler et les doser au mieux ?

Mathieu Mucherie : Le cas de la France est le plus compliqué. En Allemagne les choses sont simples : il faut maintenir le plus possible la domination mercantiliste sur les vassaux européens, et pour cela il faut faire quelques concessions à la marge dans des domaines anecdotiques économiquement mais très chargés symboliquement (on réentendra donc parler des projets d’infrastructures européens, des délais pour la règle des 3% de déficits et peut-être même des euro-obligations, ça ne mange pas de pain). En Italie les choses sont encore plus simples : si le pays ne sort pas du carcan de l’euro, s’il ne dévalue pas, il va mourir à petit feu, comme l’Italie du Sud est morte après l’unification monétaire des années 1860. En France par contre les choses sont compliquées. D’un côté, la tentation est forte de suivre l’Allemagne jusqu’en enfer : pour ne pas avoir à désavouer les choix faits (à gauche comme à droite) depuis 35 ans, pour se donner des faux airs d’orthodoxie (mourir, oui, mais guéris), pour assurer au FN sa place au 2e tour (tout se passe comme si cela correspondait aux calculs de nombreux politiques), pour ne surtout pas être assimilé à Berlusconi, etc.

D’un autre coté, il y a des réalités qui font mal. Depuis 2007, les heures travaillées dans l’ensemble de l’économie ont perdu près de 15%. Les transactions diminuent, les bureaux peines à trouver des locataires. L’OAT (Obligation assimilable du trésor ndlr) 10 ans est à 1,3% à l’heure où j’écris ces lignes (il était à 4,3% début 2008…) et si ça continue ce ne seront plus des lignes mais des idéogrammes japonais. Donc la séquence idéale (de mon point de vue qui est bien commode car les conseilleurs ne sont pas les payeurs !) serait : une alliance avec l’Italie et quelques autres, puis une politique de la chaise vide pour faire plier la BCE et au fond l’Allemagne (résultats incertains, mais le dialogue entre gentlemen a échoué), puis une détente monétaire marquée (avec ou sans l’euro), assumée (rôle d’une vraie forward guidance) et accompagnée rapidement de vraies réformes (rendre moins dual le marché du travail…). Mais sans une épreuve de force préalable autour des responsabilités, des missions et de la transparence de la BCE, c'est-à-dire sans une lutte contre la conception maximaliste que cette institution se fait de son indépendance, on n’obtiendra que des miettes (ce que l’on obtient depuis 2009 en demandant gentiment : SMP, LTRO, OMT, bref, des miettes).

Gilbert Cette : Les réformes structurelles dont la France a besoin, sont bien connues. D’abord un "big bang" ambitieux sur le marché du travail qui sécurise à la fois les droits des salariés et flexibilise le travail pour les entreprises, le tout associé à une réforme du Smic. Deuxièmement, un "big bang" sur le marché des biens. C'est a dire, en particulier, une disparitions des barrières anticompetitives. Troisièmement, un "big bang" de l’Etat, c’est-à-dire une réforme qui en finisse avec la tendance actuelle à la paupérisation de la fonction publique, le gel du point d’indice n’étant pas la bonne approche. Les fonctionnaires ne sont pas trop payés, ils sont trop nombreux. Il faut donc à la fois repenser le périmètre d’intervention de l’Etat et la mobilisation de ses moyens. Le tout étant éventuellement accompagné d’une dévaluation fiscale.    

En quoi une approche de conciliation réformes/relance serait-elle davantage payante auprès de nos partenaires européens ? Pourquoi Montebourg ne l'a-t-il pas défendue ? Son rapprochement avec Benoît Hamon et les frondeurs, peu enclins à défendre les réformes structurelles, a-t-il à cet égard constitué une erreur politique ?

Gilbert Cette : Nos partenaires européens ont tous intérêt à ce que la situation de la France s’améliore. Et si la France met sur la table un plan de réforme d’une très grande ambition, qui montre que dans les cinq à dix ans, elle se met en situation de vraiment bénéficier d’un surcroît de croissance substantiel, qui s’ajoute à une réforme de la sphère publique, alors il sera beaucoup plus facile d’obtenir des délais pour le respect de nos engagements. Si Montebourg n’a pas défendu cette position, c’est qu’il a opté essentiellement pour une approche plus centrée sur la demande. D’ailleurs, lorsqu’il a avance le projet de réforme des professions protégées, il l’a fait uniquement sous l’angle d’une augmentation du pouvoir d’achat des ménages. Enfin, en tant qu’économiste, je ne me permettrai pas d’émettre un jugement politique. 

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