Naufrage dans la Manche : que faire pour ces Kurdes que nous abandonnons ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des migrants irakiens, iraniens et afghans, sont escortés alors qu'ils débarquent d'un navire après avoir été secourus par un navire de la SNSM en provenance de Calais en septembre 2021.
Des migrants irakiens, iraniens et afghans, sont escortés alors qu'ils débarquent d'un navire après avoir été secourus par un navire de la SNSM en provenance de Calais en septembre 2021.
©BERNARD BARRON / AFP

Immigration

Si le contexte politique comme le contexte économico-social français rendent difficiles un accueil massif, que pourrions-nous réalistement faire pour ces Kurdes qui ont combattu en première ligne face à Daesh et que l’Occident oublie aujourd’hui ?

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

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Atlantico : Cette semaine, une majorité des migrants qui se sont noyés en voulant traverser la Manche pour rejoindre les côtes britanniques étaient Kurdes. Alors que nous avons compté sur eux dans le combat contre Daesh, pour quelles raisons les avons-nous si peu aidés jusqu’à présent ?

Roland Lombardi : Tout d’abord, les 27 migrants morts cette semaine dans le naufrage de leur embarcation dans la Manche étaient originaires du Moyen-Orient. On dénombre déjà un Irakien et un Somalien. Les autres seraient majoritairement des Kurdes. Mais nous ne savons pas encore exactement s’il s’agit de Kurdes irakiens, syriens ou même iraniens voire peut-être turcs. Vraisemblablement, il s’agirait de Kurdes syriens, les plus en difficulté actuellement. De plus, le peuple kurde, au-delà d’être à cheval sur au moins quatre pays (Turquie, Syrie, Irak, Iran), est fortement divisé sur les plans clanique et politique.

En Irak et surtout en Syrie, il est vrai que les redoutables Peshmergas kurdes ont été, au sol, des alliés et des soutiens majeurs de la coalition internationale qui a combattu Daesh de 2014 à 2019. Une fois l’EI vaincu territorialement parlant, Trump avait décidé de retirer les troupes américaines (environ un millier) à partir de la fin de l’année 2019. Les Européens et notamment les Français (avec quelques centaines de membres des forces spéciales présents sur place) ont été pris de court et ne pouvaient seuls maintenir leur présence sans le soutien logistique du Pentagone en matière de renseignements, désignations de cibles, ravitaillement aérien. Ils ont dû donc se résigner à rapatrier eux aussi leurs commandos.

Dès lors, même si cela n’était absolument pas « fair-play » et honorable, les Occidentaux ont littéralement « lâché » les Kurdes, qui se sont donc retrouvés seuls et pris en tenailles entre le marteau turc et l’enclume d’Assad. C’est la raison pour laquelle ils se sont depuis grandement rapprochés des Russes voire même de l’État syrien.

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Au final, les Européens n'avaient pas tellement les moyens mais également ni l’envie de se mouiller plus que ça pour leurs anciens alliés. De plus, le PKK demeure l'acteur principal kurde et cette organisation figure toujours, rappelons-le, sur la liste des organisations terroristes de l'UE. D’autant plus qu’il ne fallait surtout pas en rajouter avec la grande susceptibilité d’Erdoğan à propos de son « problème kurde ». De même, la doctrine néo-maoïste du PKK est assez rédhibitoire. Elle séduit certes certains militants d'extrême gauche européens, mais les dirigeants de l’UE, eux, restent perplexes quant à la capacité de ce groupe à relancer économiquement la région du nord et du nord-est de la Syrie où sa présence et sa gouvernance sont par ailleurs de plus en plus mal vécues par les populations arabes…

Actuellement, de quoi ont réellement besoin les Kurdes ?

Comme je l’expliquais dans mon livre Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), face aux menaces des Turcs, dès le départ des Américains, les Kurdes se sont mis sous la protection des Russes, devenus les véritables juges de paix dans la région et qui leur servent par ailleurs de principaux intermédiaires dans les négociations en cours avec Damas. De fait, une fois de plus, comme toujours dans l’histoire de la région, les Kurdes sont les dindons de la farce. Le mieux qu’ils puissent espérer en cas de « réconciliation » avec Assad, c’est une sorte d’autonomie comme leurs homologues irakiens, mais c’est encore loin d’être gagné… Ce dont ils ont surtout besoin actuellement, comme d’autres parties de la Syrie, c’est des aides économiques et des investissements pour la reconstruction. Là encore, cela passe par les Russes qui essaient notamment de faire venir dans le pays l’argent des pays du Golfe (comme par exemple des Émirats arabes unis, premier pays arabe à avoir rouvert son ambassade à Damas) ou de la Chine.

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Si le contexte politique, comme le contexte économico-social, français rend difficile un accueil massif des migrants, que pourrions-nous faire concrètement pour aider les Kurdes ? Quelle serait la bonne stratégie à adopter ?

Il n’y a malheureusement pas grand-chose à faire. D’abord certains Kurdes qui nous ont aidé ne sont heureusement pas dans la situation des Afghans qui avaient travaillé avec l’armée française. La meilleure chose à faire serait de les aider sur place. Or, le problème c’est que nous sommes totalement hors-jeu en Syrie, ce qui rend impossible une éventuelle médiation de notre part et encore moins une potentielle aide matérielle vis-à-vis des Kurdes.

Toujours arc-boutée sur ses considérations morales, l’UE refuse toujours de participer à la reconstruction de la Syrie, de discuter avec Moscou sur ce dossier et encore moins avec Assad tant que ce dernier n’aura pas accepté une transition du pouvoir. Or, le président syrien, fort de sa victoire, n’est pas prêt à faire des concessions.

Certains membres de l’Union, plus pragmatiques, comme des pays de l’Europe de l’Est, l’Italie et l’Espagne, ont déjà repris discrètement contact avec le régime syrien par le biais de leurs services spéciaux... dès 2013. Cette année-là, le ministre français de l’Intérieur Manuel Valls avait refusé une liste de djihadistes français opérant en Syrie, secrètement proposée par les services syriens ! Des membres des services français soutiennent encore que certains terroristes du Bataclan étaient sur cette liste.

Aujourd’hui par exemple, comme le Qatar, Paris s’oppose toujours à la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe. Même si celle-ci est soutenue par ses alliés jordaniens, égyptiens, émiratis et irakiens.

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La France reste, dans l’Union européenne, le pays le plus intransigeant avec l’État syrien. Certes, le Quai d’Orsay a pris acte de la victoire d’Assad, et admis qu’il ne lâchera pas le pouvoir. Mais toujours allergique à toute realpolitik, les autorités françaises déclarent que « tant que le régime syrien continuera d’alimenter l’instabilité, la crise humanitaire et le risque terroriste, la France restera opposée à la normalisation des relations avec Damas et à tout allègement des sanctions ». Ne soyons pas dupes, sous couvert d’un beau vernis moral et droit-de-l’hommiste, après dix ans de fiascos diplomatiques, ce sont toujours nos riches clients et investisseurs qataris qui semblent encore dicter notre politique au Levant !

Finalement, il ne faut pas perdre de vue que la crise migratoire, le terrorisme qui frappe notre sol ainsi que toute l’Europe et la situation au Moyen-Orient sont en grande partie les conséquences catastrophiques de notre angélisme et de nos erreurs successives dès le début des Printemps arabes. Et malheureusement, il semblerait que nos responsables n’aient retenu aucune leçon…

Comment ne pas céder à l’émotion et à la démagogie afin de garder une approche rationnelle sur le sujet plus général de la crise migratoire ?

Depuis 2015 et la folle décision d’Angela Merkel d’ouvrir les frontières de son pays à des millions de migrants (qu’elle referma moins d’un mois plus tard sous la pression de ses services de sécurité), notre continent est en train de vivre la plus grande crise géopolitique de son histoire contemporaine (division de l’UE, montée des populismes et des communautarismes, tensions sociales, attentats, explosion de la délinquance...). Les craintes légitimes des peuples européens ne sont toujours pas entendues. Les alertes des services de renseignement et sanitaires sont encore ignorés. Il est navrant que dans nos sociétés si aseptisées, le principe de précaution ne prévale pas aussi sur ce sujet.

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Rappelons au passage que nous sommes en plein procès du Bataclan, où le président de l’époque, François Hollande, vient de témoigner en rappelant notamment ceci : « Chaque jour, nous étions sous la menace. Nous savions que dans le flux des réfugiés, il y avait des individus qui étaient là pour tromper la vigilance. Mais nous ne savions pas où ni comment ils allaient nous frapper »…

Cet été, parmi les demandeurs d'asile afghans rapatriés en France, cinq avaient été placés sous surveillance dès leur arrivée : ils étaient suspectés d'avoir aidé les talibans !

Dans son dernier ouvrage, Dictionnaire amoureux de la géopolitique (Plon, 2021), Hubert Védrine relate l’un de ses échanges avec le célèbre géopoliticien singapourien, Kishore Mahbubani. Alors qu’il discute de l’Europe avec l’universitaire, l’ancien conseiller de François Mitterrand (et ministre socialiste des Affaires étrangères de 1997 à 2002) lui demande : « Qu’est-ce qui permettra selon vous le sursaut de l’Europe ? ». Mahbubani lui répond que les principales et premières conditions à ce sursaut sont « un moratoire sur les migrations et que l’Europe devienne machiavélienne » !

Védrine et Mahbubani sont pourtant loin d’être considérés comme de dangereux fascistes…

Or, les dirigeants de l’Union européenne, déconnectés des réalités, prisonniers de leur « bonne conscience » et de leur idéologie progressiste, se refusent toujours à faire preuve de fermeté devant cette crise géopolitique majeure et sans précédent qui touche notre continent. Par exemple, au lieu d’être solidaires et d’apporter leur soutien à la Pologne qui essaie – à raison ! – de repousser manu militari une nouvelle tentative massive et violente d’intrusions à sa frontière, une véritable « attaque migratoire » contre l’Europe, ils préfèrent appeler Varsovie à la « mesure » ou déclarer qu’ils ne financeront pas la construction de murs ! Ou pire : accuser la Biélorussie et même la Russie d’instrumentaliser – voire d’organiser ! – cette situation dans le but de déstabiliser l’UE ! C’est pathétique !

Nous ne sommes malheureusement qu’au début de cette crise migratoire qui va inéluctablement s’aggraver et s’intensifier. C’est pourquoi l’heure est grave et il n’est plus question de parler de « quotas », de « moratoires », de « répartition » des migrants dans chacun des pays européens ou d’« immigration choisie »…

Le mot « frontière » ne doit plus être un gros mot et devant ce véritable défi existentiel et civilisationnel, l’idéologie n’a plus sa place. Plus que jamais, politique interne et géopolitique s'imbriquent et se confondent. Il faut que nos dirigeants prennent rapidement conscience que l'angélisme, le sentimentalisme et les demi-mesures à propos de la question des migrants ou des réfugiés sont suicidaires. Ce que nous considérons comme de la tolérance, de la solidarité ou de la charité universelle…est, au contraire, le plus souvent perçu comme de la faiblesse. Et en projetant une image de faiblesse, nous récoltons et récolterons encore de la violence.

Pour éviter de futurs drames comme celui de cette semaine dans la Manche et que le « chantage aux migrants » de certaines nations hostiles comme la Turquie d’Erdoğan devienne caduque, il faut rapidement et impérativement stopper les appels d’air sociaux et sanitaires, revoir drastiquement le droit d’asile, criminaliser certaines ONG complices des passeurs, rendre les expulsions réellement effectives et fermer définitivement les frontières comme en temps de crise grave puisque c’est en l’occurrence le cas aujourd’hui. Tout en lançant bien évidemment une grande politique sérieuse, ambitieuse et réaliste de Co-développement vis-à-vis des pays d’émigration. Un consensus européen devrait être adopté sur ces questions. Avant qu’il ne soit vraiment trop tard, nos dirigeants devraient se forger une âme d’acier. Or, malheureusement nous n’en sommes pas encore là…

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