Menace de grève fiscale, salariés en guerre contre les syndicats, soutien au bijoutier niçois… Les Français pris en otages par leurs élites sont-ils en train de relever la tête ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les Français montrent leur exaspération sur presque tous les sujets d'actualité.
Les Français montrent leur exaspération sur presque tous les sujets d'actualité.
©Reuters

Résistance

Qu'il s'agisse d'entreprises qui outrepassent la loi en ouvrant leurs magasins le dimanche, de l'exaspération fiscale, des Roms ou de l'affaire du bijoutier de Nice, les Français sont sous tension. Reste à savoir quelle forme prendra l'éveil d'un peuple en colère contre ses élites et surtout ses élus.

Atlantico : Ouverture dominicale de magasins malgré les interdictions, soutien au bijoutier niçois, menace de grève fiscale, salariés en guerre contre les syndicats, approbation massive de l'opinion quant aux propos de Manuel Valls concernant les Roms… Faut-il voir dans ces phénomènes les symptômes d'une France au bord de la crise de nerfs ?

William Genieys : Dans un pays où l’État fort a la capacité d’action envers l’ensemble de sa société civile, il est fréquent que le peuple et même parfois les élites s’opposent à l’augmentation de la pression fiscale. Il ne faut pas oublier que « l’esprit frondeur » des Français vient du mouvement de la Fronde qui n’était autre chose qu’une mobilisation sociale contre l’accroissement du pouvoir social de l’État français. Si l’on prend la question fiscale au sérieux, et on doit le faire, on doit comprendre que le fondement de l’État passe par sa capacité à prélever un impôt « consenti ». Le problème aujourd’hui c’est que le consentement semble altéré et que l’impôt passe pour une politique privative de liberté dont la finalité ultime n’est plus positivement perçue par les citoyens. On a l’impression que l’impôt est devenu un instrument de gouvernement dont l’efficacité est faiblement perçue. En effet, il ne s’agit pas seulement de l’impôt sur le revenu dont la logique historique est la redistribution des richesses dans une société du haut vers le bas, mais d’un ensemble de mesures fiscales finalisées par la réduction du déficit budgétaire de l’État français. Le problème c’est que les citoyens français dans leur ensemble sont incapables d’entretenir un rapport « comptable » car ils ne l’ont jamais pratiqué et qu’ils ont l’impression que la dette publique a été contractée sans leur consentement, et pire qu’ils ont été dupés par leur élites sur ce point. Et c’est là que se trouve le fondement des discours néo-populistes sur lesquels sont engagés un certain nombre de leaders politiques français.

Eric Verhaeghe : Incontestablement, on peut parler d'une dégradation globale du débat public en France, avec une "viscosité" grandissante de l'opinion. Cette dégradation passe par deux canaux essentiels. D'abord, les Français sur-réagissent manifestement à des phénomènes accidentels. De ce point de vue, l'affaire de Nice, ou l'émoi provoqué par l'entrée de plus de 800.000 nouveaux contribuables dans l'assiette de l'impôt sur le revenu, montrent combien l'opinion est devenue sensible au moindre événement. Second canal : le ras-le-bol vis-à-vis d'une bien-pensance aristocratique. L'exemple le plus frappant est le discours sur l'immigration. L'exaspération des Français s'adresse, à mon avis, moins aux immigrés qu'aux élites qui interdisent depuis des années de débattre calmement des problèmes concrets posés par l'immigration.

Quel type de message les Français cherchent-ils à envoyer et à qui ?

William Genieys : Ici, le message peut être analysé clairement comme une mobilisation qui serait pour un retour à l’État fort que des élites politiques d’un côté et technocratiques de l’autre auraient galvaudé. En effet, les messages qu’envoient le peuple qu’il s’agisse de l’épisode de Nice, ou d’autres, s’inscrivent dans registre de demande de réhabilitation de l’État fort. Celui-ci s’entend comme un État sensé nous protéger sur la sécurité, sur les biens, sur la santé, sur la retraite, sur l’emploi, et le réchauffement climatique et bien d’autres sujets encore. Au fond là dessus rien de neuf, si ce n’est une volonté de mettre en garde les dirigeants politique sur les valeurs que sont le travail, le coût de la vie et les différentes formes de sécurité. Et il est vrai que malgré les alternances politiques répétées depuis quelques années les citoyens ont l’impression, certainement fausse, que les gouvernements qui se succèdent malgré des discours incantatoires ne prennent plus assez en considérations ces attentes.

Eric Verhaeghe : Il me semble que les Français sont d'abord à la recherche d'une prise en compte politique de leurs problèmes quotidiens. Ils en ont assez de ces dirigeants arrogants, qui vivent loin de leurs préoccupations et les infantilisent. Sur ce point, il serait faux de limiter cette analyse aux seuls élus nationaux. La décentralisation a fabriqué une caste d'élus locaux qui se soucient de la démocratie comme de leur première chemise et sont bien décidés à vivre entre eux sans s'embarrasser de l'opinion publique. L'opacité des intercommunalités en est l'un des indices. Vis-à-vis de cette caste, les Français demandent de l'écoute et des solutions. 

Au-delà de cette première attente, c'est la gouvernance républicaine elle-même qui est en cause : lointaine, inaccessible, fermée sur elle-même, et indifférente à la prospérité collective. Reprenons les discours sur l'emploi depuis 30 ans et nous trouverons sans problème la cause de la "viscosité" française.    

Ce mouvement touche-t-il seulement quelques catégories de Français ou le corps social dans son ensemble ? S'inscrivent-ils dans une longue tradition de résistance ou le phénomène est-il totalement nouveau ?

William Genieys : On peut dire que toutes les catégories sociales sont concernées, mais elles le sont dans un contexte global de crise avec une vision très différenciée des réponses qu’il faudrait apporter. La fréquence des mobilisations ne doit pas faire oublier les fondements catégoriels ou corporatistes qui en constituent les soubassements. Le corps social français est tellement stratifié et dissocié dans ces intérêts que l’idée d’homogénéité de mouvement social global en lutte relève plus du mythe que de la réalité. Cela fait bien longtemps qu’en France la résistance syndicale ou encore ouvrière, c’est diluée. A quand remonte la dernière grève générale dans notre pays ? 1995 ? L’Espagne et d’autres pays du sud de l’Europe certes frappés plus durement par la crise que la France l’ont fait récemment.

Eric Verhaeghe : Le cocktail réaction nobiliaire (c'est-à-dire crispation des élites sur la défense de leurs intérêts à court terme) + marges politiques étouffées par une dette excessive + crise économique produit historiquement en France le même phénomène : l'annonce d'une révolution, ou, en tout cas, d'une forte conflictualité collective. Nous avons vécu un phénomène analogue dans les années 1780. Problème de la dette mis à part, les années 1930 ressemblaient beaucoup à cela. Il y a donc une résurgence assez naturelle d'une phénomène classique et attendu. 

Alors que l’État semble de plus en plus impuissant face à la crise, doit-on voir dans ces événements un basculement dans l'anarchie ou au contraire le sursaut d'un peuple qui reprend son destin en mains ?

William Genieys : La question de l’affaiblissement de la puissance de l’État français est une réalité tant sa capacité à structurer l’économie, le social et la politique internationale semble être moins forte que par le passé gaulliste voir même mitterrandien. De façon paradoxale, ce sont les forces politiques qui exercent ces moments de l’histoire et les leaders qui les incarnaient qui en appellent en mobilisant le registre populiste au retour de cette « grandeur » passée. C’est l’appel aux grands hommes, et également femmes, susceptibles de nous remettre dans le sillon de l’État fort, comme si l’histoire pouvait se réécrire avec le même répertoire si l’on donnait les baguettes de chefs d’orchestre à la bonne personne. Sur la question de la transformation du pouvoir de l’État, il faudrait plutôt admettre que sa « force » est devenue autre, et qu’en raison des paramètres conjoncturels mais également structurels, elle ne pourra jouer que sur une certaine échelle et dans certains secteurs donnés.

Quand à l’inclinaison vers l’anarchie et l’anarchisme ? Là c’est assez drôle, l’anarchie inventée et développée en France par Proudhon, a peut être, malheureusement eu moins de succès que Karl Marx et sa vision du développement de l’histoire des sociétés. Postuler qu’aujourd’hui la France bascule dans l’anarchisme convient à confondre le recours à des mobilisations pour un retour à l’État fort avec une théorie qui à l’origine prônait sa dislocation

Eric Verhaeghe : Je dirais que les Français attendent ce qu'on appelait dans la constitution de l'an I "l'esprit d'assemblée", et que le philosophe allemand Habermas appelle l'éthique de la délibération. Les Français veulent un discours politique de vérité, où leur avis est pris en compte lorsqu'il est raisonnable, pour des décisions efficaces et non partisanes. L'un des sujets où cette assertion se vérifie le plus est la sécurité sociale. Au niveau local, au niveau de proximité, beaucoup de Français sont écœurés par le gaspillage qu'ils voient, et exaspérés par la langue de bois officielle sur ces sujets. Chacun souhaiterait changer les choses. C'est à la fois une reprise en main de son propre destin, et une sorte d'ébullition anarchique. En même temps, pour remettre la France sur les rails, ne nous leurrons pas, nous aurons besoin de ce mélange d'ordre et de désordre, de cette effervescence où la France redevient elle-même. 

Ces dernières années, beaucoup d'observateurs ont dénoncé la fracture entre les élites et le peuple. D'une certaine manière, peut-on dire que les Français sont en train de prendre leur revanche sur ces élites ? En quoi ?

Eric Verhaeghe : Je ne pense pas que le peuple français soit revanchard. Les Français font simplement valoir les principes démocratiques qui inspirent la République depuis sa création. Depuis trop longtemps, ces principes sont "distraits" par une élite qui se considère comme plus éclairée que le peuple et comme seule capable de gouverner. On mesure aujourd'hui les effets cataclysmiques de cet état d'esprit où la technostructure officielle a construit une discrète hiérarchie des êtres dont la base est constituée par l'électeur, les échelons intermédiaires par les élus, et le sommet par les fonctionnaires. Les Français se sont peut-être enfin décidés à nettoyer l'escalier. Et comme vous le savez, on nettoie toujours un escalier par le haut.

Selon un sondage Itélé paru ce samedi, 77% des Français approuveraient les propos de Manuel Valls concernant les Roms. Un soutien aussi massif est-il surprenant ? Par le passé, les Français auraient-ils assumé  aussi pleinement leur exaspération ? Cela signifie-t-il que la chape de plomb du politiquement correct a totalement volé en éclat ?

William Genieys : Là, il y a deux lectures possible. La première consiste à dire que cela renvoie à une stratégie contextuelle et électorale qui permet au ministre de l’Intérieur de marquer un espace politique sur laquelle la gauche de gouvernement est parfois clivée dans les réponses politiques assénées. La seconde s’inscrit dans la logique de réhabilitation de l’État fort au sens propre du terme, c’est à dire propose des réponses politiques fortes lorsqu’il s’agit de questions de sécurité et d’ordre public. Il est complètement illusoire de penser que l’Etat républicain et ce depuis sa constitution à la fin du 19ème siècle ne traitait pas de façon rigoureuse cette question.

Eric Verhaeghe : En réalité, je ne sais pas ce qu'ils approuvent dans les propos de Manuel Valls. Je m'explique : entre la gratitude pour un homme qui accepte de "faire voler en éclats" le plafond de verre de la bien-pensance, au besoin en affrontant les affairistes comme Cécile Duflot, qui dissimulent leur goût pour la gamelle ministérielle derrière un écran de fumée moralisateur, et l'adhésion à des positions dures, la vérité se situe sans doute entre les deux. Sur les sujets de société, les Français n'ont jamais aimé les positions trop tranchées. Ils sont globalement partisans d'une sorte de centrisme sociétal qui m'amène à penser que le soutien à Manuel Valls est trouble. 

En revanche, il est aujourd'hui évident qu'il faut poser les problèmes que les Roms révèlent : comment concilier l'élargissement de l'Europe avant un équilibre social dans les pays les plus avancés? que veut dire la construction européenne aujourd'hui ? faut-il revenir à une logique d'approfondissement au lieu d'une logique d'élargissement ?

Ces différentes manifestations d'exaspération pour l'instant éparses peuvent-elles déboucher sur un mouvement plus construit ? De quel type et dans quelles circonstances ? 

William Genieys : Le problème avec la mise en relation de tous ces évènements, qui parfois n’ont de liens explicites entre eux, si ce n’est leur actualité commune, c’est qu’elle facilite l’ancrage dans la tête des citoyens d’un message populiste dont les frontières ne sont plus réduites à des formes restreintes de la xénophobie ou encore de la dénonciation de l’incapacité des élites. Au fond, la réalité du problème réside dans leur l’incapacité présumée à maintenir un État fort dont les élites ont hérité et dont elles sont censées assumer la gestion et la pérennisation. Dès lors, le problème et la solution réside dans le travail pédagogique des élites de gouvernement et même d’opposition dans le travail d’explication de ce que fût cet État fort, ce qu’il est aujourd’hui, à la fois un amortisseur de la crise de 2008 entre autre, mais un amortisseur qui coûte cher et ce qu’il pourrait devenir ou pas dans le futur.

Eric Verhaeghe : Rires. Peut-être êtes-vous prisonnier d'une vision trop marxiste, selon laquelle des mouvements construits donneraient un sens à l'Histoire. Les marxistes ont aimé présenter la révolution française de cette façon : comme un mouvement construit. Mais... relisez Tocqueville, relisez Stendhal : les témoins de cette époque n'ont pas eu le sentiment de vivre cela. Ils ont surtout vécu un enchaînement d'événements et de circonstances plus ou moins accidentels, qu'on a ensuite glorifié et sculpté sous les traits de la Révolution. 

La question n'est pas, à mon avis, de savoir si un mouvement construit va se produire, mais plutôt de savoir s'il est souhaitable. De mon point de vue, la société française est bloquée depuis près de quarante ans, et plus le temps, plus l'élite française se crispe sur ses privilèges. Regardez le Sénat. Regardez l'Assemblée Nationale. En dehors d'une rupture en profondeur, je ne vois pas comment nous pourrons remettre la France sur les rails de son destin historique, celui d'un grand pays qui a vocation à détenir la première place politique et économique en Europe. 

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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