Mediator : ces leçons que l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé s’est bien abstenue de tirer<!-- --> | Atlantico.fr
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Anne Jouan et Christian Riché publient « La Santé en bande organisée. Dissimulations, menaces et barbouzeries : le monde du médicament et ses arrangements entre amis » aux éditions Robert Laffont.
Anne Jouan et Christian Riché publient « La Santé en bande organisée. Dissimulations, menaces et barbouzeries : le monde du médicament et ses arrangements entre amis » aux éditions Robert Laffont.
©Citizenside / AFP

Bonnes feuilles

Anne Jouan et Christian Riché publient « La Santé en bande organisée. Dissimulations, menaces et barbouzeries : le monde du médicament et ses arrangements entre amis » aux éditions Robert Laffont. Ce livre éclaire les recoins obscurs de la gestion de la santé publique en France et dévoile les coulisses de l'affaire du Mediator. Extrait 1/2.

Anne Jouan

Anne Jouan

Anne Jouan a travaillé vingt ans au Figaro où elle a révélé l'affaire du Mediator. Désormais journaliste indépendante, elle a notamment mis au jour le scandale du charnier de l'université Paris-Descartes.

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Christian Riché

Christian Riché

Le Pr Christian Riché est médecin, pharmacologue. Il a été président de la Commission nationale de pharmacovigilance, membre de la Commission d'autorisation de mise sur le marché à l'Agence du médicament.

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C’est une source dépitée. Au moment de clore ce livre, je l’appelle, comme toutes les autres. Je lui demande comment elle voit l’Agence du médicament aujourd’hui et si elle observe une évolution depuis une dizaine d’années. Depuis « le tsunami du Mediator », comme l’appelle M. Rungis, la situation s’est-elle améliorée ? Le poids de l’industrie pharmaceutique est-il toujours aussi important ? Alors ce vieux salarié de l’institution de Saint-Denis me raconte comment, en novembre dernier, les esprits se sont un peu agités à cause de la nomination comme experte pour un dossier d’évaluation de Nancy Claude. Cette toxicologue est l’épouse du Pr Jean-Roger Claude, l’expert de la Commission d’autorisation de mise sur le marché qui fut montré du doigt pour avoir menacé M.  Rungis suite à l’aide apportée à Irène Frachon dans son combat contre le Mediator, ce qu’il contestait par ailleurs. Mme Claude a officié dix-neuf ans chez Servier avant de partir à la retraite en avril  2021 pour rejoindre un groupe de conseil, Claude and Friends. Six mois après son départ de Servier, l’Agence l’a donc sollicitée à l’hiver de la même année, une situation « incompréhensible » pour notre informateur.

Après le Mediator, nous avons écrit un article dans Le  Figaro, reprenant la remarque caustique glissée, là encore, par un salarié  : « Depuis le scandale, ils ont changé la moquette de l’Agence et son nom mais, à part ça, rien n’a véritablement bougé. » Selon les sources internes consultées, la situation est même plus grave aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années. « Pendant trente ans, nous nous sommes battus pour l’évaluation et puis est arrivé le Mediator. Qu’a fait l’Agence après ? Ils ont fait pire ! » explique un expert interne. Dans sa voix, il y a toute la douleur des déçus, des trompés et, finalement, des maltraités. Il ajoute : « Ils embauchent des jeunes, c’est très bien, mais certains ne connaissent même pas les noms des médicaments. Ils butent pour les prononcer, ils découvrent, en cours de réunion, leur existence. On se rend compte aussi qu’ils ne parlent pas anglais. » Un constat partagé par un autre salarié de l’ANSM  : « Une grande partie du travail (j’ose à peine parler d’évaluation) est effectuée par de nouveaux arrivants, souvent jeunes débutants, non formés et non encadrés. Ce travail est validé par certains managers non sachants sans aucune connaissance, ni des processus, ni de la démarche d’évaluation d’un médicament ».

Une autre source abonde. Selon elle, le niveau scientifique a considérablement baissé dans le domaine clinique, au point que les salariés ne connaissent pas les pathologies. « Quand j’ai un problème de pharmacovigilance, ils ne comprennent pas de quoi on parle, notamment la problématique. Nous envoyons des informations et ils nous posent des questions complètement à côté du vélo, y compris pour des choses simples », déplore un expert. Et de citer l’histoire d’un anticancéreux évoquée lors d’une réunion : « Je me souviens d’un salarié, un junior. Il donne le nom du médicament et, comme il n’arrive pas à le prononcer, nous le comprenons tous : il ne connaît pas le produit qu’il doit présenter. » Autre problème : les erreurs fréquentes dans la dénomination des maladies, notamment des fautes récurrentes de traduction de termes médicaux avec l’anglais. En effet, à l’Agence européenne du médicament, tous les documents sont dans cette langue, à charge pour les pays de faire la traduction dans la leur. « Pour la France, tout le monde sait qu’on va attendre la traduction de l’Agence belge, faute de personnel compétent. Malgré cela, des erreurs de traduction sont visibles dans des monographies françaises. C’est comme si on allait dans un garage, qu’on demandait le carburateur et voyait le garagiste arriver avec de l’huile. Plusieurs fois cette année, j’ai observé des mauvaises traductions. Dans la monographie d’un anticancéreux rédigée par l’Agence figurent des erreurs. Si le labo se trompe, l’Agence ne les corrige pas », conclut notre source.

Un ancien directeur explique que l’ANSM s’est mise à multiplier les CDD parfois transformés en CDI. Il déplore les recrutements principalement en catégorie 2, autrement dit des bac + 3 alors qu’il faudrait des pharmaciens bac + 7. Conséquence ? « Nous mettons du temps à trouver les profils adaptés avant d’opter finalement pour des jeunes embauchés dès leur sortie de l’école. Résultat  : les postes restent vacants longtemps et nous avons beaucoup de turn-over. Sans compter que les jeunes n’ont pas d’expérience, il faut faire du tutorat pour, au final, les voir partir. Les juniors sont très juniors et le turn-over est vraiment un souci pour le suivi des dossiers. À mon sens, il y a aujourd’hui un problème de niveau  : nous avons recruté des évaluateurs que l’on aurait refusé de prendre il y a encore quelques années. Et le niveau baisse car l’Agence est moins attractive. » Selon lui, le travail de fond incombant à l’organisme en matière de sécurité sanitaire requiert du personnel avec du bagage et de la méthodologie : « En 2016, la directrice de l’évaluation Cécile Delval, avait mis le doigt sur le cœur du problème en pointant les erreurs dans  l’essai clinique de Rennes et les potentielles failles dans l’évaluation de cet essai. Et elle l’a payé, enfin, ils le lui ont fait payer ! Après, ils l’ont remplacée en nommant directrice de l’innovation une ancienne directrice d’hôpital. Elle ne connaissait rien au domaine dont elle avait la charge, notamment en termes d’enjeux techniques. Sans avoir de compétence toxico‑ logique, clinique et pharmaceutique, elle dirigeait un service instruisant les demandes d’essais précoces, dont les premières administrations chez l’homme. À  cause du manque de candidats sérieux, on se retrouve même, entre services, à aller chasser chacun de son côté. Les chefs de pôle et les directeurs se piquent les meilleurs, il y a une véritable guérilla et on se dépouille en interne. »

M. Rungis a raconté dans ce livre comment on lui a demandé de modifier un rapport concernant un médicament destiné aux réanimations. L’histoire s’est répétée avec un rapport sur les effets indésirables du Mediator. Le centre de pharmacovigilance de l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris est chargé de l’enquête sur les hypertensions artérielles pulmonaires. Car même si le médicament est retiré du marché depuis maintenant treize ans, il s’agit de répertorier les cas d’HTAP, la maladie pouvant être dépistée longtemps après l’arrêt du traitement.

Le 21 juillet 2021, le centre a rendu sa copie avec une mise à jour du suivi de pharmacovigilance. Les conclusions de ce rapport, qui ont circulé à l’Agence, sont accablantes : Mediator est un échec du système de pharmacovigilance incapable de bien enregistrer les cas ; quant aux pneumologues, ils n’ont pas transmis les effets secondaires aux centres alors qu’ils doivent légalement le faire. Enfin, une majorité des cas viennent de la pharmacovigilance de Servier par les demandes d’indemnisation de patients à l’Oniam. Il a été demandé, dans un premier temps, de modifier ces conclusions, selon les mails que nous nous sommes procurés relatant les échanges avec le directeur adjoint de la surveillance, Mehdi Benkebil. À l’Agence, on est bien embêté par ces mauvais coucheurs mais on ne parle pas de caviardage, on préfère l’expression « rapport actualisé ». Et s’il s’agissait plutôt d’éviter un rapport peu conforme au « politiquement correct » ? Finalement, face à l’obstination des pharmacologues de Pompidou, Mehdi Benkebil leur écrit : « Nous reviendrons prochainement […] avec des propositions. » Plus d’un an après sa remise, ce rapport n’a toujours pas été rendu public.

Un autre expert pointe la déshumanisation de l’Agence et de ses services  : « Il n’y a plus que des adresses génériques, comme “la direction”, alors nous n’avons plus d’interlocuteur, nous ne savons pas à qui nous nous adressons, notamment quand on envoie un rapport. Un peu comme quand on appelle EDF ou Orange pour un problème ! Récemment, nous avons reçu un appel et l’interlocuteur de l’Agence ne s’est pas présenté, mieux, il nous a engueulés quand nous lui avons demandé son nom ! » Et de pointer les risques inhérents à cet anonymat : « Et si un laboratoire pharmaceutique nous appelait pour avoir des informations, ou une compagnie d’assurances pour obtenir les données d’un patient, que sais-je, comment savoir que nous parlons bien à quelqu’un de l’Agence si nous n’avons pas son nom et sa fonction exacte ? »

L’ANSM, c’est aussi le folklore, comme en témoigne cet évaluateur expérimenté de l’Agence. Il se souvient très bien de cette réunion de direction particulièrement rococo. C’était l’hiver dernier, par visioconférence : « Dans le cadre de la présidence française de l’union européenne, ils nous ont présenté le programme concernant l’homéo‑ pathie. Et là, ils nous font cette annonce surprenante  : ils avaient prévu une visite de la tombe du père de l’homéopathie au Père-Lachaise ! Personne n’a moufté. »

En France, l’homéopathie n’est plus remboursée depuis janvier  2021 car jugée inutile. « Elle est sortie de la science et pourtant, une directrice scientifique dit devant tout le monde ne pas comprendre pourquoi les cliniciens ne veulent pas de l’homéopathie : pourquoi estiment-ils cette pratique non efficace alors que selon elle, elle l’est ? », ajoute cette source encore médusée.

Il y a quelques années déjà, en 2019, quand l’Agence faisait des réunions pour réorganiser l’établissement, la même directrice scientifique avait demandé de monter en compétence en préclinique. « Je cherche des spécialistes en toxicologie pour l’homéopathie mais je n’en trouve pas, avait-elle dit. Nous étions hallucinés. J’ai répondu  : il va falloir chercher longtemps car il n’y a rien à évaluer en toxicologie dans l’homéopathie, raconte encore cet évaluateur. En France, 67 millions de consommateurs se tartinent la gueule de crèmes mais, pour le plus grand bonheur de l’industrie, depuis 2012, l’ANSM ne s’occupe plus des cosmétiques alors qu’il y avait 17 évaluateurs pour ces produits. En revanche, il en faut désormais pour l’homéopathie… »

Extrait du livre de Anne Jouan et Christian Riché, « La Santé en bande organisée. Dissimulations, menaces et barbouzeries : le monde du médicament et ses arrangements entre amis », publié aux éditions Robert Laffont

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