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Marine Le Pen lors d'un meeting à Stiring-Wendel, le 1er avril 2022.
Marine Le Pen lors d'un meeting à Stiring-Wendel, le 1er avril 2022.
©Jean-Christophe VERHAEGEN / AFP

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Alors que les sondages prédisent une présence de Marine Le Pen au second tour de l'élection présidentielle, et que celle-ci commencerait à pouvoir menacer Emmanuel Macron au second, la question se pose de savoir quel est le positionnement politique de la candidate du Rassemblement national.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Jean-Yves Camus

Jean-Yves Camus

Chercheur associé à l'Iris, Jean-Yves Camus est un spécialiste reconnu des questions liées aux nationalismes européens et de l'extrême-droite. Il est directeur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès et senior fellow au Centre for the Analysis of the Radical Right (CARR)

Il a notamment co-publié Les droites extrêmes en Europe (2015, éditions du Seuil).

 

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Atlantico : Alors que Marine Le Pen est donnée au second tour et commencerait à pouvoir menacer Emmanuel Macron, la question se pose de savoir quel est le positionnement politique de la candidate du Rassemblement national. Est-elle toujours d’extrême droite ? Comment définir ce qu’est l’extrême droite tant factuellement qu’idéologiquement ? Marine Le Pen coche-t-elle les critères de cette définition ?

Christophe Boutin : Bien malin qui pourrait apporter aujourd'hui une définition claire de ce qu'est « l'extrême droite » tant le terme est utilisé depuis des années maintenant de manière différente : entre les analyses sérieuses des spécialistes d'histoire des idées politiques et de sciences politiques et les slogans polémiques des débats politiques il n’y a guère de rapport.

Factuellement, historiquement, la nébuleuse « extrême droite » n’a toujours eu en France qu’un impact très limité, même lors de ce que l’on peut considérer comme sa période faste, celle de l’entre-deux-guerres. Les structures que l’on rattache traditionnellement à l’extrême droite, les ligues nationalistes, et notamment la plus importante d’entre elles, la Ligue des Croix-de-Feu du colonel de La Rocque, ne marchèrent en effet pas sur l’Assemblée nationale le 6 février 34. Il ne s’agissait pas de mouvements factieux visant à renverser la république, et nous sommes bien loin ici de la marche sur Rome des chemises noires de Mussolini (1922) ou de la tentative de coup d’État du NSDAP à Munich (1923).

En sus, et contrairement aux deux exemples précités, l’extrême droite française a toujours été idéologiquement plurielle, mêlant républicains et monarchistes autour du plus petit dénominateur commun d’un nationalisme autoritaire. S’y ajouta bien dans l'entre-deux-guerres des mouvements aux effectifs plus réduits qui se sont ralliés à l'idéologie fasciste, mais on notera, et ce ne sera pas une surprise pour les spécialistes, que ceux qui sont allés le plus loin dans la collaboration avec le fascisme et le national-socialisme, les Marcel Déat ou les Jacques Doriot, venaient de la gauche.

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Après-guerre, le terme même d'extrême droite n’a rapidement plus guère représenté qu’un marqueur facile visant à disqualifier un concurrent politique, remplaçant progressivement la dénonciation de fascisme qui n’est plus guère utilisée que par quelques mythomanes qui se donnent ainsi à bon compte une posture de Résistant. Ce choix a été une réussite : il n’est point de salut lorsqu’un tribunal politico-médiatique vous a « marqué à l'extrême droite » comme au fer rouge. C’est ainsi, on le sait, que François Mitterrand, après avoir contribué à favoriser la montée en puissance du Front National de Jean-Marie Le Pen dans les années 80, en permettant d'une part au tribun nationalistes d'accéder aux médias audiovisuels nationaux plus facilement, et, d'autre part, avec la réforme du mode de scrutin de 1985 et l'arrivée dans les travées de l'Assemblée nationale d'un groupe parlementaire FN en 1986, put établir un « cordon sanitaire » empêchant toute alliance et condamnant la droite, soit, à ne pouvoir accéder au pouvoir (national mais aussi local), soit même à ne pouvoir mener, même sans s’allier avec le FN, certaines politiques, puisque certaines thématiques étaient déclarées taboues en ayant été utilisés auparavant par l’extrême droite.

Y-a-t-il encore en 2022 des éléments correspondant au mythe politique de l’extrême droite que se fait la gauche ? Sans doute. Çà et là on rencontre bien des groupuscules de trois adolescents en crise de puberté et deux retraités amateurs d’éphèbes qui s'amusent à tendre le bras après avoir ingurgité moult bières. Et, effectivement, l’un d’entre eux commet parfois un acte violent dont le compte-rendu tourne alors en boucle dans les médias pour rappeler qu’« il est encore fécond le ventre de la bête immonde » - ce qui permet d'occulter une violence d'extrême gauche présentée comme étant une réaction de défense. Et au vu du peu d’efficacité descriptive du terme d’« extrême droite », on en cherche d’ailleurs d’autres pour désigner ces éléments : « droites radicales » pour les chercheurs, qui savent combien cette micro-galaxie est fragmentée ; « ultra droite » dans la bouche des derniers ministres de l’Intérieur qui pensent toujours en termes footballistiques…

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Bien évidemment, ces épiphénomènes ne sauraient représenter ce que met de nos jours derrière le vocable d’extrême-droite une gauche politiquement en déshérence mais qui reste médiatiquement la seule ordonnatrice des élégances politiques. L’extrême droite est pour elle, en gros tout ce qui est politiquement et idéologiquement à la droite de Valérie Pécresse, censée représenter - en même temps d’ailleurs qu’Emmanuel Macron selon les derniers sondages - « la droite » : soit une partie de LR, Jean Lasalle, DLF, Reconquête, et donc le RN. Un RN que dirige une Marine Le Pen dans laquelle il est difficile de voir une extrémiste. En effet, c’est non seulement l’image du parti qui a changé avec elle, mais aussi son programme. Sauf donc à supposer que tout ne soit que dissimulation, on ne peut que noter qu’il n’y a aucune référence aux fascismes, que les militants ou les cadres qui pourraient se laisser aller à des propos ambigus sont généralement sanctionnés, et que son programme, relevant d’un nationalisme classique mâtiné de populisme, est sur de nombreux points plus modéré que celui du RPR des années 80.

Jean-Yves Camus : Je l’ai défini avec Nicolas Lebourg dans Les droites extrêmes en Europe, on retrouve cette définition sur le site de la Fondation Jean-Jaurès. Marine Le Pen ne coche pas certains critères. Notamment celui de l'antisémitisme. Mais de plus en plus de partis d’extrême droite n’ont plus cette dimension : Geert Wilders aux Pays-Bas n’est pas antisémite, les partis d’extrême droite nordiques ne le sont pas non plus. Il n’y a plus non plus chez elle la remise en question du génocide de la Seconde guerre mondiale que l’on pouvait trouver chez Jean-Marie Le Pen. La montée de l’islam radical a fait évoluer pas mal de discours. En revanche, la conception de la société fermée, la conception organiciste de la société, la vision autoritaire du pouvoir, l’opposition à la société multiculturelle restent des fondamentaux qui perdurent. Mais tout cela est très mouvant. Il ne faut pas imaginer que l’on est ad vitam eternam dans la catégorie extrême droite. Les partis évoluent. Si on entend l'extrême droite comme néo-fascisme ou néo-nazisme, ce n’est plus cela nulle part pratiquement. Le parti Aube Dorée en est le dernier exemple. Ce qui me frappe, c’est la capacité d’adaptation à la modernité politique, technologique, communicationnelle, etc. de tous les partis de droite radicale.

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Si Marine Le Pen n’est pas ou plus d’extrême droite, comment la qualifier ? De populiste ?

Christophe Boutin : Sans doute beaucoup plus, oui. Olivier Dard, traitant de son père Jean-Marie dans le Dictionnaire des populismes que nous avons codirigé avec Frédéric Rouvillois, le replace dans l’évolution des droites françaises, et montre combien il est à la fois un nationaliste et un populiste, s’emparant du terme dès 1994, alors qu’il est encore assez peu usité – on lui préfère « populaire ». Il étudie aussi le programme de 1985, pour y suivre la volonté du FN d’alors de « rendre la parole au peuple » : on est encore dans la continuité des droites radicales, et, partiellement sans doute, d’une part de l’extrême droite, mais un tournant est pris, qu’accentuera encore Marine Le Pen en succédant à son père. En 2010, alors cette fois que le terme de populisme est pleinement utilisé, souvent de manière critique pour définir les politiques des démocraties illibérales d’Europe de l’Est, elle déclare en effet à France 2 que « si le populisme c’est, comme je crois, défendre le peuple contre les élites, défendre les oubliés contre l’élite qui est en train de leur serrer la gorge, alors, oui, dans ce cas-là, moi, je suis populiste ». Et comme le note dans le même Dictionnaire Frédéric Rouvillois, les revendications ultérieures de démocratie directe, la mise en cause du fonctionnement de l’Union européenne ou l’attrait pour une politique plus sociale que dans l’ancien FN démontrent qu’il ne s’agissait pas d’une déclaration de pure forme.

La droite est donc actuellement divisée en trois éléments : une droite progressiste, qu’incarne Valérie Pécresse, qui n’est pas sans rappeler la droite orléaniste qu’évoquait dans sa classification célèbre René Rémond ; une droite nationale-conservatrice, représentée par Éric Zemmour ou Marion Maréchal et, dans une moindre mesure, par Nicolas Dupont-Aignan ou certaines figures de LR ; et une droite nationale populiste, représentée par Marine Le Pen ou Jean Lasalle. Trois droites, dont les deux dernières représentent de nos jours à elles seules plus du tiers de l’électorat selon les sondages.

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Dans un récent article, Le Monde détaille “Marine Le Pen : un programme fondamentalement d’extrême droite derrière une image adoucie”. Ce constat est-il juste ? Le programme de la candidate est-il d’extrême droite ?

Jean-Yves Camus : A mon sens, il y a encore des marqueurs très forts qui séparent le programme du RN de d’autres formations (sans parler de Reconquête bien évidemment). C’est le parti le plus à droite sur les questions migratoires, hormis Reconquête. Néanmoins, il y a des choses qui ont changé. La véritable question est, qu’en pense les militants du Rassemblement national. Je vois quelles sont ses idées à elles, celle qu’elle a imposé, non sans douleur, au sein du parti. Mais qu’en pense son électorat ? Il n’y a pas de hiatus sur le plan social. Le renoncement de Marine Le Pen sur la double nationalité, il est possible que cela ne fasse pas que des heureux. Sur la question du Grand remplacement, c’est plus compliqué. Marine Le Pen n’utilise pas le terme, contrairement à Zemmour, et je ne sais pas ce que pensent les militants du RN. Il est difficile de savoir ce qu’ils pensent, d’autant qu’il y a eu peu de meetings et de rassemblements en raison du Covid. C’est à mon sens cela le vrai sujet. On peut néanmoins voir dans les sondages qu’elle conserve une majorité de ses électeurs de 2017.

Christophe Boutin : Un article absolument passionnant par ce qu’il révèle. Quelles sont les principales critiques formulées à l'encontre de Marine Le Pen ? La volonté d'établir une discrimination légale entre les nationaux et les étrangers ? Je crains que cela soit le cas en France dans de nombreux domaines, pour ne rien dire du fonctionnement des autres pays du monde, y compris les plus démocratiques. La fin du « droit du sol » ? Mais le Conseil constitutionnel (déc. n° 93-321 DC du 20 juillet), présidé alors par un Robert Badinter peu suspect de fascisme, a rappelé qu’il ne s’agissait pas d’un principe absolu et intangible mais d’une création de circonstance liée à la conscription. Marine Le Pen entend lutter contre l’islamisme, mais pas contre l’islam ? Là encore, elle n’est pas seule et rejoint nombre de démocrates patentés. Elle veut lutter contre l’insécurité ? À part un ou deux candidats de la gauche extrême qui souhaitent désarmer la police, et les antifas, qui, dans la France de 2022, y compris les plus républicains et démocrates, ne se pose pas cette question ? On ne savait pas que la contagion de la lèpre populiste dénoncée par Emmanuel Macron avait  atteint un tel stade…

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En dehors de ces énormes erreurs de perspective, dues à un enfermement idéologique, ce qui choque plus encore les journalistes du Monde c’est que Marine Le Pen se refuse à communier dans la doxa ambiante. S’agacer de la progression d’une idéologie woke, de son sectarisme et de ses interdits toujours plus délirants ? Extrémisme de droite. Remettre en cause l’amitié allemande ? Extrémisme encore. Penser renégocier les traités avec l’UE, pour remettre des contrôles aux frontières devant l’échec de Schengen, ou verser un peu moins à un pot commun qui nous profite bien peu ? Extrémisme toujours.

Enfin, et c’est le troisième angle révélateur, nos journalistes de gauche communient dans un culte du droit et du juge assez stupéfiant quand on se souvient de la haine du juge qui courrait dans la gauche des années 68. Mais il est vrai qu’il s’agissait alors du « juge bourgeois », et que celui que l’on nous vante est lui totalement en phase avec la pensée 68. Ainsi, critiquer la manière dont le juge européen applique la convention européenne des droits de l'homme, ou remettre en cause tel ordonnancement juridique au nom de la volonté populaire – et, pire encore, en laissant le peuple s’exprimer librement sur la question -, voilà qui serait inadmissible. Ce serait « un coup d’État », déclare le professeur de droit Dominique Rousseau, avec une indignation qui n’était pourtant pas de mise en face de ce que certains de ses collègues nommèrent « le coup d’État du droit », la jurisprudence de 1971 par laquelle le Conseil constitutionnel s’est arrogé des compétences nouvelles, ou devant les jurisprudences toujours plus extensives de la CJUE ou de la CEDH.

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La question principale que pose Marine Le Pen, comme d’autres, et ce pourquoi elle est donc essentiellement taxée d’extrémisme ici, est de savoir si en France c'est le peuple et ses représentants qui disent in fine le sens de la règle de droit, et en changent quand elle ne leur convient pas, ou s'il s'agit des juges. Car lorsque l'on nous dit, ici pour Marine Le Pen, là pour d’autres politiques, qu’ils luttent contre les « valeurs démocratiques et républicaines », il faut comprendre en clair qu’ils luttent contre un « État de droit » n’existant que dans la forme imposée par le juge, et au besoin parfois contre la volonté des citoyens.

Si s’opposer à la bien-pensance de la gauche garantie par le gouvernement des juges est être d'extrême droite, on comprend les craintes du Monde : cela fait déjà du monde dans la France de 2022, et d’autres personnes pourraient bien les rejoindre...

Est-ce qu’il peut coexister plusieurs extrêmes droites puisque Reconquête est apparu dans le paysage politique ?

Jean-Yves Camus : Reconquête l’a recentré de manière quasiment automatique. Si l’on part du principe que Marine Le Pen est au second tour et qu’Éric Zemmour est derrière, son électorat se reportera massivement sur elle (environ 80% selon un sondage Elabe NDLR). Je pense par contre, et Marine Le Pen l’a dit, que pour ceux qui ont quitté le RN pour Reconquête, c’est « un aller-simple », en tout cas pour les années qui viennent. On se souvient que la même chose avait été dite après la scission de Bruno Mégret, mais les électeurs sont finalement assez rapidement revenus. Je doute beaucoup qu’il y ait un meeting commun d’Éric Zemmour et Marine Le Pen entre les deux tours, mais je doute aussi qu’il y en ait besoin car les électorats vont matcher. Les deux partis peuvent-ils coexister ? Dans un scrutin à deux tours sans proportionnelle, c’est déjà compliqué pour le RN seul – il n’a pas de groupe parlementaire – donc ça sera très compliqué à deux. Dans les autres pays européens, quand deux pays sont en concurrence sur le créneau de la droite radicale, l’un finit toujours par disparaître, dans l’immense majorité des cas. 

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