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Marine Le Pen devait incarner une contradiction au cercle de la raison lors du débat télévisé face à Emmanuel Macron.
Marine Le Pen devait incarner une contradiction au cercle de la raison lors du débat télévisé face à Emmanuel Macron.
©Ludovic MARIN / AFP

Purges

Le débat présidentiel d’entre-deux-tours a mis en lumière les limites de Marine Le Pen sur le terrain de la contestation des dogmes économiques ou politiques sur lesquels est construite la société française. Certains esprits brillants sont pourtant enclins à le faire. Mais le système technocratique français est parvenu à soigneusement les mettre à l’écart.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Sébastien Laye

Sébastien Laye

Sebastien Laye est chef d'entreprise et économiste (Fondation Concorde).

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Atlantico : Alors que Marine Le Pen devait incarner une contradiction au cercle de la raison lors du débat télévisé face à Emmanuel Macron, force est de constater que les arguments, des deux côtés, ont été limités. Comment expliquer que les dissidents, intellectuels, du cercle de la raison soient si absents des débats publics ?  

Eric Deschavanne : La réponse est dans la question. Celui qui sort du « cercle de la raison » s’exclut de lui-même du débat argumentatif légitime, de « la reconnaissance par les pairs » comme on dit. Cela dit, il faut distinguer les niveaux. Au niveau du débat politico-médiatique, les arguments exprimés doivent nécessairement être simples et sans ambiguïtés. En dépit des kilomètres de littérature et de la récurrence du débat médiatique sur le sujet, il est toujours difficile d’expliquer que le port du voile est une expression de l’islamisme mais qu’il ne faut pas l’interdire, pour des raisons à la fois philosophiques, politiques et juridiques. Les postures politiques sont donc nécessairement simplistes : « c’est islamiste donc il faut l’interdire » versus « il ne faut pas l’interdire car c’est un vêtement insignifiant ». Cette simplification requise par la communication politique s’observe pour tous les sujets. Une doxa finit par s’imposer en raison de la contrainte purement politique : le politique n’a pas vocation à organiser des débats, à incarner à travers ses prises de position la complexité du réel et la nuance des idées ; il lui faut assumer des décisions, des partis-pris auxquels son image sera définitivement associée dans l’opinion. Celui qui est à contre-courant prend toujours un risque. Le pari qui consiste à se distinguer peut être gagnant ; il peut aussi conduire à la marginalisation.

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Le « cercle de la raison » est tout de même beaucoup plus large sur le plan intellectuel. Il y a bien entendu des lieux communs partagés qu’il est difficile de mettre en cause, un champ du « pensable », qui peut varier d’une époque à une autre, des modes, voire parfois des diktats idéologiques. Mais la variété des idées et le débat contradictoire y sont fort heureusement de règle. On peut illustrer le propos par le débat des historiens relatifs aux positions de Zemmour sur Pétain et les Juifs. Le débat a pris un tour caricatural en raison de sa dimension politique, appelant au simplisme des postures. Mais dès qu’on pénètre dans le « cercle de la raison » des historiens spécialistes du sujet, on s’aperçoit que le « consensus des historiens » n’est que de façade et qu’il y a bel et bien des interprétations contradictoires de la période. Sortir du « cercle de la raison », en la matière, consisterait à nier les faits les mieux établis. Mais l’historien hétérodoxe qui conteste l’interprétation dominante, s’il agace et s’attire les critiques, est tout de même discuté, dans la mesure où il n’est pas considéré comme négationniste. Il est cependant inévitable, cela est vrai dans les tous les domaines de la pensée, qu’il y ait des théories dominantes. Cela n’implique toutefois pas qu’elles soient fausses, ni que les « dominés » soient interdits d’expression.

Sébastien Laye : Revenons en premier lieu à l'origine de l'expression. Elle date des années 1990, ou plus précisément 1993 lorsqu' Alain Minc produit un rapport avec un groupe d'experts sur l'avenir de la France pour le compte du nouveau Premier Ministre Edouard Balladur. L'énarchie propose alors dans le débat public ce terme, censé fermer les options de politiques économiques, les figeant entre les réalistes et les utopistes. C'est déjà un terme très connoté selon moi, mais puisqu'il s'est imposé dans le débat public, utilisons le tout en laissant la place, au sein de ce cercle, aux pensées hétérodoxes et alternatives. Disons donc que ce cercle unit ceux qui pensent à partir du réel, des chiffres, des contraintes. 

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La doxa veut que le cercle de la raison se serait retrouvé intégralement dans le macronisme au niveau politique. Dans les faits, celà ne s'est pas produit durant ce quinquennat, et un certain nombre de comportements autoritaires ou arbitraires, d'échecs aussi notamment économiques, expliquent que finalement le macronisme ne fédère pas 100% de ce cercle. Macron l'a acté lors de cette campagne en refusant le débat et en se limitant face à Le Pen à des arguments d'autorité, sans aller dans le fond des sujets et des chiffres. Il est frappant de constater que nombre de ses assertions voire de ses chiffres assénés n'avaient pas de bases solides: d'approximations en mensonges, il s'est calé sur le ton de son opposante, qui elle depuis des années revendique avec fierté son incompétence. Cette trumpisation du débat politique a fait fuir les intellectuels et les techniciens bien loin du champ politicien. Si votre force est d'ordre intellectuelle, pourquoi perdre du temps dans une activité où plus personne n'écoute les argumentations ? Vous voulez forcément vous épanouir dans le privé, les associations, voire l'écriture (de moins en moins les medias). Que Mme Le Pen bannisse ces gens là du champ politique, ce n'est guère une surprise. Que l'énarque se piquant d'intellectualisme Macron le fasse, c'est plus dérangeant, inquiétant à dire le vrai, et lourd de conséquence: il n'y a plus de place pour un intellectuel ou un membre du cercle de la raison qui ne soutiendrait pas le macronisme. Tel est l'aporie dans lequel le pouvoir tente d'enfermer les éléments les plus brillants d'une opposition intellectuelle.

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Eric Deschavanne : Le débat contradictoire existe chez les économistes sur ces sujets. Mais le choix politique ne peut être que sans nuance. Maastricht a en effet changé la donne. Le Frexit n’est pas possible parce que la France est dans la zone euro, qui est « une autoroute sans sortie ». Cela limite fortement le champ du débat ! Au cœur de la crise grecque, les Grecs n’ont pas voulu sortir de la zone euro et les pays membres n’ont pas voulu les en exclure. La contrainte est forte, aussi bien politique qu’économique. Pour lever cette contrainte, il ne suffit pas de critiquer le fonctionnement de la zone euro, il faudrait pouvoir, de manière crédible et convaincante, indiquer une voie de sortie. Les économistes, ou nombre d’entre eux, ont dès l’origine du projet diagnostiqué les vices de fabrication de la zone euro. Mais au niveau politique, en vertu de la logique que j’évoquais précédemment, soit on milite pour la sortie de la zone euro et on souligne ses dysfonctionnements, soit on consent au cadre existant et on est conduit à occulter les dysfonctionnements. S’adresser à l’opinion pour dire que la monnaie unique est une cote mal taillée pour les divers écosystèmes économiques nationaux sans proposer de solution politique crédible pour revenir en arrière n’est pas une option, Marine Le Pen en a fait l’expérience. Le choix est en définitive politique, donc démocratique : sortir de la zone euro et de l’Union Européenne est toujours possible si on le veut et qu’on en assume le coût économique et politique. Pour l’heure, il est évident que les Français ne sont pas disposés à faire un tel choix.

Sébastien Laye : Au niveau de la pensée économique, la période des années 80 puis 90 a marqué en France l'exclusion des tenants d'une ligne alternative au néo-libéralisme constructiviste des grandes institutions internationales. Ce constructivisme mondialiste n'avait rien à voir avec les racines du libéralisme, mais les politiques francais, largement antilibéraux, l'ont utilisé comme levier pour contenir les oppositions les plus radicales. Intellectuellement, celà a appauvri le débat, notamment en économie. Cette dernière en France est devenue le royaume des idées simples, ce qui n'a pas réconcilié le peuple francais avec cette matière...La politique de désinflation compétitive, l'arrimage au mark, le Traité de Maastricht, l'arrivée de l'Euro et le débat de 2005 sur le référendum ont asséché la compétition des idées. Or dans le meme temps, cet assèchement était typiquement francais et ne correspondait en rien au débat intellectuel international. L'économie est restée une matière vivante, avec de constantes nouvelles idées, notamment dans le sillage de la crise de 2008. 

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L'ironie de la situation francaise est que ceux là memes qui plaidaient pour le vademecum du FMI et de Bruxelles, ont avalé leur manuel et se sont jetés dans le laxisme budgétaire, la drogue monétaire et le quoi qu'il en coute. Comment le peuple francais peut il leur faire confiance ? Ont ils expliqué ce virage ? Ne va t-on par ailleurs devoir revenir aux politiques de désinflation compétitive des années 80 avec les ravages de l'inflation ? L'élite politique francaise a un réel problème avec la pensée economique, qu'elle manipule au déni du réel et au profit de sa propre perpétuation....

Comment le conformisme idéologique s’est-il installé dans les institutions, les grandes écoles, la haute fonction publique ainsi que dans les partis de gouvernement ? Avec quels effets de marginalisation des dissidents ?

Eric Deschavanne : Qu’appelle-t-on « conformisme idéologique » ? Telle est la question. Il peut y avoir un ordre moral, ce qui empêche la pensée libre, une culture commune, nationale, ce qui est inévitable. Sur le plan strictement intellectuel, le conformisme résulte de ce qu’on appelle « le consensus », c’est-à-dire les points d’accord au sein du « cercle de la raison » ; le conformisme de la pensée consiste à penser à partir des vérités les mieux établies par les différentes disciplines rationnelles. Cela dit, à toutes les époques il y a des doxas, des opinions toutes faites, simplificatrices qui s’installent, favorisées par l’habitude et le biais de confirmation. Ce sont les crises, le changement historique, qui imposent dans la douleur l’adaptation de la pensée. C’est la raison pour laquelle il faut toujours tolérer et écouter les dissidents. Cela ne signifie pas qu’ils ont raison, mais la diversité des opinions stimule le débat et constitue pour cette raison un bien précieux.

Par ailleurs, dès lors qu’on entre dans le registre politique, on n’est plus dans celui de la science pure. En matière d’économie politique, la rationalité est toujours rationalité par rapport à une fin. La désindustrialisation de la France sous l’effet de la mondialisation de la division du travail et des échanges, par exemple, résulte du parti-pris, conscient ou inconscient, de privilégier le point de vue du consommateur. La logique démocratique, courtermiste, favorise l’installation d’une pensée unique. C’est sans doute à ce niveau que les élites ont un rôle à tenir : organiser la réflexion sur les fins en soulignant la diversité des politiques rationnelles possibles en fonction des priorités qu’on se donne. Sachant qu’il est toujours plus difficile d’anticiper les conséquences à long terme, et plus encore de persuader l’opinion des bienfaits d’une politique qui arbitre en faveur du long terme. Nos candidats aux responsabilités politiques, par exemple, préconisent aujourd’hui tous l’endettement : l’absence de « dissidence » par rapport à cette forme de « pensée unique »  s’explique aisément.

Sébastien Laye : Principalement par le biais des grandes écoles et d'un enseignement parcellaire de l'économie (notamment à Sciences Po et à l'ENA), loin des exigences d'un cursus universitaire. Ensuite par méconnaissance du monde pratique de l'entreprise, ignoré des dirigeants. Les marginalisés sont ainsi , par construction homothétique, ceux qui viennent du terrain et du vivier des entreprises. Par ailleurs, ces derniers, quels que soient leurs mérites ou meme leur surface financière, ne sont pas forcément ceux qui accaparent la parole dans les lieux d'expression publique, notamment les medias. Ils ne sont pas organisés pour faire entendre leur dissidence, là où le conformisme logique de certains politiques ou haut fonctionnaires a une forte caisse de résonance. Alain Minc dans les années 90 et 2000 écrasait de sa superbe toute opposition intellectuelle par une présence massive et complice dans les medias.....

Face à cette situation, où vont les esprits brillants qui continuent d’avoir une pensée critique vis-à-vis du discours dominant ?

Eric Deschavanne : Il y a deux types d’esprits qui s’opposent au « discours dominant » : les esprits médiocres qui contestent le consensus des experts parce que celui-ci contrarie leurs obsessions idéologiques, et les esprits brillants, Keynes ou Hayek par exemple, qui, pour sortir de l’impasse générée par le consensus intellectuel d’une époque, crée une brèche, une voie nouvelle pour la pensée et pour l’action. Ces esprits brillants sont toujours les précurseurs d’un consensus à venir. Mais n’est pas Keynes ou Hayek qui veut ! Comme écrivait Pascal : « Il faut travailler à bien penser ». Il n’y a pas d’autre règle. La critique du discours dominant n’est pas une fin en soi.

Sébastien Laye : Face à l'absence de débouchés politiques, coincés entre le conformisme logique macroniste et les extremes, ils n'ont pas d'autres choix que de se retirer du débat politique et de clouer au pilori une forme de démocrature à la francaise. Comme beaucoup de nos concitoyens, ils ont retiré leur confiance au système politique et doutent des vertus de notre Démocratie. Cette sécession s'organise en dehors des institutions politiques, dans des medias alternatifs, dans le privé, dans des essais. Les conséquences en seront délétères pour notre système démocratique: il ne s'agit plus de la sécession des Gilets Jaunes, mais du retrait de certaines forces vives du pays. Pris entre le marteau extrémiste et l'enclume macroniste, ils ont désormais un intéret à voire le régime s'écrouler tout comme les manifestants de 2018-2019. 

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