Bonnes feuilles
Lutte contre la Covid-19 : la course au vaccin, un succès inespéré
Adam Tooze publie « L’Arrêt : Comment le Covid a ébranlé l’économie mondiale » aux éditions Les Belles Lettres. Les chocs de 2020 ont bouleversé l’économie mondiale, les relations internationales et la vie quotidienne de l’humanité. Jamais dans l’histoire du capitalisme moderne, 95 % des économies mondiales n’avaient souffert en même temps. Adam Tooze livre la première histoire immédiate de la pandémie. Extrait 2/2.
Adam Tooze
Auteur plébiscité de Crashed, du Déluge et du Salaire de la destruction, Adam Tooze est professeur d’histoire à l’université de Columbia, où il dirige l’Institut européen, après avoir enseigné aux universités de Yale et de Cambridge. Il écrit régulièrement pour le Financial Times, le Guardian et le Wall Street Journal.
La deuxième vague de l’épidémie, longtemps redoutée, frappa les États-Unis et l’Europe à l’automne 2020. La Chine et ses voisins de l’Asie de l’Est avaient montré qu’il était possible de vaincre même des épidémies importantes par des mesures de distanciation sociale et de santé publique fortes. En Europe, en Amérique latine, aux États-Unis, en Asie de l’Ouest, en revanche, malgré des différences de degré, nulle part le virus n’avait été vaincu. L’hiver venu, même les succès du printemps – la Suède, l’Europe de l’Est, l’Allemagne – avaient des difficultés. L’épidémie connaissait un regain en Afrique subsaharienne, en particulier au Nigeria et en Afrique du Sud. Des couvre-feux répétés promettaient d’aplatir la courbe et de permettre aux systèmes de santé de tenir. En novembre, l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, la République tchèque, le Royaume-Uni, appliquaient toutes quelque forme de confinement. Les autorités imposaient des contraintes en matière de distanciation sociale quelquefois si absurdes qu’elles déroutaient même les responsables chargés de les élaborer. Comme au printemps, ces contraintes contribuèrent à freiner la contagion. Plus intelligemment conçues, les dégâts économiques seraient moindres. Une seule chose était claire : le seul moyen de sortir de la pandémie passerait par un vaccin.
Jamais sans doute l’on avait autant dépendu dans le passé d’une percée scientifique. On considère généralement que les économies modernes ne pourraient exister sans les technologies modernes. Mais étonnamment, leur impact peut être difficile à repérer dans les données économiques. Toute une littérature savante débat encore de la question de savoir si la révolution industrielle aurait été possible sans le moteur à vapeur ou le chemin de fer. Quant aux technologies de l’information, malgré leur omniprésence, les économistes ont longtemps eu du mal à mesurer leur réel impact sur la productivité. Si le fait était déconcertant, la certitude contraire était encore plus dérangeante. Au second semestre de 2020, nul ne pouvait ignorer le fait qu’un retour à la normale reposait sur l’immunité collective. Et que le seul moyen d’y parvenir était la vaccination de masse. Tout reposait sur un vaccin.
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Les marchés financiers ont été le baromètre éloquent de nos espoirs. Des milliers de milliards de dollars faisaient le yoyo au rythme des nouvelles en provenance des grands développeurs de médicaments. Une étude de la banque suisse UBS montrait en septembre 2020 qu’un quart du rebond de la Bourse depuis le mois de mai, quand avait commencé la course au vaccin financée par de l’argent public, pouvait être attribué aux seules nouvelles sur les vaccins. En novembre, à l’annonce du succès des essais du vaccin Pfizer-BioNTech, les prix du pétrole et les actions des sociétés aériennes grimpèrent en flèche. Celles des entreprises de distribution alimentaire et de la tech s’effondrèrent. On liquidait les actifs sûrs, à commencer par les titres du Trésor américain et les actions de la tech.
Le sentiment de soulagement fut absolument immense. Après l’incurie démoralisante de la gestion de la pandémie, il était rassurant de savoir que des individus intelligents et bien organisés avaient travaillé sur une solution. Mais on ne pouvait occulter le fait que ce sont normalement les dictateurs placés le dos au mur qui comptent sur une arme miraculeuse pour se tirer d’affaire. En 2020, en raison de l’échec de notre politique de santé publique, c’est nous qui attendions un miracle. Ce pari hasardeux sur un programme de développement technologique soutenu financièrement par l’État était déconcertant, et pas seulement du fait de sa résonance historique. Il l’était aussi parce qu’il allait à l’encontre des dogmes économiques dominants. Depuis les années 1980, l’idée de mener une politique industrielle reposant sur la « sélection des gagnants » avait été vouée aux gémonies par les zélateurs de la révolution de marché en Europe et aux États-Unis. Mieux valait, affirmaient-ils, laisser le marché définir les priorités en matière de recherche et développement. En pratique, bien sûr, à l’université et dans l’économie, la recherche publique continua. Dans la microélectronique et l’aérospatial, les entreprises privatisaient les profits, mais cela ne faisait pas une politique de R&D cohérente. De nouveaux défis, tel le programme « Made in China 2025 », donnèrent un regain d’intérêt à la politique industrielle dans l’Union européenne et aux États-Unis. Mais la crise du coronavirus était autre chose. Nous n’avions pas besoin d’un vaccin pour améliorer la croissance à long terme, mais pour mettre fin à l’incertitude et au malheur dans lesquelles nous plongeait l’épidémie. Des milliers de milliards de dollars d’activité économique et des centaines de millions d’emplois en dépendaient. Toute la question était de savoir qui fournirait ce vaccin, et à quelles conditions.
Nous n’espérions pas un miracle, mais certainement une première biomédicale. Jamais il n’y avait eu de vaccin contre un coronavirus. Aucun vaccin d’aucun type n’avait même été développé, testé, fabriqué et déployé dans le calendrier dont nous avions besoin en 2020. Mais notre foi n’était pas aveugle. Il y avait des raisons d’espérer.
(…)
La réponse de la communauté scientifique au coronavirus restera comme une des réussites collectives les plus remarquables dans l’histoire de l’humanité. Après quarante heures de travail ininterrompues, le 5 janvier, une équipe dirigée par le professeur Yong-Zhen Zhang, de l’Université de Fudan, à Shanghai, séquençait le code génétique du virus. À ce moment-là, les autorités chinoises essayaient encore d’étouffer la dérangeante nouvelle. Pour sortir de l’impasse, le samedi 11 janvier, les collaborateurs australiens de Zhang publiaient la séquence en ligne. Zhang fut sanctionné pour son indiscipline mais l’information avait franchi les murs. Le travail sur ce qui deviendrait le vaccin ARN messager ou ARNm de Moderna commencerait le 13 janvier. En Allemagne, celui de Pfizer/BioNTech était aussi mappé en quelques jours, comme celui développé par l’université d’Oxford.
Bien avant que l’épidémie se fût muée en pandémie, les scientifiques avaient dans leurs tiroirs un plan pour un antidote. Mais avoir une formule et avoir un vaccin dont l’efficacité et la sûreté ont été dûment testées et qui peut être produit à grande échelle sont deux choses très différentes. Le drame du vaccin contre le coronavirus était que, pour la première fois, les trois processus – le développement, les essais et la montée en charge de la production – devaient se faire concomitamment, sur une échelle suffisante pour pouvoir couvrir le moment venu la totalité de la population mondiale, et alors même que la pandémie continuait de progresser. Si les chercheurs ont pu trouver une solution aussi vite, c’est en partie parce que la recherche fondamentale et les tests précliniques sur des modèles animaux avaient été faits en 2003 en réponse à la pandémie de SRAS. La crise du SRAS s’était résorbée avant que le développement d’un vaccin ne fût arrivé à son terme. Cette fois, la vitesse de la course au vaccin fut sans précédent.
Moderna commença les essais le 16 mars et Pfizer/BioNTech le 2 mai. À la fin du mois, Moderna et Pfizer passaient aux essais de phase III. Dans la dernière semaine d’octobre, 74 000 patients y participaient. Les premiers résultats de Pfizer/BioNTech étaient rendus publics le 9 novembre, ceux de Moderna, la semaine suivante, et ceux d’AstraZeneca, le 23.
L’attention tendit à se concentrer sur les vaccins Pfizer/BioNTech et Moderna parce qu’ils furent les premiers à être approuvés en Occident et que leur technologie était extrêmement innovante. L’annonce des résultats de leurs essais modifia les perspectives dès novembre 2020, mais ils ne furent pas les seuls. Malgré une série de mésaventures au cours des essais, le vaccin moins cher et plus robuste d’AstraZeneca promettait une diffusion plus importante. Dans le monde, début janvier 2021, quatre-vingt-dix autres vaccins étaient dans différentes phases d’essai. Des millions de chercheurs avaient tourné leurs laboratoires et leurs ordinateurs vers la maladie. En 2020, environ 4 % des travaux de recherche publiés dans le monde étaient consacrés aux problèmes du coronavirus.
Cette mobilisation a été célébrée à raison comme un triomphe collectif de l’esprit humain, mais il s’y est toujours mêlé de la compétition, de la rivalité et une lutte pour l’exclusivité des droits de propriété. La course au vaccin n’a pas été motivée seulement par une aspiration scientifique ou humanitaire : la recherche du pouvoir et du profit y a eu largement sa part. À la lumière de l’urgence du besoin collectif de vaccin, on peut trouver cela scandaleux. Mais c’est en réalité la norme. La santé publique et l’industrie pharmaceutique moderne sont des sphères dans lesquelles les intérêts de la science et de la médecine ont toujours croisé ceux des grandes entreprises et de l’État.
Ainsi, depuis le début de la virologie moderne et du développement des vaccins, l’armée des États-Unis n’a cessé de jouer un rôle déterminant dans la lutte contre les maladies, de la fièvre jaune à l’hépatite. En 1945, les GI américains ont été les premières personnes au monde vaccinées contre la grippe. En 2020, le plus grand effort public consacré au développement d’un vaccin contre le coronavirus fut celui du gouvernement des États-Unis. Inspiré par le projet Manhattan de la Seconde Guerre mondiale, mais empruntant son titre à un jeu vidéo Star Wars, l’opération Warp Speed fut lancée le 15 mai 2020. C’était une collaboration entre la biotech, big pharma et deux énormes bureaucraties : le Pentagone et le ministère de la Santé et des Services humains. À la fin de l’année, 12,4 milliards de dollars avaient été dépensés pour des accords de développement et de fabrication avec six grands groupes pharmaceutiques : trois états-uniens (Johnson & Johnson, Moderna, Novavax), deux européens (Sanofi/GSK, AstraZeneca-Oxford) et un transatlantique (Pfizer/BioNTech). La cible initiale était fixée pour octobre. La direction de l’opération associait un capital-risqueur, un ancien directeur de la recherche et développement de GlaxoSmithKline et membre du conseil d’administration de Moderna, et l’expertise logistique et politique du général quatre-étoiles qui dirigeait la direction Commande de matériel de l’armée des États-Unis. À Washington, D.C., l’opération Warp Speed avait un parfum on ne peut plus militaire. Freedom’s Forge, un récit glorieux de la manière dont « les entreprises américaines avaient gagné la Seconde Guerre mondiale », signé de l’historien Arthur Herman, était la lecture favorite de l’équipe. Ce n’est pas un hasard si le même livre avait aussi un grand succès au sein de l’équipe qui travaillait autour du Green New Deal26. Les militaires qui faisaient partie de l’opération Warp Speed allaient travailler en uniforme et donneraient un « rythme de bataille » aux réunions quotidiennes.
Malgré cet emballage galonné, Warp Speed se fit sans conscription. Les entreprises qui y participèrent le firent de leur plein gré. Merck, un des géants du vaccin, préféra n’y prendre qu’un strapontin. Johnson & Johnson avait déjà conclu un accord de 450 millions de dollars avec l’administration Trump à la fin du mois de mars 202028. De tous les pionniers de l’ARN messager, c’est Moderna qui avait le plus besoin d’aide. C’était un leader de la recherche mais qui ne comptait que huit cents employés et n’avait jamais réalisé d’essais cliniques de phase III. L’aide managériale que reçut Moderna de Warp Speed compta autant que les 2,5 milliards de dollars de fonds du gouvernement. Le chef de l’équipe chargée du projet chez Moderna était un responsable du Pentagone seulement connu sous le nom de « Major ». Les services qu’il apportait allaient d’escortes policières permettant d’ignorer les limites sur le transport routier entre État mises en place à cause du Covid à l’organisation de ponts aériens pour acheminer des équipements industriels vitaux29.
Pfizer, une des firmes pharmaceutiques les plus anciennes et les plus grandes du monde, et dont les pratiques concurrentielles étaient redoutées, n’avait pas autant besoin d’une aide de ce type. Grâce à son partenariat avec BioNTech, elle avait acquis le savoir-faire scientifique nécessaire. Pfizer ne fit bien sûr pas la fine bouche devant l’argent du gouvernement des États-Unis, qui lui versa une avance de 1,9 milliard de dollars pour 100 millions de doses. Cela mis à part, son PDG, le Dr. Albert Bourla, qui avait son franc-parler, préféra rester à distance de la politique vaccinale erratique de Trump. L’apport public le plus direct au processus de développement de la firme ne vint pas, en réalité, des États-Unis mais de l’Allemagne30. Berlin mit 443 millions de dollars dans BioNTech, le partenaire de R&D de Pfizer. Et la Banque européenne d’investissement y ajouta 118 millions.
S’agissant de la politique américaine, les craintes de Pfizer étaient amplement justifiées. Tandis que Trump passait l’essentiel de l’été à se vanter de l’arrivée imminente d’un vaccin, les entreprises pharmaceutiques s’inquiétaient surtout de la légitimité du processus de certification. La science leur disait qu’elles avaient un remède à la fois sûr et efficace. La vraie bataille était d’établir la réalité des deux faits « au-delà de tout doute raisonnable », selon la formule consacrée. Dans l’environnement médico-juridique du XXIe siècle, la chose n’avait jamais été simple. Aux États-Unis, en 2020, ce serait un véritable combat.
Au beau milieu d’un été émaillé de manifestations Black Lives Matter, et alors que les patients noirs et latinos étaient beaucoup plus nombreux à mourir de problèmes liés au Covid que les patients blancs, la diversité des populations retenues pour les essais était une préoccupation. Fin août, les responsables de l’opération Warp Speed se rendirent compte que la cohorte retenue pour l’essai Moderna était trop blanche. À la dernière minute, des financements durent être mobilisés pour recruter des volontaires issus des minorités. Cela donna à Pfizer, qui avait investi des centaines de millions de dollars dans ses essais, l’avantage dans la dernière ligne droite.
Ce qui inquiétait Pfizer, c’était la légitimité du processus de la Food and Drug Administration elle-même. Quand le président Trump commença à s’en prendre à l’agence, Bourla décida de tirer un trait. Il contacta son homologue chez Johnson & Johnson, et les deux hommes en appelèrent d’autres à la rescousse. Dans une lettre ouverte publiée le 8 septembre, les neuf plus grandes sociétés du secteur pharmaceutique déclarèrent leur volonté de « se ranger aux côtés de la science ». Les directives de la FDA étaient l’étalon-or de la réglementation médicale, et elles les suivraient à la lettre. C’était une manifestation supplémentaire du refus du big business de s’aligner sur l’agenda de Trump, et elle eut des conséquences pratiques immédiates. À l’approche de l’élection, Pfizer mettait le pied sur le frein.
Dans les essais de médicaments, le seuil choisi est une variable clef. De toutes les grandes entreprises en lice, Pfizer avait choisi le protocole le plus agressif. Elle procéderait à un contrôle des résultats intérimaires dès que trente-deux participants sur les 42 000 retenus pour l’essai contracteraient le Covid-1934. Ce seuil était nettement inférieur à celui fixé par Moderna. La FDA avait fait savoir qu’elle ne donnerait probablement pas d’« autorisation d’utilisation d’urgence » sur une base aussi mince. La dernière chose que souhaitait Pfizer était de se trouver coincée entre Trump et la FDA. Le 29 octobre, l’entreprise demanda à la FDA de placer la barre à soixante-deux cas. Cela ruinait tout espoir d’une annonce avant le jour de l’élection. Pfizer ne commença d’ailleurs même pas à tester les échantillons qu’elle avait sous la main avant le 3 novembre. Si elle avait commencé plus tôt, elle aurait craint de devoir communiquer les résultats à la Bourse. Elle attendit donc le 9 pour rendre publique la nouvelle des 95 % d’efficacité du vaccin.
D’un côté, c’était une légitimation du processus et de l’autorité de la science. De l’autre, c’était une adhésion remarquable à des procédures formelles sur la base de raisons qui étaient, au sens le plus large du mot, politiques. Trump prit évidemment la chose personnellement et accusa les compagnies pharmaceutiques de contester sa victoire. Il était bien sûr un facteur de risque, et peu de grandes sociétés américaines firent le deuil de sa présidence ; mais ce qui était vraiment en jeu, c’était la légitimité du secteur pharmaceutique et l’autorité de la science publique.
Fin 2020, les vingt premiers millions de doses de vaccin entamaient leur distribution aux États-Unis et au Royaume-Uni. La question qui se posait désormais était d’assurer qu’elles soient utilisées le plus efficacement possible. En Europe et aux États-Unis, une controverse éclata aussitôt sur la question de savoir qui devait être vacciné en priorité. En Europe, au printemps 2021, elle dégénéra en querelles entre pays, à l’intérieur des pays eux-mêmes et entre l’Union européenne et la société AstraZeneca, qui ne tenait pas ses promesses de livraisons. Mais il s’agissait là de problèmes de riches. Tôt ou tard, courant 2021, les Européens finiraient par avoir leurs doses. Autrement importante était la question de savoir quand les milliards de personnes à risque des pays à bas revenu et à revenu intermédiaire seraient vaccinées. Tant que tout le monde n’était pas sauvé, personne ne le serait. Du point de vue de la victoire sur la pandémie, les vaccins devaient être concentrés là où il y avait des points chauds. Il était manifestement injuste que les habitants du Royaume-Uni à faible risque fussent vaccinés avant les personnels soignants d’Inde ou d’Afrique du Sud. Comme le disait Jeremy Farar, de Wellcome Trus : « Si dans les six premiers mois, l’Europe occidentale et les États-Unis sont les seules régions qui vaccinent les gens, et que les autres régions ne le sont pas avant la fin 2021, alors je pense que nous aurons une situation mondiale très, très tendue. »
Telle était la préoccupation du G20 quand les chefs d’État et de gouvernement se réunirent, en novembre 2020, sous la présidence de l’Arabie Saoudite. C’est ce que voulait dire le président Macron quand il déclara : « Nous devons éviter à tout prix le scénario d’un monde à deux vitesses, où seuls les riches peuvent se protéger contre le virus et reprendre une vie normale. » S’agissant du G20, c’étaient des larmes de crocodile. Les membres de ce petit club très fermé avaient effectivement monopolisé l’offre mondiale de vaccins. Les plus riches pays du G20 avaient plusieurs fois ce qui était nécessaire pour vacciner leur population.
La feuille de vigne de la gouvernance mondiale qui avait été plaquée sur la question du vaccin contre le Covid était un projet baptisé Access to Covid-19 Tools Accelerator (ACT), avec le dispositif qui lui était dédié, COVAX (Covid-19 Vaccines Global Access). Ils étaient directement le fruit des efforts mondiaux de recherche vaccinale qui s’étaient accélérés depuis 2000. COVAX avait l’appui de la GAVI, de l’OMS et de la CEPI. L’Unicef apportait un soutien logistique. Fin 2020, COVAX avait enrôlé 189 États, ce qui représentait l’immense majorité de la population mondiale. Les pays pauvres s’y joignirent par nécessité ; les pays riches, dont de riches bailleurs de fonds comme l’Allemagne, la Norvège et le Japon, le firent par sens des responsabilités, et aussi pour diversifier leur portefeuille d’options vaccinales. Pour des raisons connues d’elle seule, l’administration Trump accusa COVAX d’être le paravent de la Chine, déployé par l’OMS. En réalité, Pékin se tint d’abord à distance et ne rejoignit le dispositif qu’à l’automne, laissant le rôle de récalcitrant aux États-Unis et à la Russie.
Leur absence était regrettable, mais avec ou sans eux, COVAX était sous-dimensionné. Son objectif était de fournir 2 milliards de doses d’ici la fin 2021, assez pour couvrir 20 % tout au plus de la population des pays participants. Début 2021, le dispositif n’avait toutefois réussi à sécuriser que 1,07 milliard de doses, et sa situation financière était alarmante. Au total, les fondations et cent pays à haut revenu s’étaient engagées à hauteur de 2 milliards de dollars. Mais la part liquide de cet argent était très faible, et 5 milliards de dollars supplémentaires manquaient fin 2021. Avec un budget serré de 5 dollars par dose, l’erreur était interdite. À la réunion du G20 de novembre 2020, l’Union européenne fit circuler la sébile et sollicita des contributions pour ACT et COVAX40. La chancelière Merkel déclara que l’Allemagne s’était engagée pour 500 millions d’euros (592,65 millions de dollars) et appela les autres à payer leur écot.
La discussion était révélatrice. Une somme de 500 millions d’euros était à la fois beaucoup et ridiculement peu. Si elle avait voulu, l’Allemagne aurait très bien pu emprunter les sommes nécessaires pour satisfaire à la fois les besoins immédiats de COVAX et la totalité du coût projeté de la vaccination dans le monde – estimé, en mai 2020, à 25 milliards de dollars – et elle aurait pu le faire en bénéficiant de taux d’intérêt négatifs. Au lieu de cela, elle consentit une aumône de 500 millions d’euros et attendit que les autres en fissent autant41. La même logique, bien sûr, prévalut chez tous les autres membres du G20. À l’exception possible de l’Afrique du Sud et de l’Argentine, tous auraient pu justifier la dépense par la nécessité de mettre fin à la pandémie et de faire repartir l’économie mondiale, sur la seule base de l’intérêt égoïste. Mais en réalité, même pour les grandes sociétés pharmaceutiques, les vaccins n’étaient pas une question de vie ou de mort. Avant la crise, Pfizer faisait des profits de 50 milliards de dollars par an. Les recettes du vaccin contre le coronavirus, estimées à 14,6 milliards, qu’elle devrait partager avec BioNTech en 2021, n’étaient certes pas négligeables, mais elles n’étaient absolument pas décisives pour le futur à long terme de la firme. Ce qui n’était pas le cas de la technologie de l’ARN messager.
Une des choses les plus remarquables du programme de vaccin, c’était la disproportion entre des coûts modestes et des gains faramineux. D’après le FMI, une vaccination rapide et bien ciblée de la population mondiale permettrait d’ajouter 9 000 milliards de dollars au PIB mondial d’ici 202543. Et malgré cela, personne ne voulait prendre unilatéralement la décision courageuse de financer un programme mondial. Les pays donnèrent cent millions par ci, cent millions par-là, laissant le soin à l’OMS de recourir à l’ingénierie financière pour démultiplier son maigre budget. Bruce Ayward, le coordinateur d’ACT à l’OMS, rapporte que le groupe envisagea des prêts concessionnels et l’émission d’« obligations de catastrophe » pour lever des fonds. L’organisation avait loué les services de conseil de Citigroup pour l’aider à gérer les risques liés à l’équilibrage de son budget fragile. « En ce moment, déclara Ayward, c’est l’argent qui se dresse entre nous et la sortie la plus rapide possible de la pandémie. Même si c’est le meilleur deal qu’il y ait à faire, c’est un vrai défi dans l’environnement budgétaire actuel. »
Mais que « l’environnement budgétaire » pût être une contrainte aurait dû être, pour tout le monde, un mystère incompréhensible. La plupart des gouvernements dans le monde étaient engagés dans des dépenses d’urgence sans précédent à côté desquelles le programme de vaccination faisait figure de budget de fête foraine. « Sitôt que les échanges et les voyages auraient redémarré, il suffirait de trente-six heures pour le rembourser », estimait Ayward. Mais même en plein milieu d’une pandémie ruineuse qui coûtait à l’économie mondiale des milliers de milliards de dollars, quand il s’agissait de dépenser de l’argent pour la santé publique, les dirigeants du monde restaient muets.
Les goulots d’étranglement dans la production de vaccins étaient un obstacle autrement sérieux que l’argent. Produire des milliards de doses de vaccins à ARNm nécessitait de faire tourner à plein d’obscures chaînes logistiques, comme celle des nanoparticules lipidiques, les bulles de graisse microscopiques qui transportent le code génétique à l’intérieur du corps. Remplir des milliards de tubes de sérum se heurtait aussi à des difficultés. Trump et son administration menacèrent d’utiliser les pouvoirs que leur conférait une loi datant de la guerre froide, le Defense Production Act, pour accroître la production. Cela n’aboutit à rien. En Europe, de sérieux goulets d’étranglement apparurent, en particulier dans le système de production d’AstraZeneca.
Pour accélérer la production, il fallait augmenter les capacités en impliquant des entreprises supplémentaires. Mais cela supposait de passer des accords avec les développeurs des vaccins. Et malgré les financements publics dont ils avaient bénéficié, les droits de propriété intellectuels des trois premiers vaccins appartenaient à leurs fabricants privés. Pour Jamie Love, directeur de l’ONG Knowledge Ecology International, qui milite dans le domaine de la propriété intellectuelle et de ses effets en matière de santé publique, « la décision de ne pas demander le transfert de savoir-faire dès le début du développement des vaccins fut un énorme échec politique mondial ». Quand un appel à la levée des brevets fut lancé, à l’été 2020, il trouva de nouveaux preneurs. Moderna, qui dépendait de financements publics, proposa de partager ses brevets. Mais cela n’avait guère d’intérêt pratique sans informations sur le processus industriel lui-même. L’Inde et l’Afrique du Sud lancèrent un appel à l’OMS pour que les protections sur les droits de propriété intellectuelle fussent levées pour les vaccins et les traitements contre le Covid. Elles se heurtèrent à une coalition réunissant les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni et le Canada. Ils étaient pour une coopération, mais aux conditions imposées par l’industrie pharmaceutique.
En ce qui concernait les vaccins à ARNm, la difficulté du partage et de l’augmentation de la production venait des vaccins eux-mêmes. Ils étaient innovants et coûteux. Accroître leur production serait toujours difficile. La voie la plus prometteuse pour arriver à une vaccination large et rapide de la population mondiale était de commencer par un vaccin plus simple et plus traditionnel. Ce fut celle empruntée pour le développement du vaccin d’Oxford, le moins séduisant des trois premiers vaccins occidentaux. Il était bon marché, résistant et facile à stocker. En avril, le Jenner Institute, de l’Université d’Oxford, annonça qu’il rendrait le vaccin disponible sur la base d’une licence libre, mais sous la pression de la Fondation Gates, qui défend avec force le maintien des brevets sur la propriété intellectuelle, même pour des médicaments pouvant sauver des vies, le Jenner Institute se ravisa. Il signa un accord exclusif avec AstraZeneca pour créer une société à but lucratif, Vaccitech, dans laquelle l’université et ses principaux scientifiques avaient une participation majoritaire. Pendant toute la durée de l’épidémie, ils fourniraient le vaccin à prix coûtant49. Pour augmenter la capacité de production, Oxford-AstraZeneca noua des partenariats avec dix industriels dans le monde. Le plus grand était de loin le Serum Institute of India, qui était en capacité de fabriquer au moins 1 milliard de doses par an et qui se préparait à augmenter rapidement sa production. Début 2021, AstraZeneca s’était engagée à fournir 3,21 milliards de doses, la moitié à des pays à bas revenu et à revenu intermédiaire. C’était plus que les vaccins Moderna et Pfizer/BioNTech réunis, mais encore très loin d’être suffisant, et cela dépendrait, bien sûr, de l’efficacité et de la sûreté du vaccin.
Le récit de la découverte miraculeuse du vaccin à ARN messager de Pfizer/BioNTech et de Moderna – un Freedom’s Forge pour le XXIe siècle – est un récit centré sur l’Occident. Quand et comment il pourrait concerner aussi le reste du monde était encore, au printemps 2021, une question ouverte. Fin mars 2021, les ÉtatsUnis, qui représentaient environ un quart de la production mondiale, n’avaient accepté d’exporter que quelques millions de doses à leurs voisins, le Canada et le Mexique. L’Union européenne se montrait moins « nationaliste ». Jusqu’au printemps 2021, les fabricants en Europe exportèrent 40 % de leur production totale. Ces livraisons allaient principalement à des clients riches. Le premier envoi de vaccins dans le cadre de COVAX arriva à Accra, au Ghana, sur un Boeing 787 d’Emirates Flight, au matin du 24 février. Les doses venaient de la gigantesque usine de Serum Institute à Pune, en Inde, qui, en tant que partenaire d’AstraZeneca, avait passé un contrat pour produire 86 % des doses fournies par COVAX. Un mois plus tard, non seulement les doses d’AstraZeneca suscitaient de plus en plus d’inquiétudes, mais l’Inde, qui faisait face à une hausse terrible des contaminations, déclarait un moratoire sur toutes ses exportations de vaccins. Son énorme population en avait urgemment besoin. COVAX, qui avait espéré distribuer 350 millions de doses au premier semestre 2021, devrait attendre jusqu’en mars et avril les 90 millions de doses promises par Serum Institute. Avec les tensions sur la production indienne, et le repli des pays riches sur leurs propres besoins, la chasse au vaccin se porta ailleurs : sur les vaccins développés en Chine et en Russie.
Extrait du livre d’Adam Tooze, « L’Arrêt : Comment le Covid a ébranlé l’économie mondiale », publié aux éditions Les Belles Lettres
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