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Luc Ferry et les « faux culs »
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Affaire Luc Ferry

L'affaire Luc Ferry n'en finit pas de faire des vagues. Ancien collaborateur de l'ex-Ministre de l'éducation, Éric Deschavanne prend sa défense et dénonce l'hypocrisie d'une certaine partie des médias dans le traitement de cette polémique.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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« Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt », dit le proverbe. La cohorte des hommes politiques et des éditorialistes qui se sont ces derniers jours déchaînés contre Luc Ferry n’est certes pas à ranger dans la catégorie des imbéciles, mais bien plutôt dans celle des Tartuffes.

Si ces indignés de circonstance, drapés dans les grands principes, ont feint avec une telle unanimité de ne pas entendre ce que Luc Ferry voulait dire, c’est dans le but, du reste avoué, de clore le débat sur l’information et la vie privée qui a suivi l’affaire Strauss-Kahn. « Circulez, nous dit-on, il n’y a rien à voir ! D’ailleurs, comme vous pouvez le constater, quand on veut briser l’omerta, on en dit trop ou pas assez ».

Les éléments de langage ont été repris en chœur par toute la caste politico-médiatique, étrangement soucieuse d’exhiber son corporatisme auprès des misérables voyeurs suspicieux que nous sommes à ses yeux. Dans un bel élan de pensée moutonnière, on nous a expliqué soit que Luc Ferry n’en disait « pas assez » - se rendant ainsi coupable de « non dénonciation de crime » (pure désinformation de la part de gens qui savent fort bien qu’une telle imputation est en l’espèce impossible et dénuée de sens) -, soit qu’il en disait « trop » en évoquant une affaire au sujet de laquelle il ne disposait, selon ses propres dires, d’aucune preuve.

Contrairement pourtant à ce qui a été répété à satiété de manière éhontée, Luc Ferry n’a rien « révélé », il n’a dénoncé ni calomnié personne. Il s’est appuyé sur un article paru deux jours auparavant dans un journal sérieux (ce qu’on ne peut tout de même pas appeler « colporter une rumeur ») pour mettre en évidence le dilemme auquel se heurte nécessairement l’information relative à la vie privée : même lorsqu’il est question de faits criminels, qui regardent la justice autant que le public, et rendent par conséquent l’omerta intenable, la transparence est néanmoins impossible, parce que la loi protège légitimement la vie privée des individus, interdisant que l’on puisse les mettre en cause sans preuves.

L'omerta contre la transparence

Plutôt que de discuter ce problème sérieux mais gênant, les procureurs médiatiques ont préféré reprocher stupidement à Luc Ferry d’avoir évoqué publiquement ce qui était déjà dans le domaine public, et d’avoir fait part de son intime conviction - fondée sur des sources à ses yeux dignes de foi. Sans doute Luc Ferry aurait-il pu par prudence jouer le jeu de l’omerta en s’abstenant d’évoquer ce que lui-même savait de cette affaire. S’il a affirmé connaître l’identité de l’ancien ministre mis en cause dans l’article du Figaro magazine, et jugé crédible cette histoire, ce n’était toutefois pas pour « faire son intéressant », comme certains l’ont écrit ou dit avec malveillance, mais bien pour les besoins de sa démonstration, afin de mieux souligner l’impossibilité, à la fois juridique et morale, de la transparence.

Il cherchait à mettre en relief le dilemme, qui peut être parfois tragique, de l’information : comment naviguer entre l’omerta et la transparence quand on a connaissance de faits qui à l’évidence intéressent le public (légitimement, non au sens du voyeurisme), qui peuvent être éventuellement très graves (comme dans cette supposée affaire), mais que la loi comme la morale exigent la réserve ? On peut comprendre que certains préfèrent hypocritement éluder cette question et préfèrent, comme l’imbécile du proverbe, se focaliser sur le doigt qui montre la lune.

On voudrait en effet nous faire croire que dans les affaires de mœurs, il n’existe que des rumeurs infondées qu’il est urgent de taire ou bien des comportements coupables au sujet desquels on dispose de preuves bien établies, dont la justice se saisit et qui peuvent en conséquence être révélés au public. Si les journalistes adoptaient cette lecture du réel dans les affaires de corruption, gageons que la plupart pourraient être aisément étouffées dans l’œuf sans que rien ne « sorte » jamais. Tout le propos de Luc Ferry était précisément de montrer à quel point une telle alternative peut être illusoire. L’information se situe la plupart du temps dans une « zone grise ». Il y a nécessairement quantités de faits, réels ou supposés, graves ou non, à propos desquels l’omerta apparaît, aux yeux du journaliste de bonne foi, difficilement tenable, quand bien même il lui semble impossible de faire toute la lumière. Il lui faut alors, dans l’incertitude, prendre la responsabilité de se taire ou d’informer le public, avec toutes les circonlocutions et la prudence requises lorsqu’on n’a pas de preuves à faire valoir (combien d’ « informations » ne pourraient être publiées si par exemple l’on privait les journalistes de l’emploi du conditionnel ?)

Luc Ferry : victime de la lutte contre le "populisme" ?

Pourquoi donc un tel unanimisme à l’encontre du philosophe ? C’est que notre élite politico-médiatique se sent investie d’une mission « républicaine », celle de lutter contre le « populisme ». Le « bon peuple », en effet, est en réalité à ses yeux un « mauvais peuple », toujours prompt à mettre tous les hommes politiques dans le même sac en entonnant l’air du « tous pourris ». C’est pour notre bonheur que, selon elle, l’omerta doit prévaloir ; c’est parce que nous sommes des imbéciles qu’il nous faut des Tartuffes. On dit redouter « le grand déballage », sans se rendre compte que l’on affiche ainsi l’intention de dissimuler au public ce qu’il y a à déballer. Peu importe que les hommes politiques soient tous réellement irréprochables, explique-t-on en substance, l’important est que les apparences soient sauves.

L’intention de ne pas cultiver la défiance à l’égard des politiques est certes en soi louable, mais le moyen suggéré pour la réaliser est le pire que l’on puisse concevoir : ce n’est évidemment pas en promettant au public qu’on lui cachera tout et qu’il sera toujours trompé que l’on rétablira la confiance dans les élites. Au lieu de s’adresser à l’intelligence des gens pour expliquer les dilemmes délicats de l’information sur la vie privée, comme l’a fait Luc Ferry, nos garants auto-proclamés de l’élévation du débat public nous invitent absurdement à fermer les yeux et les oreilles, sans percevoir que le temps de la confiance aveugle est définitivement révolu.

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