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Loi Travail ou loi El Khomri ? Le détail sémantique qui suffit à faire changer d’avis les Français dans les sondages
©Pixabay

Nous afons les moyens de fous faire parler

Depuis la fuite du projet de loi El Khomri, les sondages se sont multipliés pour savoir si les Français s'opposaient ou non à ce texte. En dépit des manifestations et des mobilisations à l'encontre de la loi Travail, l'avis des Français reste très changeant d'un sondage à l'autre. Et pour cause... la question fait la réponse !

Jean-Daniel Lévy

Jean-Daniel Lévy

Jean-Daniel Lévy est directeur du département politique & opinion d'Harris Interactive.

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Atlantico : A l'occasion de différents sondages realtifs au sentiment des français à propos de la Loi El Khomri,, notamment publiés par LCI et realisés par TILDER/OpinionWay, les Français ont pu exprimer des avis très différents sur des questions pourtant similaires, en dehors de leurs énoncés. Comment peut-on expliquer un tel différentiel ? Que révèle ce paradoxe ? 

Jean-Daniel Lévy : On est aujourd’hui face à des Français interrogatifs sur la (ou les) manière(s) dont il est possible d'agir sur l'économie, l'emploi, de l'insertion des jeunes sur le marché professionnel. Ces Français sont travaillés par la représentation qu'ils peuvent avoir de l'idéal et la réalité. Dans l'idéal, ils aspirent à une certaine forme de sécurité, à une espèce de norme en faveur de l'égalité. Néanmoins, dans les faits, on constate évidemment que les choses se passent de manière différente. Par conséquent, en fonction des enjeux, les Français peuvent être amenés à se positionner de façon également différente. Ces enjeux, désormais, portent essentiellement sur des questions de norme. La norme soulevant la question suivante : qui de l'égalité ou de l'efficacité en tant que telle l'emporte ?

L'intitulé d'une question est bien évidemment essentiel, en cela qu'il conditionne la réponse. Selon la façon dont sera anglée la question, selon ce sur quoi elle portera précisément (est-ce qu'on interroge le principe de la loi, la manière dont elle présentée ?), selon le lexique qui sera utilisé (est-ce qu'on parle de loi travail plutôt que de loi El-Khomri ?), l'avis des personnes interrogées est susceptible de changer. Ces avis sont toujours intimement liés aux enjeux : il ne s'agit pas de savoir si l'on est pour ou contre le principe du CDI, mais de soulever des questions bien plus importantes : elles touchent les dimensions de l'efficacité, de valeurs mais aussi de représentation, d'une manière plus générale. Celles-ci ne sont pas directement liés aux questions relatives à la loi qui, en outre, est très protéiforme. Elle est perçue par certains comme excessivement libérale, par d'autres comme trop sociale. Certains estiment qu'elle relancera l'emploi, quand d'autres pensent qu'elle l'entravera. La multiplicité des éléments dans cette loi fait que la question n'est pas unique. Ce n'est pas la question d'une mesure, mais la loi en elle même qui est interrogée. Puisque l'on regarde différemment la loi en tant que telle et que tous ne se focalisent pas sur les mêmes éléments, il va de soi que l'appréciation diffère d'un individu à l'autre. Le CPE était clair : il ne comportait qu'une seule mesure. Là, c'est différent.

Les sondages que vous citez, sur la volonté des Français à augmenter leur temps de travail sans augmentation de salaire si la situation l'exige, par exemple, (sondage TILDER / LCI / OPINIONWAY du 25 fev. 2016) génère des résultats majoritairement opposés (à 60% environ). On ne peut pas pour autant en déduire que les Français sont majoritairement opposés à la loi El-Khomri, qui comporte plusieurs volets et ne se limite pas à la question du temps de travail. En outre, il peut y avoir des attitudes individuelles qui ne se traduisent par des attitudes collectives. Le regard diffèrre naturellement quand on passe sur un regard collectif, dans la mesure où il passe par le prisme des valeurs. Il est tout à fait possible d'accepter travailler plus de 35h sans avoir chaque heure supplémentaire payée, mais également être plus sceptique quand cela touche l'ensemble de la population française.

D'après les mêmes sondeurs (sondage TILDER / LCI / OPINIONWAY du 3 mars 2016), 57% des Français ont déclaré soutenir la manifestation du 9 mars. En revanche, le 10 mars (sondage TILDER / LCI / OPINIONWAY), ils étaient 58% à estimer qu'il fallait donner plus de souplesse aux entreprises pour lutter contre le chômage. Les éléments d'une loi ne se structurent pas uniquement autour des acteurs syndicaux, mais aussi autour des acteurs politiques. De facto, on peut avoir une absence de confiance à l'égard du syndicalisme tout en étant favorable aux mobilisations. De la même façon on peut avoir un regard négatif à l'égard des responsables politiques et juger la loi non pas seulement sur ce qu'elle est, mais aussi pour ce qu'elle donne à voir. Ici, ce n'est pas que l'enjeu de la loi en tant que telle, mais aussi celui de la gauche au pouvoir. Cet enjeu là est posé par les propres sympathisants de gauche.

Il est évident que la question influe sur la réponse. La question a une véritable incidence sur le résultat ; et la question que cela soulève c'est celle de l'interprétation de ces mêmes résultats. Comment on fait pour donner un sens à ceux-ci ? Un sondage ne vise pas à traiter l'ensemble d'un sujet, mais à se focaliser sur un angle et sur les enseignements qu'il est possible d'en tirer. 

Outre l'impact de la formulation, quelle est la part de méconnaissance du texte dans un tel écart ? In fine, faut-il s'attendre à ce qu'une fois le texte officiel dévoilé, les avis évoluent ?

C'est effectivement un élément à prendre en compte. Néanmoins, nous sommes tout de même dans le cadre d'une loi contre laquelle les Français sont opposés et portée par des ministres en qui leur confiance est fragilisée. 

Bien évidemment, si on a confiance en Manuel Valls et en Myriam El Khomri, le regard porté sur le projet de loi aura une influence sur la réponse qui sera fournie. L'inverse est aussi vrai. Tout l'enjeu est de savoir le sentiment que peuvent avoir les Français : est-ce qu'ils estiment qu'on leur raconte un récit qui a vraiment évolué ? Est-ce que la concertation a vraiment été efficace ? Cen sont des éléments essentiels dans la formulation de la réponse.

La méconnaissance éventuelle du projet peut jouer un rôle, oui, en cela qu'elle permet la construction d'un avis, lequel influencera la réponse, qu'il soit fondé ou non. La question, in fine, c'est de savoir si une évolution de la communication du gouvernement peut faire bouger ces positions où si ceux qui portent la réforme ne disposent plus d'assez de capital confiance pour être écoutés.

Au delà de la simple question de la loi El Khomri, qu'est-ce que cet impact de la formule et de la réthorique traduit de notre société, de la politique d'aujourd'hui ? Quelle utilisation en font nos élites ?

"Mon ennemi c'est la finance" ; "La République rattrapera les délinquants" ; "Je n'aime pas l'argent" sont autant de formules rhétoriques que nos politiques utilisent ou ont utilisé et qui soulignent l'importance des mots. On les retrouve évidemment dans les sondages, mais dans les discours aussi, dans les questions.

Il y a clairement, dans notre société contemporaine, une prime au discours. Celui-ci n'a pas nécessairement à être suivi d'actes, et ce n'est pas grave : ce qui est important c'est de tenir une prise de parole susceptible de faire vibrer, qui fait écho. Parler d'inversion de la courbe du chômage ce n'est pas la même chose que de parler de la réduction du nombre de chômeurs. Indéniablement, le discours a aujourd’hui une importance en politique, même s'il est difficile de la quantifier.

Comment est-ce que le citoyen pourrait se ré-approprier ce pouvoir de la formulation, ou en moins s'en protéger ?

Il est primordial de rester critique et d'observer de manière calme et posée les différents enseignements des sondages. Comme dans chaque domaine, il est important d'être à la fois attentif et méthodique : regarder les commentaires, questionner le sérieux de l'institut, et caetera. Fondamentalement, ne pas tout prendre pour argent comptant.

C'est valable pour ce type de sondages, mais c'est également valable pour l'appréciation qu'il est possible de se faire sur d'autres types : les intentions de vote, l'opinion, entre autres. Les éléments de formulation de questions sont également essentiels, pour comprendre le sens de celles-ci. Apprécier Alain Juppé ne signifie pas nécessairement lui faire confiance, être prêt à lui accorder un vote, à la primaire ou à la présidentielle. Ces éléments, selon la lecture du sondage, peuvent-être perçus de manière différentes et il faut y faire attention.

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