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Lettre ouverte au futur directeur de Sciences-Po
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Crise des élites

Sciences Po doit choisir son directeur ce vendredi alors qu'une poignée d'étudiants ont décidé d'occuper l'Institut pour protester contre le mode de désignation de ce dernier.

Pierre-Henri d'Argenson

Pierre-Henri d'Argenson

Pierre-Henri d'Argenson est haut-fonctionnaire. Il a enseigné les questions internationales à Sciences Po Paris. Il est l’auteur de "Eduquer autrement : le regard d'un père sur l'éducation des enfants" (éd. de l'Oeuvre, 2012) et Réformer l’ENA, réformer l’élite, pour une véritable école des meilleurs (L’Harmattan, 2008). Son dernier livre est Guide pratique et psychologique de la préparation aux concours, (éditions Ellipses, 2013).

 

 

 

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Monsieur le futur Directeur,

Avant que vous n’accédiez à vos fonctions, j’ai l’honneur d’attirer votre attention sur une question centrale pour l’avenir de Sciences Po et occultée jusqu’à présent : à quoi doit servir Sciences Po ? Au moment d’envisager la création de l’Ecole libre des Sciences Politiques, voici ce qu’écrivait son fondateur Emile Boutmy à son ami Ernest Vinet, le 25 février 1871, juste après la défaite française contre la Prusse : « C’est l’Université de Berlin qui a triomphé à Sadowa, on l’a dit avec une raison profonde ; et il faut être aveugle pour ne pas voir l’ignorance française derrière la folle déclaration de guerre qui nous a conduits où nous sommes. On dit partout qu’il faut refaire des hommes, c’est-à-dire refaire dans les hommes le culte des choses élevées et le goût des études difficiles. C’est assurément une nécessité pressante ; mais auparavant ne faut-il pas créer l’élite qui, de proche en proche, donnera le ton à toute la nation ? Refaire une tête de peuple, tout nous ramène à cela ».

Ainsi Sciences Po a été créé, en 1872, pour forger une nouvelle élite politique capable d’assurer le redressement de la France et de la préparer à gagner les conflits futurs. Or nous sommes aujourd’hui dans la même situation qu’en 1870 ou 1940 : nous traversons une crise des élites et nous sommes en train de perdre une guerre, celle de la mondialisation. Cette crise des élites, quelle est-elle ? Elle est, d’abord, une crise de la pensée. Depuis combien de temps n’a-t-on pas en France produit une véritable Idée ? Toutes les controverses intellectuelles ayant structuré le débat public au cours des trente dernières années sont venues des Etats-Unis : la « fin de l’Histoire », le « choc des civilisations », les gender studies, sans parler des théories économiques qui nourrissent les programmes du FMI et de la Commission européenne. La plupart de nos productions intellectuelles, même de qualité, sont des critiques, des opinions, des analyses, des compilations savantes de ce que d’autres ont déjà pensé. Mais elles n’arrivent plus à créer du neuf, à toucher l’universel. Là est le vrai déclin français, dans un pays qui a toujours revendiqué sa supériorité spirituelle sur les nations réputées matérialistes.

C’est ensuite une crise de l’action : nous ne formons plus que des experts, et non des décideurs. L’expertise est nécessaire dans un monde complexe, mais elle ne peut se substituer au choix moral et politique qui préside à toute décision. Cette responsabilité ne peut s’exercer pleinement qu’en tant que celui ou celle qui l’assume a été très tôt habitué(e) à former son jugement selon d’autres critères que ceux du scientisme technicien. Or pour former des décideurs, il faut un cadre pour la décision, et ce cadre ne peut être essentiellement que la nation. A force de glorifier l’ouverture et de dénigrer la nation, les frontières, l’identité, nous avons formé des générations d’étudiants incapables de penser l’action dans sa réalité territoriale, avec son peuple, son destin, ses usines, ses champs, ses travailleurs, ses soldats. Nous avons cultivé leur naïveté, en chantant les louanges mensongères de la « globalisation heureuse » et de la « gouvernance mondiale ». Or si l’approche universelle est passionnante du point vue de l’esprit, elle est irresponsable du point de vue politique, parce que les relations internationales restent structurées par l’affrontement des puissances : les futurs dirigeants formés par Sciences Po doivent y être préparés, et amenés à réfléchir aux grandes problématiques de l’usage de la force.

Entre 2009 et 2011, j’ai été maître de conférences à Sciences Po, et qu’ai-je constaté ? En premier lieu, un niveau d’expression écrite nettement dégradé, comme pour le reste des jeunes Français, mais qui ne laisse pas d’inquiéter s’agissant de l’une des institutions les plus sélectives de France. En second lieu, un conformisme intellectuel stupéfiant de la part d’étudiants qui semblaient tétanisés par la peur de la sanction du délit d’opinion. Or comment peut-on imaginer que Sciences Po favorise la relève intellectuelle et politique si l’on y cultive le mimétisme idéologique ? En troisième lieu, un niveau de culture générale très insuffisant pour penser le monde. Pour une école qui a vocation à former les dirigeants de demain, le célèbre aphorisme du général De Gaulle n’a pas pris une ride : « la véritable école du commandement est la culture générale ». Enfin, une candide inconscience des guerres secrètes que la France mène au quotidien pour survivre dans un monde hostile et qui n’a rien de festif. Le résultat de tout cela est que nous fabriquons de parfaits rouages de la machine productive et de la bureaucratie technicienne, mais  sûrement pas des hommes libres, lucides et inventifs, capables de défier intellectuellement le monde et de se mesurer aux dangers qui menacent notre pays. Les étudiants que j’ai côtoyés étaient vifs, curieux, avides de savoir. Mais la machinerie éducative de Sciences Po me semblait plus préoccupée, par omission plus que par action, de les soumettre à la doxa toujours prêchée par la génération 68 au pouvoir que de permettre leur émancipation intellectuelle et politique.

Comment faire de Sciences Po le creuset d’une nouvelle élite pour la France de demain, formée dans un esprit de service, de courage et d’intelligence du monde ? Voilà, Monsieur le futur Directeur, vers quel horizon vous devrez tourner votre regard durant votre mandat, comme Emile Boutmy en son temps. Vous ne le devez pas seulement aux élèves de Sciences Po, mais aussi, et surtout, à la France.

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