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Le président turc Recep Tayyip Erdogan donne une conférence de presse à l'issue du sommet de l'OTAN à Bruxelles, le 14 juin 2021.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan donne une conférence de presse à l'issue du sommet de l'OTAN à Bruxelles, le 14 juin 2021.
©YVES HERMAN / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Anne Andlauer publie « La Turquie d’Erdogan aux éditions du Rocher. Rarement un pays a autant focalisé les attentions et déchaîné les passions. La Turquie, pourtant, reste méconnue, souvent résumée à sa religion majoritaire (l'islam), à des interprétations historiques (l'héritage de l'Empire ottoman) et à un homme, son dirigeant depuis 2003 : Recep Tayyip Erdogan. Extrait 2/2.

Anne Andlauer

Anne Andlauer

Anne Andlauer est correspondante pour de nombreux médias tels que Radio France, RFI, RTS, RTBF, Le Figaro, Le Temps, Le Soir.

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Pour comprendre les débats récents, il faut donc revenir en arrière, à la fin des années 2000. C’était l’époque où Istanbul venait de porter pendant un an le titre de « capitale européenne de la culture », où l’on s’émerveillait du « miracle économique turc » et où un théoricien ambitieux, Ahmet Davutoğlu, pilotait la politique extérieure de son pays, s’efforçant de mettre en pratique ses travaux universitaires, dont sa célèbre doctrine du « zéro problème avec les voisins ». Une doctrine déjà qualifiée, dans la presse internationale, de « néo-ottomane ».

Loin de limiter ses prétentions à une politique de bon voisinage censée permettre à Ankara de jouer les médiateurs, celui qui était alors ministre des Affaires étrangères estimait que la Turquie, contrainte par son histoire et sa géographie, devait tenir un rôle de meneur de jeu – de « pays central », écrivait-il – et construire des zones d’influence par-delà ses frontières (Balkans, Caucase, Moyen-Orient…), à l’opposé de la prudence isolationniste promue pendant des décennies par les élites républicaines et de l’alignement sur l’Ouest maintenu peu ou prou au cours de la Guerre froide.

Ahmet Davutoğlu, parfaitement instruit des théories occidentales, a en réalité imaginé l’équivalent d’un Lebensraum (théorie d’un « espace vital ») à l’usage de la Turquie. « Non pas qu’il préconise de casser les frontières, d’envoyer des troupes, de contrôler des territoires par la force… Il pense plutôt à des zones de contrôle économique et politique […] avec des régimes sous le leadership, l’influence de la Turquie », analyse Behlül Özkan, enseignant en relations internationales à l’université de Marmara, fin connaisseur de la pensée de l’ancien ministre, qu’il a connu comme professeur. Behlül Özkan rejette le terme « néo-ottoman » appliqué à la politique étrangère des années Davutoğlu (2002-2016, période pendant laquelle l’intéressé conseille, puis rejoint, puis dirige le gouvernement). « S’il faut qualifier sa politique, je parlerais plutôt d’un panislamisme offensif », avance le chercheur, en référence au mouvement né au XIXe siècle pour réclamer l’union des communautés musulmanes du monde, ou l’union des territoires considérés comme musulmans.

« Qu’est-ce que l’ottomanisme pour qu’on puisse parler d’un néo-ottomanisme?, questionne Behlül Özkan. L’ottomanisme, c’est l’occidentalisation de la Turquie initiée à partir des années 1830. C’est le mouvement de modernisation de ses institutions et, plus encore, de développement d’une identité ottomane face au délitement de l’Empire, de construction d’une identité au-delà des groupes ethniques et confessionnels. Dans cette logique, les Arméniens sont des Ottomans, les Juifs, les Arabes aussi…

Ahmet Davutoğlu s’oppose à cette vision. Il refuse le terme néo-ottoman et l’applique à l’ancien président Turgut Özal [1989-1993], qui avait accéléré le rapprochement de la Turquie à l’UE, noué des liens étroits avec l’Occident et cherché une solution à la question kurde au-delà de l’identité turque. »

Ahmet Davutoğlu, au contraire, « écrivait dans les années 1990 que les dictatures du Moyen-Orient s’effondreraient et que des régimes islamistes les remplaceraient, sous le leadership turc, poursuit Behlül Özkan. Au moment des Printemps arabes, il a pensé que l’heure était venue pour la Turquie de sortir sur la scène de l’histoire et il s’est vu comme l’un de ceux qui écriraient cette histoire. L’impasse de sa politique en Syrie, nos mauvaises relations avec presque tous les pays du Moyen-Orient… C’est un peu l’effondrement du monde rêvé par Davutoğlu. »

Sa théorie a échoué à l’épreuve pratique, notamment en Syrie et en Égypte, où le ministre avait espéré l’émergence de régimes « frères ». Pendant la décennie 2010, la Turquie s’est brouillée avec les grands de sa région, d’Israël à l’Égypte, de l’Arabie saoudite aux Émirats arabes unis, sans parler de la Syrie, avec laquelle elle a rompu dès le début du conflit, persuadée que la dictature de Bachar el-Assad s’effondrerait en « quelques mois ou quelques semaines », dixit Ahmet Davutoğlu. Les esprits moqueurs ont raillé une politique du « zéro voisin sans problèmes », tandis que les autorités d’Ankara préféraient l’expression « solitude précieuse » (depuis fin 2020, avec l’arrivée de Joe Biden à la tête des États-Unis, les signaux d’alerte envoyés par l’économie et l’isolement croissant du pays dans la compétition énergétique en Méditerranée orientale, la Turquie essaye au contraire de renouer les liens abîmés). Curieusement, pourtant, le naufrage de la politique d’Ahmet Davutoğlu, survenu en même temps que celui de la candidature d’adhésion à l’UE, n’a pas disqualifié l’adjectif « néo-ottoman ». Celui-ci jouit au contraire d’un attrait renouvelé dans les articles sur la Turquie.

Le terme, toutefois, ne sert plus tant ou plus seulement à désigner sa quête d’influence, de leadership et de débouchés économiques (le soft power). Il exprime plutôt ce que les actes et les mots de la Turquie peuvent désormais avoir d’offensifs et de coercitifs (via l’usage ou la menace de la force militaire, le hard power), d’agressifs ou vécus comme tels par ses alliés traditionnels – Europe, États-Unis, Otan.

Son armée, qui n’était montée au front que dans deux conflits extérieurs depuis la Première Guerre mondiale (en Corée en 1950 et à Chypre en 1974), s’implique depuis mi-2016 dans des guerres hors de ses frontières. Lorsqu’elle intervient en Syrie, en Libye, dans le Haut-Karabakh, directement ou pas (via ses supplétifs syriens), mais toujours contre un camp soutenu par des pays occidentaux (les forces kurdes des YPG en Syrie, l’Armée nationale libyenne de Khalifa Haftar en Libye, l’Arménie dans le Haut-Karabakh), on est prompt à lui attribuer des « visées néo-ottomanes ». Même réaction quand elle envoie des bateaux de recherche gazière dans des eaux que la Grèce considère comme siennes. « Nous n’avons plus affaire à la Turquie qui aspirait autrefois à rejoindre l’UE et servait les mêmes valeurs européennes que nous, mais à un pays qui fait de nombreux pas en arrière avec des tendances néo-ottomanes », accusait le ministre grec des Affaires étrangères, Nikos Dendias, en décembre 2020.

Tout comme Ahmet Davutoğlu il y a une dizaine d’années, les dirigeants turcs d’aujourd’hui ne se disent pas « néo-ottomans », ni ne se réclament d’un courant de pensée « néo-ottomaniste ». Ce sont même, semble-t-il, des labels qui irritent. İbrahim Kalın, porte-parole de la présidence, y voit des « affirmations sans fondement lancées pour faire de l’ombre à la politique étrangère active de la Turquie ». Cet homme qui occupe, depuis 2018, le poste de vice-président du Conseil des politiques étrangères et de sécurité de la présidence de la République dénigre ces comparaisons comme « un instrument bien commode, un argument bien utile. Une fois que vous avez dit ça, vous n’avez plus rien à dire d’autre ».

Néo-ottomane ou pas, la politique extérieure turque accompagne une réalité que personne ne saurait nier : jusqu’à ce que Recep Tayyip Erdoğan préside aux destinées de ce pays, jamais le passé ottoman n’avait occupé tant d’espace dans le discours politique et la culture populaire, notamment chez les classes moyennes conservatrices (films, séries télévisées, livres, musique, cuisine, architecture, décoration… les exemples sont innombrables). Le président invite les Turcs à être fiers de cette histoire et à se la réapproprier, dans une lecture ouvertement turquisée et islamisée qui gomme la diversité ottomane.

Là où la République, du moins dans ses symboles, s’était construite dans la rupture et une certaine forme d’amnésie de l’Empire qui la précédait, Recep Tayyip Erdoğan cite à tout bout de champ l’héritage ottoman. Il le revendique, cependant, au sein d’une continuité : celle de la « présence turque en Anatolie », inaugurée par les Seldjoukides, poursuivie par les Ottomans, déclinée sous la République fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, que l’actuel dirigeant ne cherche pas à effacer, comme on l’entend parfois, mais bien à désacraliser au profit de son propre héritage. Là où les kémalistes considèrent Atatürk comme l’initiateur d’une rupture, comme un révolutionnaire et un précurseur unique et inégalable, Tayyip Erdoğan replace son lointain prédécesseur dans une lignée de grands hommes incluant le sultan seldjoukide Alparslan et Mehmet II le Conquérant, avec l’espoir de graver son nom dans cette série de héros.

Le président, qui aime donner aux Turcs des objectifs datés, leur signale régulièrement les trois anniversaires « qui comptent » au XXIe siècle et prouvent cette continuité de la présence anatolienne, promise comme éternelle : 2023 (centenaire de la République), 2053 (600 ans de la conquête de Constantinople par les Ottomans) et 2071 (millénaire de la victoire seldjoukide de Manzikert/Malazgirt contre les Byzantins). La chronologie officielle évacue systématiquement les peuples non musulmans, dont la présence sur ces terres est tout aussi enracinée, pour ne pas dire préexistante, mais que les massacres et humiliations du XXe siècle ont réduite comme une peau de chagrin – à commencer par les Arméniens et les Roums (hellénophones orthodoxes, descendants des Byzantins). Parce qu’il a existé pendant plus de six siècles, l’empire des Ottomans occupe une place particulière dans la rhétorique et l’imaginaire de Recep Tayyip Erdoğan. Il fournit le récit de puissance et de stabilité que le président veut incarner, en plus de foisonner d’épisodes glorieux à célébrer une fois par an et d’illustres ancêtres auxquels s’identifier. Car il s’agit bien sûr, en Turquie comme ailleurs, d’instrumentaliser l’histoire.

Comme la plupart des Turcs d’aujourd’hui, Recep Tayyip Erdoğan ne rêve pas particulièrement de restaurer l’Empire, ni de reconquérir des territoires perdus. Il ne songe probablement pas davantage à rétablir le sultanat, le califat, l’alphabet arabe, la polygamie… Ce dont il rêve surtout, c’est d’imprimer sa marque et de rester au pouvoir autant qu’il le pourra. Et d’y rester en s’appuyant, comme il le fait depuis vingt ans, sur le « verdict des urnes », c’est-à-dire sur l’approbation d’une majorité de ses concitoyens exprimée au cours d’élections régulières, certes inégales mais pas trop faussées. C’est l’ultime bouclier de sa légitimité, celui qu’il brandit face à ceux qui, par millions, en Turquie et à l’étranger, souhaitent la chute de son régime. Or, les interventions extérieures des dernières années bénéficient dans l’opinion, y compris dans l’opposition, d’un soutien assez large, spécialement chez les Turcs les plus nationalistes qu’il cajole ou courtise dans le cadre de son alliance avec le MHP.

En cela, l’évocation de l’Empire est utile. Elle flatte les désirs de grandeur d’une partie des Turcs qui, comme tant d’autres nations, croient en leur exceptionnalisme. Elle sert à justifier en invoquant l’histoire et à mobiliser, par la fierté ou par la peur. « La Libye peut paraître loin sur la carte, mais elle ne l’est pas pour nous. Elle était une partie importante de [l’Empire] ottoman », déclare Tayyip Erdoğan le 14 janvier 2020 pour légitimer le déploiement de soldats turcs dans ce pays. Il ajoute aussitôt, anticipant les reproches : « En Libye, comme en Syrie et en Méditerranée, nous ne sommes pas en quête d’aventures. Nous avons encore moins des ambitions impériales. Notre seul objectif est de protéger nos droits et notre avenir, et celui de nos frères. » Trois semaines plus tôt, le 19 décembre 2019, il mettait déjà en avant la défense des Libyens qualifiés de soydaş (un terme qui désigne les membres d’une même lignée) et vilipendait la critique des ingérences turques. « Ceux qui ne connaissent pas l’histoire de notre pays et de notre nation nous demandent à chaque fois que nous nous impliquons quelque part : “Que faites-vous là-bas?” Mais la question qui devrait être posée est plutôt : pourquoi n’y étions-nous pas depuis tout ce temps? » Autrement dit : la Turquie, en raison de ses liens historiques avec les régions concernées, aurait le droit (et même le devoir) d’y intervenir ou, du moins, plus qu’un autre État. Bien plus, par exemple, que la France, identifiée, avec la Grèce et Chypre, comme le pays qui s’interpose avec le plus de virulence chaque fois que la Turquie « défend ses intérêts » dans les anciennes terres et mers ottomanes.

La référence à l’Empire au faîte de son expansion n’empêche pas, dans le même temps et dans le même but, l’évocation de son démembrement. Ce souvenir douloureux permet d’exciter la méfiance vis-à-vis des Occidentaux, accusés d’avoir affaibli puis dépecé l’Empire, et de justifier l’interventionnisme de la politique étrangère par l’urgence à déjouer des projets similaires. Début 2020, toujours, Recep Tayyip Erdoğan fustige les détracteurs de l’intervention en Libye en les comparant à ceux qui, « il y a un siècle, alors que notre nation jouait sa survie dans la Guerre d’indépendance, saluaient le traité de Sèvres » organisant le partage d’une partie de l’Anatolie entre les puissances alliées au sortir de la Première Guerre mondiale (ce traité ne sera jamais appliqué, mais la mémoire de l’humiliation reste vive chez certains Turcs).

A lire aussi : Génération Erdogan : portraits d’une jeunesse turque

Extrait du livre d’Anne Andlauer, « La Turquie d’Erdogan », publié aux éditions du Rocher.

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