Les sanctions économiques sont-elles l’arme qui peut faire plier la Russie de Poutine ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'UE envisage l'adoption d'un nouveau train de sanctions économiques à l'encontre de la Russie.
L'UE envisage l'adoption d'un nouveau train de sanctions économiques à l'encontre de la Russie.
©Reuters

Cédera, cédera pas ?

Angela Merkel, François Hollande, David Cameron, Matteo Renzi et Barack Obama ont affirmé lundi soir 28 juillet leur intention d'adopter de nouvelles sanctions vis-à-vis de la Russie au regard de l'évolution de la situation en Ukraine. En plus des traditionnelles sanctions économiques de niveau 1 déjà adoptées, cette nouvelle salve pourrait également concerner des sanctions de niveau 3.

Emmanuel Gaillard

Emmanuel Gaillard

Emmanuel Gaillard dirige le département des arbitrages internationaux de Shearman & Sterling LLP. Il fut l'un des deux avocats ayant représenté les intérêts de GML dans la procédure judiciaire intentée contre la Fédération de Russie dans le cadre de l'affaire Ioukos. 

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Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Croissance en berne (prévisions 2014 : entre 0,5 et 1,1% selon le ministère russe de l'Economie contre une croissance moyenne annuelle de 7% dans les années 2000), hausse du taux directeur ce week-end, chute de la valeur du rouble (-10% depuis janvier), baisse du crédit, fuite des capitaux (46 milliards d'euros depuis janvier), etc. Dans quelle mesure la crise ukrainienne, et avec elle les sanctions économiques prises à l'encontre de la Russie par les puissances occidentales (européennes notamment), participent-elles de cette dégradation de l'économie ? 

Michael Lambert : Il semble important de replacer les performances de l’économie russe dans leur contexte. Si le début des années 2000 était effectivement une période de croissance rapide, la fin de la décennie a, au contraire, marqué le début des difficultés pour la Fédération. La concentration dans les secteurs relatifs aux énergies fossiles et à l’armement, dans un contexte compétitif à l’échelle mondiale, a mis un terme aux espérances d’une croissance rapide. La crise économique mondiale a, pour sa part, démontré la dépendance de l’économie russe et ses connections avec le reste du monde. A l’échelle des BRICs, dont la Russie est membre, celle-ci affiche parmi les plus mauvaises performances, témoignant non pas d’un manque de compétitivité, mais d’un problème de diversification et d’une montée en puissance des autres membres, dont notamment la Chine.

Pour ce qui concerne la baisse du Rouble, il est important de mettre en avant que c’est le retour de l’Euro comme monnaie forte, avec l’adhésion de nouveaux membres et le regain de confiance, qui amène le rouble à apparaître comme moins compétitif et avec moins d’intérêt pour la spéculation. La chute de ce dernier ne saurait s’imputer uniquement à la crise en Ukraine ou aux sanctions internationales.

Mis à part ces éléments, il est évident qu’il y a un problème de grande ampleur au sein de la Fédération en raison des sanctions économiques, et surtout du rattachement de la Crimée. Pour simplifier, la Russie doit à la fois faire face à un problème de répartition de son PIB, ce qui amène les classes moyennes à ne pas consommer autant qu’elles le pourraient et les plus riches à épargner sans consommer tout en prenant d’autres devises que le Rouble pour éviter une baisse de celui-ci. Dans un même temps, le Kremlin doit faire face à la montée de la compétition des autres Etats, notamment asiatiques, qui disposent d’une capacité d’innovation importante, essentiellement dans le secteur informatique. C’est la raison pour laquelle la Russie se replie sur ses secteurs les plus forts : le gaz et le complexe militaro-industriel.

Les sanctions, dans une dernière mesure, comportent une connotation plus symbolique et médiatique. L’Union européenne et les Etats-Unis, en affichant leur soutien au gouvernement ukrainien et en bloquant les avoirs russes, ne contraignent pas directement l’économie. Cependant, elles marquent les esprits et créent un climat d’incertitude négatif pour ceux qui souhaitent investir en Russie. Enfin, il est important de rappeler que les sanctions prises par l’Union européenne sont à nuancer. De nombreux états, en Baltique et en Europe de l’Est, ont besoin du gaz russe pour rester compétitifs et préparer l’approche de l’hiver. Il y a une interdépendance entre l’Union et le Fédération de Russie qui est évidente : d’un côté, la Russie doit continuer de fournir les Etats européens et, de l’autre, la Russie ne peut se passer des ventes du secteur gazier. C’est la raison pour laquelle les sanctions sont encore minces et symboliques. Il semble important d’ajouter que le manque de mise en commun des Etats membres et les divisions internes à l’Union européenne ne permettent pas d’avoir une réponse unanime et autant d’impact qu’elle pourrait en avoir si elle s’exprimait d’une seule voix.

Enfin, la crise ukrainienne et l’annexion-rattachement de la Crimée sont des facteurs importants de l’appauvrissement russe. Il faudra des années pour moderniser les infrastructures de Crimée qui font actuellement face à une baisse du tourisme et payer les retraites d’une population âgée. La Crimée est, pour une grande part, un lieu de plaisance prisé par les retraités militaires russes. La déstabilisation de l’Ukraine engendre également une diminution des relations économiques et du commerce entre les deux Etats, ce qui a un effet sur l’économie russe. En ce sens, la Fédération n’est pas dans une situation économique défavorable mais la digestion de la Crimée, auquel il faut ajouter la baisse du commerce avec l’Ukraine et la mauvaise image à l’international, ont des effets évidents.  

Jean-Sylvestre Mongrenier : L’état de l’économie russe s’est dégradé bien avant la mise en place de sanctions par les Occidentaux. La forte croissance de la période 2000-2007 s’inscrivait dans un contexte général d’expansion de la politique monétaire américaine, de bulles spéculatives, d’accélération des rythmes économiques et d’affolement des marchés de produits de base. La Russie bénéficiait de ce qu’Alan Greenspan qualifiait alors d’ « exubérance irrationnelle des marchés ». Sa croissance était tirée par les prix du pétrole et du gaz.

Au vrai, la Russie n’est pas une économie émergente et les années de facilités n’ont pas été mises à profit pour mener des réformes structurelles, réforme indispensables au franchissement de nouveaux seuils économiques et techniques. Au contraire, les pétro-dollars et l’enrichissement du pays ont été utilisés pour financer le régime autoritaire-patrimonial russe, et renforcer ce que les marxistes d’antan appelleraient un « capitalisme monopolistique d’Etat ».

Le retournement du cycle était amorcé bien en amont du conflit géopolitique autour de l’Ukraine et la présente situation met pleinement au jour les difficultés rencontrées par l’économie russe. C’est parce que cette économie est par nature fragile que les sanctions occidentales peuvent produire des effets réels. Dans les années 2000, le pouvoir russe a surestimé sa puissance, en se fondant sur des indicateurs quantitatifs dépendant de conditions sur lesquelles il n’a pas prise.

L'UE envisage l'adoption d'un nouveau train de sanctions économiques à l'encontre de la Russie, via le gel des avoirs de hautes personnalités russes parmi lesquelles Alexandre Bortnikov, le chef du FSB, et Mikhaïl Fradkov, le chef des services du renseignement extérieur, ou bien encore l'interdiction de pénétrer le territoire de l'UE. Concrètement, quel est l'effet économique déjà mesuré de ce type de sanctions (dites de niveau 1) prises par les Etats européens en mars dernier ? 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Les effets directs peuvent sembler limités mais il faut aussi prendre en compte les effets indirects, non immédiatement visibles (songeons à Frédéric Bastiat : « ce qui se voit et ce qui ne se voit pas »). De plus, les sanctions prises par l’UE s’ajoutent à celles des Etats-Unis, ce qui fait beaucoup. L’ensemble de ces mesures fragilise plus encore les perspectives économiques de la Russie et aggravent le climat des affaires, notoirement mauvais. L’accélération de l’évasion de capitaux, dont le montant total dépasse déjà celui de 2013 (total lui-même antérieur à celui de 2012), est un bon indicateur.

D’une part, les capitalistes russes, même proches du pouvoir, n’ont pas confiance dans leur pays, d’autant plus que les droits de propriété et les garanties juridiques sont incertains. D’autre part, nombre de firmes étrangères, déjà méfiantes vis-à-vis de l’environnement russe et des perspectives de croissance, reportent un certain nombre de projets d’investissement. Les PME-PMI qui évoluent dans leur sillage en font de même. C’est un mouvement d’ensemble qui est amorcé.

Enfin, nombre de grands groupes russes sont très endettés. Les sanctions déjà prises, et celles à venir, gênent l’accès au marché des capitaux, essentiel pour leur refinancement. L’Etat russe lui-même, bien que faiblement endetté, pourrait subir les conséquences de la présente situation. Sa notation a été dégradée par les principales agences. Prétendre monter sa propre agence de notation, en partenariat avec la Chine, ne modifiera pas les perceptions et anticipations des bailleurs de fonds.

Michael Lambert : L’utilisation des sanctions économiques est une arme diplomatique et économique connue de longue date. Paradoxalement, sur le plan historique, on a peu d’exemples où celles-ci purent faire plier un Etat ou lui faire changer sa politique internationale. On pourrait ici prendre le cas de l’Iran où les sanctions américaines, bien qu’ayant des conséquences sur la vie des citoyens, ont au contraire amené à un repli du pays. En Russie, on imagine mal un revirement de la diplomatie russe ou même une mobilisation de la population pour tenter d’en diminuer les effets. Les médias russes présentent également ces dernières comme n’ayant pas ou peu d’impact sur l’économie. On assiste donc à un effet inverse où la Russie se tourne vers les Etats asiatiques pour endiguer ces dernières.

Il est vrai que le gel des avoirs des personnalités les plus visibles est problématique pour ces dernières. Néanmoins, il serait présomptueux d’imaginer que ces personnalités, dont la fortune est souvent opaque, n’aient pas les moyens de subvenir à leurs besoins ou ne disposent pas de ressources annexes. En conséquence, ces dernières disposent largement du temps et des moyens pour attendre un dégel de leurs avoirs en Europe et aux Etats-Unis. L’interdiction de pouvoir pénétrer l’Union européenne, pour sa part, est beaucoup plus contraignante. Nombre de russes et d’oligarques apprécient les séjours en Europe et y ont des connections fortes. A titre d’exemple, une grande partie des enfants d’oligarques russes vont étudier aux Etats-Unis et en Europe. Ne pas pouvoir les retrouver à Londres, Paris ou Genève n’est pas insurmontable mais fortement désagréable. Bien que touchant un faible nombre de personnes importantes, l’interdiction de pénétrer dans l’Espace Schengen est une arme bien utilisée. Envisager de bloquer la population russe dans son ensemble serait au contraire négatif car ce sont les citoyens des classes moyennes qui peuvent influencer les relations Europe-Russie et éviter un rejet total vis-à-vis de l’autre. Cet aspect semble essentiel car, bien que vivant à proximité, il apparait comme évident que la communication entre l’Union européenne et la Russie est devenue de plus en plus difficile, notamment depuis les  intégrations de 2004 et 2007. Il y donc un intérêt à bien peser les conséquences des restrictions pour les visas. 

Les discussions concernant de nouvelles sanctions à l'égard de la Russie prennent en considération les sanctions économiques de niveau 3, celles qui visent les secteurs clés de l'économie russe comme l'armement, la finance, et les nouvelles technologies. Quel serait l'impact de telles sanctions sur l'économie russe ? Avec quelles conséquences pour l'économie des Etats européens ? 

Michael Lambert : Premièrement, il est important de rappeler que l’économie russe n’est pas aussi compétitive que chez d’autres Etats. Si la Chine et le Brésil ont largement investi dans l’informatique, la Russie, depuis la fin de l’Union soviétique, a eu du mal à changer son approche commerciale. Ainsi, le gaz et l’armement, comme à l’époque du communisme, sont les principaux atouts dont elle dispose. Paradoxalement, les Etats européens ne peuvent envisager de se passer du gaz russe. Il y aura donc un certain refus à toucher la Russie dans son secteur clé, celui des énergies fossiles. Pour le domaine militaire, si les armes russes plaisent aux pays comme la Chine, qui s’inspirent notamment des avions russes de 5em génération pour concevoir son propre équipement, en Europe, elles connaissent un succès bien moindre. Les armes russes, bien qu’abordables, n’attirent pas les armées européennes qui préfèrent souvent acheter aux américains, aux allemands ou aux suédois. Les sanctions sur le domaine militaire sont donc pertinentes mais à faible effet.

La finance, en revanche, est très problématique pour les russes qui, comme évoqué précédemment, dépendent du contexte économique international. Il reste à savoir dans quelle mesure ces sanctions seront efficaces, mais il est évident qu’elles seront les plus pertinentes.

Les Etats européens ne devraient pas ressentir les effets de telles sanctions. Premièrement, elles ne touchent pas au gaz, deuxièmement car les avoirs russes ne sont pas si conséquents et enfin, car l’économie européenne est tournée vers d’autres Etats (Allemagne, Etats-Unis, Chine). Le plus problématique sera pour les Etats non-membres de l’UE, comme l’Ukraine, la Moldavie ou dans le Caucase, dont l’économie dépend des relations avec la Russie. Ces derniers devront donc pallier au retranchement de la Russie sur elle-même et, dans la  perspective d’un rapprochement avec l’UE, faire face aux sanctions et embargos de Moscou.

Il est évident que la Russie se tournera de plus en plus vers la Chine pour lui fournir ses produits et surtout ses ressources énergétiques. Ce basculement géoéconomique pourrait redessiner le monde dans lequel nous vivons dans la mesure où la Chine deviendrait alors le centre des attentions américaines, européennes et russes, le tout en même temps. Ce basculement, légitime en cas de tensions entre l’Europe et la Russie, pourrait augmenter la puissance chinoise d’une manière significative. Les Etats européens, en fonction de leur dépendance au gaz et de leurs tailles, devraient pouvoir facilement se remettre des sanctions contre la Russie. 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le pouvoir russe s’est montré très sensible à la mise en œuvre de sanctions de ce type par les Etats-Unis. L’embargo américain sur un certain nombre de technologies duales, à usage civil et militaire, menace l’effort militaire russe (réforme des armées en 2008 et plan de réarmement de 600 milliards de dollars sur la période 2010-2020). De fait, le rééquipement des armées ne peut se faire sans procéder à l’importation de biens et technologies critiques.

L’enjeu n’est pas tant de frapper l’économie russe en elle-même que de gêner, d’empêcher, la reconstitution d’un appareil militaire coercitif qui pourrait être utilisé contre les voisins de la Russie. Le scénario n’est pas purement hypothétique : le pouvoir russe mène une « guerre couverte » contre l’Ukraine (i.e. une guerre par procuration), et cette opération de déstabilisation s’inscrit dans une perspective plus large : la révision par la force des frontières occidentales et sud-occidentales de la Russie ainsi que la re-satellisation de tout ou partie de l’ex-URSS. La Russie se pose comme Etat révisionniste et perturbateur.

Sur le plan macro-économique, il faut relativiser les contrecoups des sanctions sur les économies européennes. Les dissymétries entre la Russie et l’Europe sont à l’avantage de cette dernière. L’Europe représente la moitié des exportations russes (90% de produits de base) mais la Russie ne représente que 7 % des exportations européennes (moins de 5% pour la zone Euro). Si l’on considère les marchés extérieurs de l’Allemagne, la Russie n’arrive qu’en 11e position, derrière la Pologne. Enfin, le « Politique » au sens fort du terme – présentement, la défense et la sécurité de l’Europe -, doivent prévaloir sur la recherche de parts de marché.

Une remarque à ce propos : ceux-là mêmes qui projettent sur la Russie une idéologie prétendument héroïco-sacrale (faite de bric et de broc), pour inhiber les dirigeants européens, arguent de raisonnements purement économiques et commerciaux. L’économie n’est pas le destin et il faut être conscient des implications de la politique révisionniste russe en Europe : la mise en péril des règles de juste conduite sur lesquelles le système de coopération géopolitique euro-atlantique est fondé. Concrètement, la paix et la liberté de l’Europe. On peut déplorer la grande fatigue de l’Europe mais il n’y aura pas de régénération par la guerre, l’ensauvagement et la tabula rasa

Quelle interprétation politique peut-on faire de la décision rendue par la Cour d'arbitrage de la Haye qui condamne la Russie à payer 50 milliards de dollars aux anciens actionnaires de Ioukos ? Cette décision peut-elle avoir un impact sur la politique menée par le président russe actuellement ? 

Emmanuel Gaillard : La réaction russe de vouloir utiliser "toutes les options juridiques disponibles" pour s'opposer à cette décision est normale dans la mesure où cette somme représente 20 fois la plus grosse sentence jamais rendue en matière d'arbitrage. Quand on considère plus en détails cette somme, celle-ci apparaît juste : la valorisation de Rosneft, qui représente près de 80% des actifs de Ioukos, est estimée à 67 milliards de dollars. De plus, la Russie n'est pas un pays au bord de la faillite qui peut avoir du mal à payer de telles réparations, mais un pays qui a beaucoup d'actifs et les moyens de ses ambitions. Dans le cadre de cette procédure précisément, la Russie a dépéché d'importantes ressources pour leur défense.

Il s'agit là d'un véritable désaveu de la politique russe et d'une condamnation du non-respect du droit international au regard de ce qui s'est passé au cours des années 2000 lorsque Ioukos a été exproprié par la Fédération de Russie. Cette décision a été prise à l'unanimité par la Cour dont la décision est on ne peut plus claire : il ne s'agit pas d'un exercice normal de souveraineté fiscale, mais d'une expropriation déguisée sous un prétexte fiscal. Même si les procédures peuvent être longues, cette décision montre que le droit international ne peut pas être impunément violé et qu'il finit tôt ou tard par rattraper. En termes de sentence, le droit international montre ici qu'il n'est pas uniquement symbolique, mais qu'il peut se montrer à la hauteur des enjeux.

Toujours sur le plan politique, le rendu de cette décision est très fort par les termes employés et par le fait qu'elle soit destinée à un pouvoir encore en place. La sentence est ici finale et contraignante, directement exécutable. Elle s'applique dans tous les pays ayant reconnu la convention de New-York de 1958 selon laquelle les Etats s'engagent à reconnaître les sentences arbitrales dès lors qu'elles satisfont certains critères comme le respect des droits à la défense et qu'il n'y a pas de violations de l'ordre public international. La sentence est donc exécutoire à ce jour dans 150 Etats. L'appel de la décision n'est pas possible, bien qu'il puisse y avoir un recours en annulation devant les juridictions du siège de la Cour. Cette dernière procédure ne remet pas en cause cependant l'exécutabilité de la sentence auprès des autres juridictions des pays couverts par la convention de New-York. 

Ce qui est au coeur de l'affaire, c'est le régime de la protection des investissements étrangers. Si la Russie veut attirer des investissements étrangers, ce dont elle a besoin à nouveau en ce moment, elle doit montrer qu'elle respecte les règles du jeu, ce qui implique de ne plus adopter une posture de défense, mais d'accepter cette défaite et de payer. Ceci permettra d'améliorer ainsi le climat des affaires en Russie.

L'affaire que nous avons initiée en 2004 repose d'ailleurs sur le traité de la Charte de l'énergie qui protège les investissements étrangers dans les différents Etats des pays membres du traité. La Russie a signé le traité, mais ne l'a pas ratifié, bien qu'il y ait une clause dans le traité reconnaissant le caractère provisoire de son application. Le pays avait alors brandi comme argument cette non-ratification pour juger de la non-compétence. En 2009, une première sentence a été rendue reconnaissant le fait que la Russie était liée à ce traité et à cette clause provisoire. C'est d'ailleurs au cours de cette première procédure, un peu avant le début des audiences, que le Kremlin a montré qu'il prenait le dossier à coeur : Poutine avait alors visité le Palais de la Paix qui abrite la Courd d'arbitrage de la Haye. 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il est contradictoire pour un pays, quelle que soit sa taille, de chercher à s’enrichir en s’insérant dans les circuits économiques globaux, tout en prétendant s’affranchir des règles internationales qui conditionnent la libre circulation des flux et des capitaux. En signant le traité sur la Charte internationale de l’énergie, Moscou a librement contracté un certain nombre d’obligations et l’Etat russe doit les respecter. Par association d’idées, on ne peut que songer au « mémorandum de Budapest », signé par Moscou en 1994. Cet accord international garantit les frontières de l’Ukraine et l’Etat russe, en rattachant manu militari la Crimée à son territoire, a là encore renié sa signature.

L’arbitrage de la Cour de La Haye nous renvoie à l’affaire Khodorkovsky et au dépècement de Youkos, au bénéfice de Rosneft, groupe pétrolier d’Etat placé sous le contrôle d’Igor Setchine (cet intime de Vladimir Poutine est sous le coup des sanctions américaines prises ces dernier mois). Cette vendetta politico-mafieuse a marqué un tournant dans la Russie de l’après-Guerre froide. L’arrestation de Mikhaïl  Khodorkovsky,  en octobre 2003, a une forte signification politique : le durcissement du pouvoir en interne (la « verticale de pouvoir ») et le retournement de la politique extérieure russe, dans un sens anti-occidental sans cesse plus marqué. Nous avons plus d’une décennie de recul pour jauger la politique russe, ses tenants et aboutissants. Guère de place pour un jeu de dupes.

L’arbitrage de La Haye vient s’ajouter aux sanctions occidentales et aux difficultés économiques russes, pour renforcer le système de contraintes que Poutine doit prendre en compte dans la conduite de sa politique. Pourtant, il serait erroné de penser que l’économie à elle seule ramènera Poutine à de meilleurs sentiments. Les Occidentaux doivent renforcer leur cohésion et mener une politique russe d’ensemble.

Des règles de juste conduite doivent être adoptées dans le domaine des hautes technologies et de l’industrie d’armement, la solidarité géostratégique interalliée prévalant sur les intérêts commerciaux unilatéraux. De surcroît, si le conflit Russie-Occident se joue principalement sur les plans diplomatique et géoéconomique, la dimension militaire  n’est pas à négliger. Le désarmement de l’Europe et le discours américain sur le « pivot », même pondéré, ont donné l’impression d’un vide géostratégique en Europe centrale et orientale. Cela a pu induire en tentation le pouvoir russe. Aussi l’OTAN doit-elle gagner en substance militaire (voir le sommet atlantique de septembre 2014, au Royaume-Uni).

Michael Lambert : Il est toujours difficile de se prononcer sur l’aspect politique d’une décision de justice. Techniquement, les actionnaires de Loukos estiment avoir été privés de leurs potentiels bénéfices en raison de l’implication du Kremlin dans le démantèlement de l’entreprise. Il est évident qu’il y a une lutte du pouvoir au sein de Moscou pour contrôler les secteurs clés et d’autant plus le pétrole et le gaz. C’est donc légitime que d’avoir porté plainte pour obtenir des compensations. Les actionnaires voulaient ces compensations à 113 milliards, on est donc encore loin de l’indemnisation maximale possible et souhaitée par ces derniers.

La connotation politique me semble relever de l’interprétation contextuelle. On pourrait imaginer que c’est un signal fort envoyé à l’encontre du Kremlin. Mais cela pourrait également n’être qu’une décision logique vis-à-vis des pertes des actionnaires. Il est en tout cas certain que cela met en avant les problèmes de corruption et de pouvoir qui animent les couloirs de Moscou.

Pour ce qui relève de la politique menée par Vladimir Poutine, on imagine mal qu’une telle décision puisse impacter son approche en ce qui concerne la gestion des oligarques. Il est important de garder en tête que la transparence est un concept très européen et qui n’est pas au cœur des attentions de la population russe qui est habituée à la voir au cœur de l’Etat. Qui plus est, bien que l’amende semble énorme, les avantages relatifs à la disparition de Loukos furent probablement extrêmement conséquents et à même de couvrir le prix des sanctions.

Le cas Ioukos est symptomatique de l'attitude adoptée par Poutine depuis son arrivée au pouvoir en 2000 vis-à-vis des oligarques russes. Certains d'entre eux ont exprimé leur inquiétude vis-à-vis de la situation économique russe et du climat des affaires. Dans quelle mesure ces inquiétudes peuvent-elles être entendues par Poutine ? 

Michael Lambert : Les oligarques russes sont assez ambivalents. D’un côté, ils placent leurs avoirs à l’étranger et, de l’autre, ils souhaitent de la part du Kremlin d’avoir une économie plus forte à l’échelle nationale et jouent la carte du nationalisme pour attirer l’attention. Il est évident que les oligarques souhaitent voir le climat des affaires s’améliorer pour pouvoir engranger encore plus d’argent. Cependant, ils sont également très sceptiques vis-à-vis du discours de Vladimir Poutine qui souhaite limiter l’évasion fiscale et les incite à investir en Russie plutôt qu’à l’étranger. En ce sens, les oligarques, comme Poutine, souhaitent voir la situation économique s’améliorer. Les premiers pour générer plus de revenus et Poutine pour accroître sa puissance politique à l’échelle nationale et internationale.

Jusqu’à présent, les oligarques n’ont pas proposé de solutions concrètes et se refusent à une meilleure répartition du PIB, ce qui aurait pour conséquence une augmentation de la classe moyenne, de la consommation des biens et des services et d’améliorer le climat économique. Poutine, pour sa part, n’a pas non plus de solution concrète à avancer. L’amélioration du climat des affaires doit passer par la stimulation de nouveaux secteurs économiques. Malheureusement, le manque de compétitivité face à la Chine et à l’Union européenne semble compromettre ces perspectives. On imagine mal voir la Russie s’affirmer dans le secteur informatique face aux puissances asiatiques, idem pour ce qui concerne la finance face aux Etats européens. Le plus problématique est la focalisation sur le gaz et le pétrole, qui assure une certaine stabilité à la Russie, et qui est justement ce qui empêche d’envisager de trouver des solutions annexes. Pour résumer, Poutine comprend bien les attentes des oligarques, qui souhaitent la même chose que lui, mais tous n’ont aucune solution concrète à proposer dans l’immédiat par manque de réalisme et de pragmatisme. 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Poutine n’est pas le simple arbitre de ce système autoritaire-patrimonial, certes marqué par la confusion des genres. Il contrôle le système. Sa personnalité n’est pas celle d’un chef mafieux animé par le seul esprit de lucre. En regard de son passé et de ce qui l’anime, Poutine peut être considéré comme un néo-stalinien. Son projet politique s’inscrit dans des représentations géopolitiques que l’on qualifiera de national-bolchéviques, représentations plus ou moins teintées d’eurasisme. 

L’idée directrice de Poutine et de la classe dirigeante russe est de reconstituer un bloc de puissance, en opposition à l’Occident, sur la base d’un regroupement d’Etats post-soviétiques. Pleinement constituée, l’Union eurasienne serait l’expression institutionnelle de ce projet de puissance. Au plan mondial, Moscou prétend animer une sorte de coalition russo-chinoise rassemblant des « émergents » et anciens tributaires de l’Occident. Le discours manié sur la scène international est mâtiné de tiers-mondisme et cette dialectique rappelle celle du congrès de Bakou ( voir l’appel à l’Orient contre l’Occident lancé en 1920).

Aussi, les considérations économiques semblent secondaires et si Poutine les prend en compte, c’est au titre des moyens mobilisables au service de son projet, ou encore des contraintes environnementales pesant sur ce même projet. Il ne faut pas voir en lui un dirigeant sensible aux conseils ou lamentations d’un parti pro-business. Seules les retombées politiques, internes et externes, de la situation économique russe sont susceptibles de fléchir sa volonté. Pas le  bien-être des Russes.

Au regard de la situation économique russe réelle, peut-on réellement envisager un fléchissement de la politique menée par Poutine ? Quelle attitude le président russe risque-t-il d'adopter si de nouvelles sanctions économiques étaient adoptées à l'encontre de son pays ? Quelle attitude devrait-il adopter dans l'intérêt économique du pays ? 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Nous ne sommes pas au point de rupture et l’on peut penser que Poutine mise sur la capacité des Russes, peut-être exagérée, à durer et endurer. Si la mise en péril du pacte tacite qui liait la population russe à Poutine – apathie politique contre accès aux standards de la société d’abondance – ne menace pas le système de pouvoir, pourquoi changer de politique ? Ce conflit géopolitique – une sorte de paix froide – se jouera dans la durée.

Le scénario qui a la préférence d’un certain nombre de dirigeants occidentaux est le suivant : Poutine serait pris au piège de sa propagande et dépassé par la dynamique des événements. Si on lui ouvre une porte de sortie, il lâchera les groupes paramilitaires dits « pro-Russes » (nombre de combattant et matériels russes !) et voudra instaurer une nouvelle relation avec l’Occident. In fine, les événements en Ukraine n’auraient été qu’une poussée de fièvre et le « business as usual » pourrait vite reprendre (et tant pis pour la Crimée).

Sur le terrain, le cours des choses invalide ce scénario. Loin de suspendre son aide aux « pro-russes », Poutine l’a accentuée et c’est une vrai guerre, fût-elle « couverte », qui se déroule dans le Donbass et sur les frontières. Les « pro-Russes » sont militairement appuyés par l’armée russe qui a instauré une zone d’exclusion aérienne. C’est dans ce contexte que le tir de missile contre le vol de la Malaysia Airlines, le 17 juillet dernier, doit être replacé. De tels actes ne peuvent que conduire à de nouvelles sanctions.

Dans l’intérêt économique du pays, Poutine devrait tout simplement renoncer à sa politique revanchiste, révisionniste et réunioniste.  Pour attirer des capitaux, changer le modèle de croissance et faire monter en gamme la Russie dans la division internationale du travail, il lui faudrait simultanément conduire une politique de réformes structurelles et une politique d’offre territoriale. Un véritable Etat de droit devrait être progressivement mis en place. Mais Poutine serait-il encore lui-même ?

Par ailleurs, la dernière utopie de l’Occident n’est-elle pas celle d’une résorption finale du « Politique » (conflits, polarité ami-ennemi, recours à la puissance et à la violence armée) dans l’économique? La gestion de la rareté et la satisfaction des besoins et désirs ne sont pas tout.

Le « Politique » est une essence, c’est-à-dire une activité originaire, inhérente à la condition humaine. Les risques et menaces générés par le pouvoir russe sont ceux que toutes les « polities » (les collectivités politiques), au cours de l’Histoire, ont dû affronter. Aucun dirigeant politique conscient de sa raison d’être – assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure de la « politie » prise en charge -, ne saurait raisonner en termes exclusivement économiques et eudémoniques.

Michael Lambert : Le Président de la Fédération de Russie doit faire face à plusieurs problèmes. D’un côté, on lui demande d’améliorer  la santé économique du pays, de l’autre, de faire apparaître la Russie comme une grande puissance à l’international. Malheureusement, les deux éléments ne sont pas toujours compatibles dans l’immédiat. Vladimir Poutine a souhaité concentrer son approche sur le regain de puissance, on le constate avec l’annexion-rattachement de la Crimée, mais aussi avec le projet d’Union eurasiatique, alternative à celui de l’Union européenne. Ce choix de revenir sur la scène internationale, de s’opposer aux Etats-Unis, tout en proposant une alternative à l’Europe et en voulant s’assurer une compétitivité relative face à la Chine, amène la Russie à devoir affronter tout le monde en même temps. Il est en effet difficile d’offrir une alternative face aux Etats-Unis sans avoir à stimuler le secteur militaire et nouer des partenariats coûteux avec d’autres Etats. Il est également difficile de vouloir se regrouper avec les Etats du Partenariat oriental tout en restant en bon termes avec l’Union européenne. En ce sens, la Russie, en voulant jouer sur tous les tableaux, se retrouve isolée et confrontée aux puissances du monde occidental. Cette situation est d’autant plus problématique car ces puissances, les Etats-Unis et l’Union européenne, sont également celles avec la plus forte politique d’influence. Ils peuvent altérer la représentation que d’autres pays, en apparence plus loin du conflit, comme la Chine, ont de la Russie à l’international.

Il est peu probable que le Président russe se décide à rebrousser chemin. Premièrement, cela correspondrait à un aveu de faiblesse diplomatique et économique, ce qui n’est pas fréquent chez les dirigeants russes. Deuxièmement, rebrousser chemin amènerait à laisser libre court aux Etats-Unis et donc, à apparaitre comme ne pouvant plus proposer une alternative et laisser l’Union européenne dominer totalement l’espace européen et possiblement le Caucase, ce qui n’est pas envisageable pour les russes qui se représentent des Etats comme l’Ukraine comme lié à eux sur le plan identitaire.

Il faudra donc parier sur un durcissement de la politique de Moscou plus que d’un fléchissement. Un basculement vers l’Est pour l’économie et un habile mélange de tentative de déstabilisation des Etats souhaitant se rapprocher de l’UE tout en tentant de dissoudre celle-ci de l’intérieur. On le constate déjà avec le soutien affiché du Kremlin pour les partis eurosceptiques.

Sur un plan purement économique, il apparaît comme évident que l’économie russe est dépendante de l’Union européenne. Il faudrait donc à la fois améliorer les relations diplomatiques pour viser, à terme, une libéralisation des visas et stimuler les investissements européens en Russie. Cela inclura donc une plus grande transparence et une lutte contre la corruption, ce qui semble difficilement envisageable. A cette normalisation des relations avec l’Europe, qui elle-même semble complexe, s’ajoutera la meilleure répartition des revenus pour augmenter la classe moyenne russe et ainsi stimuler la consommation et les investissements. Cette attitude engendrerait un plus grand esprit d’investissement et permettrait de stimuler d’autres secteurs économiques. Enfin, il est évident que la Chine doit, dans les années à venir, supplanter l’Europe pour la consommation d’énergie fossiles, au même titre que l’Inde. Etonnement, la Russie semble avoir tous les avantages pour pouvoir être un Etat économiquement propice aux investissements dans tous les secteurs. Elle dispose des ressources, de l’espace, peut assurer une connexion entre l’Europe et  l’Asie en développant ses infrastructures de manière habile. Cependant, son souhait d’apparaître comme diplomatiquement concurrente vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Union européenne, d’autant plus en simultané, l’amène à entraver sa reprise économique et de fait, sa possibilité d’améliorer son smart power, c’est-à-dire sa capacité à apparaître comme attractive sur le plan culturel et protectrice sur le plan militaire pour les Etats qui cherchent une alternative à la conception des deux premières puissances. 

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