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Les monopoles sont mauvais économiquement on le sait. Et c'est encore pire pour leurs salariés que pour les consommateurs
©Reuters

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Face à une entreprise de nature monopolistique, l'on a tendance à se méfier d'une hausse des prix des produits ou services proposés. Mais une étude récente menée aux Etats-Unis met en lumière le fait qu'une situation de monopole fait aussi pression sur les salaires des employés de ces firmes.

Jean-Charles Simon

Jean-Charles Simon

Jean-Charles Simon est économiste et entrepreneur. Chef économiste et directeur des affaires publiques et de la communication de Scor de 2010 à 2013, il a auparavent été successivement trader de produits dérivés, directeur des études du RPR, directeur de l'Afep et directeur général délégué du Medef. Actuellement, il est candidat à la présidence du Medef. 

Il a fondé et dirige depuis 2013 la société de statistiques et d'études économiques Stacian, dont le site de données en ligne stacian.com.

Il tient un blog : simonjeancharles.com et est présent sur Twitter : @smnjc

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Atlantico :  Selon une étude récente (publiée par les économistes José Azar, Ioana Marinescu, et Marshall Steinbaum) concernant les Etats-Unis, il apparaîtrait que les situations monopolistiques locales auraient pour conséquence, non pas, comme cela est attendu, des hausses de prix pour les consommateurs, mais des pressions à la baisse sur les salaires. Comment expliquer un tel résultat et peut-on imaginer des conséquences analogues en France ? 

Jean-Charles Simon : L’étude s’intéresse à deux problèmes qui mobilisent beaucoup les économistes aujourd’hui : les mouvements de concentration de nature monopolistique ou oligopolistique, visibles par exemple dans la tech mais à l’œuvre aussi dans d’autres activités ; et la très faible dynamique des salaires dans la plupart des économies développées. 

Les défenseurs des grandes fusions-acquisitions et des géants économiques font valoir que les prix des biens et services sont très sages dans la plupart des secteurs. Et de fait, non seulement l’inflation totale est faible, mais hormis certains services très particuliers comme l’éducation ou la santé, et parfois l’impact de quelques matières premières, les prix de beaucoup de biens d’équipement et de consommation ainsi que de nombreux services diminuent et/ou leur qualité s’améliore. 

Pour autant, cela ne signifie pas que la concurrence s’exerce pleinement et complètement. Et c’est comme « acheteur » de travail ou de prestations que les grands groupes apparaissent exercer leur pouvoir croissant, plutôt qu’à l’endroit du consommateur. L’étude en référence insiste sur des marchés du travail locaux, et peut donc concerner des entreprises de taille petite ou moyenne devenues des monopsones sur leur localité en tant qu’employeur. Mais elles-mêmes dépendent de plus en plus aujourd’hui d’un ou de plusieurs grands groupes, par exemple de la grande distribution ou d’entreprises clientes de très grande taille. Deux phénomènes sont ainsi à l’œuvre : l’un concerne une moindre mobilité des salariés qui seraient donc davantage soumis à la pression d’employeurs locaux eux-mêmes moins nombreux ; l’autre, qui me semble majeur actuellement, est la dépendance soit directe soit indirecte aux grands groupes, qui captent de plus en plus les gains de productivité et les profits. C’est évidemment un sujet global, pas seulement américain.

En quoi une telle situation peut-elle illustrer un décalage entre une mobilité théorique des salariés et une réalité montrant un ancrage local, souhaité ou contraint, empêchant le jeu de l'offre et de la demande de produire ses effets ?

La mobilité des Américains sur leur territoire, souvent citée comme un exemple pour un marché du travail efficient et permettant aux salariés de mieux faire jouer la concurrence, aurait tendance à diminuer. Et de fait, on le voit dans des pays comme la France où cette mobilité a toujours été moins évidente, ça peut entraîner du chômage ou une moindre capacité de négociation salariale des travailleurs. 

Plusieurs causes peuvent être avancées. Par exemple, il est moins facile de trouver ailleurs du travail quand les deux conjoints doivent le faire ensemble et qu’un seul salaire n’est pas suffisant, ce qui est davantage la norme aujourd’hui qu’à une époque où le travail féminin était moins répandu ou plus accessoire dans les revenus du ménage. C’est aussi plus compliqué de bouger quand l’immobilier est acquis avec une part importante d’emprunt, et d’autant plus quand ce marché a mal évolué. C’est d’ailleurs la double peine pour les zones économiques qui accusent une perte nette d’emplois : non seulement il y a plus de chômeurs et de difficultés à trouver des bons salaires, mais en plus l’immobilier perd beaucoup de valeur, ce qui peut rendre inextricable la situation de ménages endettés. A contrario, il devient très difficile et très cher de se loger dans des zones qui connaissent un boom économique, comme la Silicon Valley ces dernières années : pour un travailleur peu qualifié, même s’il y gagnerait nettement en salaire nominal, il n’est pas sûr que sa qualité de vie soit améliorée dans une zone où le logement est bien plus cher et les transports un calvaire pour beaucoup.

Quelles sont les moyens de lutter contre de tels phénomènes ? 

Pour la mobilité géographique des salariés, tout ce qui va dans le sens d’une moindre contrainte sur l’immobilier est favorable. Cela suppose de libérer le foncier autant que possible, de réduire ou supprimer tous les frottements comme les taxes sur la cession et l’acquisition. Il faut aussi que les zones moins favorisées développent leur attractivité, parfois avec le soutien de nouvelles infrastructures publiques, pour démultiplier les pôles d’activité et réduire leur concentration : a priori, l’âge numérique dans lequel nous sommes devrait contribuer à une meilleure répartition de l’activité dans un pays.

Mais le principal sujet en lien avec l’étude est ailleurs, à mon sens. Il y a une forme d’économie à deux « couches » presque disjointes qui semble se dessiner. En haut, des géants qui ont la relation aux clients, la marque, les données, une taille écrasante dans leurs rapports à toutes leurs contreparties… et qui absorbent toujours plus de valeur. Même en situation quasi monopolistique, ils peuvent se contenter de stabiliser les prix (le client pourrait moins consommer, et son pouvoir d’achat est contraint avec des salaires justement peu dynamiques…) car ils gagnent sur leurs coûts. Ils ont externalisé vers ce que j’appelle la couche du bas beaucoup de services ou de fabrications intermédiaires, et pressurent considérablement cet étage. Dans cette nouvelle économie, les profits sont captés par les actionnaires des groupes géants du haut – le niveau de profit rapporté au chiffre d’affaires des entreprises du S&P500 n’a jamais été aussi élevé, et atteint notamment des sommets dans la tech – et plus marginalement par leurs cadres les plus qualifiés (souvent aussi actionnaires !). Les autres salariés sont principalement employés par la couche du bas, où il n’y a presque pas de marges, donc peu de négociation possible sur les salaires. On l’a vu en France de manière assez sidérante avec le CICE : quand il a été mis en place, des entreprises clientes ont demandé à leurs fournisseurs de répercuter ce crédit d’impôt dans une baisse de leurs prix, car elles ont ce pouvoir de négociation. C’est pourquoi les salaires évoluent très modérément, même dans les pays à faible taux de chômage où l’on s’attendait à une forte hausse : les salariés ont des difficultés à obtenir des augmentations importantes, soit car ils sont dans une entreprise de la couche du bas (la majorité) qui n’a pas les moyens de l’accorder, soit car ils ont la chance d’être dans une entreprise de la couche du haut, et alors ils bénéficient déjà d’une prime par rapport aux premiers, avec lesquels ils restent en concurrence, ce qui limite leurs prétentions. Seuls les dirigeants et les plus qualifiés des géants du haut ainsi que certains de leurs prestataires, comme les banquiers et avocats d’affaires ou des consultants, ont un « market power » et peuvent arracher une part de leurs profits à ces mastodontes – des montants énormes à l’échelle d’une personne mais insignifiants, compte tenu du petit nombre d’individus concernés, en regard des profits de ces méga-entreprises.

Si cette évolution se confirme, il va falloir revisiter les armes du droit de la concurrence. Mieux apprécier les marchés pertinents, les positions dominantes, peut-être revoir les doctrines sur les brevets et la propriété intellectuelle dans leur ensemble. Réfléchir aussi à la propriété des données personnelles et à leur rémunération éventuelle. C’est un enjeu majeur au service d’une concurrence réelle, du dynamisme de l’économie, de la vitalité de l’entrepreneuriat et des gains que peuvent en attendre consommateurs et salariés. Sinon, on risque d’avoir des profits toujours plus concentrés dans des grands groupes occupés à savoir comment les rapatrier et les redistribuer, par exemple sous forme de rachats d’actions… Un horizon peu enviable et surtout peu propice à la croissance.

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