Les immigrés qui changent de nom trouvent plus facilement du travail : racisme collectif ou besoin de cohésion maladroit et inconscient ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Changer de prénom offre une chance supplémentaire d'intégration
Changer de prénom offre une chance supplémentaire d'intégration
©Reuters

Intégration

Le nom est l'un des premiers marqueurs de l'identité de chaque être humain. Et pourtant certains émigrés dans les années 30 aux Etats-Unis n'ont pas hésité à en changer, tout comme d'autres aujourd'hui en France.

Atlantico : Une récente étude publiée par The Economist fait état d'un constat singulier : aux Etats-Unis,  de nombreux migrants ont dû changer de prénom et de nom pour trouver un travail dans les années 30. Dans quelle mesure cette situation fait-elle écho à ce que l'on connait aujourd'hui, en France ? Quelles sont les différences d'approche selon les nationalités et les époques, certains immigrés ont-ils plus tendance à franciser leur nom ?

Laurent Licata : Cette étude américaine montre en effet deux choses : d’une part que, dans les années 1930, les immigrés aux Etats-Unis avaient tendance à américaniser les prénoms de leurs enfants et, d’autre part, que cette stratégie, dans ce contexte particulier, s’est révélée efficace sur le plan de la réussite socio-économique. Des études similaires ont révélé que ce phénomène est toujours en partie d’actualité, y compris en France. Ainsi, une étude récente[1] menée en France a montré que plus de 45% des parents ayant un nom à consonance arabe avaient donné un prénom européen à leur enfant (né entre 2003 et 2007). La même étude indique que c’est bien la crainte de la discrimination sur le marché de l’emploi à l’égard de leurs enfants qui semble avoir motivé ces parents à faire ce choix.


[1] Algan, Y., Mayer, T., & Thoenig, M. (2013). The economic incentives of cultural transmission: Spatial Evidence from Naming Patterns across France. Consulté à l’adresse http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2247276

Guylain Chevrier : Tout d’abord, n’oublions pas les différences qui font de l’Amérique et de la France deux pays aux modes d’intégration diamétralement différents. L’Amérique a intégré sur le mode de la réussite individuelle, comme une terre promise sur laquelle tout était censé devenir possible, pour les plus démunis des migrants. Il suffisait selon ce modèle de s’adapter à la réalité du marché et de saisir sa chance, d’entreprendre et de travailler pour devenir riche. L’argent n’ayant pas d’odeur, on ne considérait que la valeur en dollars de celui qui avait réussi, pas d’où il venait.

Mais le mythe a ses limites, la ségrégation a fait rage aux Etats-Unis, tout d’abord au regard d’un étranger qui avait été amené sous le signe de la traite et de l’esclavage, qui a laissé des traces. Les Etats-Unis se sont créés sur des vagues d’immigrations successives, tout d’abord constituées d’Espagnols, de Français, de Hollandais et d’une majorité d'Anglais, au 17e  siècle. Puis au 18e siècle, ils furent rejoints par des Écossais, Irlandais, Allemands, Hollandais. Plus tard par des Italiens, Russes, Polonais, Scandinaves, Grecs, Chinois, Japonais, Africains, et Sud-Américains. Les États-Unis forment ainsi une véritable mosaïque multiculturelle. Il reste néanmoins que cette diversité n’a pas empêché que jusqu’à aujourd’hui une Amérique conservatrice, riche et blanche, continue d’y dominer. Si l’Amérique s’est construite sur des vagues d’immigration successives on ne peut les mettre sur le même plan, car il en est ressortie une population dominante et d’autres populations qui ont du se faire une place, mais à côté.   

Aussi, dans les années trente, polonais, russes, italiens, ont été amenés à faire des choix pour s’intégrer, parmi lesquels se trouvait cette possibilité qui était d’angliciser leur nom, de l’américaniser comme preuve de leur intégration réussie. Gage d’une meilleure chance de trouver un travail, dans l’esprit américain de cette réussite, qui était le pas décisif de reconnaissance et d’intégration sociale. Il faut aussi préciser la période en référence, qui est marquée par une crise économique d’une violence qui annonce les bouleversements que le monde va connaitre à la fin de la décennie, avec une nouvelle guerre mondiale. Ce contexte n’a pas pu être sans incidence sur ceux qui, face au risque de chômage, devait s’adapter alors que la consonance de leur nom pouvait les desservir.

Mais cette démarche va plus loin, elle a à voir avec une forme de société et une culture où les identités, les origines, les « types » ethniques, sont décisifs. Ce pays s’est construit fondamentalement sur des séparations ethniques, sur la couleur, sur la religion, l’origine, ce sont des murs qui se sont élevés entre les populations au fur et à mesure que cette Amérique s’est constituée telle que nous la connaissons. C’est d’ailleurs bien le sens qu’il faut donner à la discrimination positive qui a été le leitmotiv d’un Johnson, Président des USA, qui n’avait rien d’un altruiste. La question  sociale aux Etats-Unis ne peut être ainsi entendue autrement que comme une question ethnique aujourd’hui.

Les couples dits mixtes, c’est-à-dire mariés, entre blancs et autres, représentent moins de 1% de la population, 0,69% en 2006 (1). On comptait 11% de mariage interraciaux. C’est une société très rigide finalement que la société américaine qui, grâce à la place qu’occupe la question ethnique, peut occulter la question sociale en termes de classes. Elle évacue ainsi un débat plus transversal qui lui, pourrait amener la question de la répartition, non seulement des richesses, mais de l’égalité des chances pour des minorités coincées sous le poids d’une discrimination positive qui les fait toujours apparaitre comme en état d’incapacité à devenir majeures. L’artifice de la discrimination positive renvoie l’individu qui la reçoit au doute permanent que, sans elle il n’y serait jamais arrivé, fabriquant une sorte de « complexe du boursier » à grande échelle. Des populations ainsi toujours en situation d’accession impossible à une véritable émancipation, car en impossibilité de se penser ensemble, voyant d’abord des murs identitaires entre elles. Une façon d’assurer cette domination dont je parlais qui a encore de beaux jours devant elle. 

Je comprends votre question de savoir si ce phénomène des années trente ne ferait pas écho en France, car on a tendance dans notre pays, en matière de chômage, à cristalliser les choses du côté de la discrimination d’origine à l’embauche. On fait comme si on pouvait oublier aussi ici, le contexte d’une France profondément enfoncée dans le chômage de masse. Qu’il y ait des discriminations ne fait aucun doute, et effectivement à l’embauche, depuis que, dans le prolongement de la loi de cohésion sociale dite plan Borloo (2005) on a créé la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE) remplacé en 2011 par le Défenseur des droits, dont les rapports en témoignent. On pourrait aussi se référer à la loi sur l’Egalité des chances de 2006 qui a prévu la possibilité du testing comme preuve juridique, qui lève encore un peu plus le doute, s’il pouvait encore en subsister un à ce sujet. Mais précisément, cette démarche s’est inscrite dans une volonté, celle de défendre l’égalité de traitement de tous. On a d’ailleurs fait plus autour du Label diversité des entreprises en faveur de la lutte contre les discriminations ethnique et d’origine, ou résidentielle, que dans n’importe quel autre domaine, en matière de discrimination face à l’emploi. Il semble encore ici que l’on doive faire bonne mesure.

Aussi, on peut déjà voir que la France n’est pas comparable aux Etats-Unis. La République égalitaire tient encore la corde, notre pays n’étant pas fondé sur des séparations bien au contraire, le principe d’égalité à l’article premier de notre constitution trône toujours, si je puis dire, tout en haut de nos institutions. Et globalement, malgré tout un discours de renoncement et de critiques, c’est bien ce que reflète notre solidarité nationale que d’aucun voudrait voir s’ébranler à la faveur d’une lecture essentiellement ethnique de notre société.

1-      Lagrange , Le déni des cultures, p23.

Que traduit ce phénomène ? S'agit-il d'un besoin de cohésion inconscient, ou bien d'une recrudescence d'un racisme latent ?

Guylain Chevrier : Dans les années trente en France, ce sont au moins 500 000 travailleurs étrangers qui ont été amenés à quitter notre pays, dans un contexte de dépression qui favorisait la montée du racisme, mais c’était aussi un autre temps où l’étranger était perçu comme un élément hétérogène appelé à retourner dans son pays. Nous étions encore dans une France très homogène précisément et donc, moins accueillante pour l’étranger, dans un pays qui n’est devenu terre d’immigration à proprement parlé qu’à partir de la fin du XIXe siècle.  

S’il y a des discriminations en France, elles sont donc combattues dans l’esprit de nos institutions et des valeurs collectives qui les définissent, sous le triptyque Liberté-égalité-fraternité. Pour autant, en temps de crise, il est relativement facile de faire que, on en vienne à désigner une partie de la population, une minorité qui, de par sa différence et son installation récente comme élément du tout, peut se retrouver dans cette situation d’être montrée du doigt comme à l’origine de tous les maux. La tentation peut être forte et certains s’en emparer, en jouant sur les frustrations. Un sentiment qui peut même être renforcé par ceux qui, pour des raisons politiques victimisent cette partie de la population avec parti pris, en se faisant les champions de sa défense, à front renversé.

Les chômeurs de longue durée représentent 40% de l’ensemble des demandeurs d’emploi, pour lesquels le motif de leur situation est dû à une cause, le chômage de masse, la question des discriminations étant à cet égard largement secondaire. Le problème économique et social est donc ici surdéterminant. Pourtant, on focalise régulièrement la question du chômage sur le prisme de la discrimination à l’embauche et spécialement concernant des personnes venues de l’immigration.

On a d’ailleurs tendance en France à rabattre la question sociale aujourd’hui systématiquement sur la question ethnique, en prenant à témoin les zones urbaines sensibles, les fameux « quartiers ». Mais elles ne représentent que 7% de la population et ce, alors que 85% des ménages pauvres vivent ailleurs. Précarité et chômage débordent largement le simple cadre des banlieues, d’autant que, comme le rappelle Christophe Guilluy (2), les espaces les plus concernés se situent en dehors des grandes métropoles, dans des territoires périurbains et ruraux.

N’est-ce pas une façon de détourner ainsi les enjeux d’une grande question  politique que de braquer les projecteurs, grands médias associés, sur les quartiers sensibles, les banlieues identifiées à des espaces ethniques où se concentreraient l’essentiel des problèmes? Cette attitude ne participe-t-elle pas de faire de ces espaces des zones négatives et mal perçues ? Si ces zones concentrent de nombreuses difficultés, elles ne résument absolument pas la réalité de ce que vivent l’ensemble des familles touchés par la crise. D’ailleurs, elles représentent une par très minoritaire des chômeurs et des précaires, même si les immigrés sont proportionnellement plus nombreux que les autres dans ces catégories en raison principalement d’un manque de qualification. Ils sont aussi proportionnellement les plus aidés socialement au regard de leur part dans la population générale.Aujourd’hui, ce sont les discriminations relatives au handicap qui sont les plus importantes qui atteignent le chiffre de 25,9%.

Je crois qu’il faut donc ici déjouer un piège. Selon le dernier rapport du Défenseur des droits remis en 2012 (3), ce sont seulement 9% des actions en justice au titre des discriminations qui concernaient l’origine, 4% la nationalité et 2% la religion. Si en ce qui concerne les discriminations ressenties qui sont traitées par le Défenseurs des droits, les discriminations selon l’origine étaient de 22,5% tous domaines de discriminations confondus, ce chiffre montre un recul de ce phénomène de façon quasi constante depuis plusieurs années, confirmant une tendance qui est celle d’une amélioration de ce que l’on appelle l’indice de tolérance. Vincent Tiberj, chercheur au Centre d’études européennes de Sciences Po expliquait à ce propos dans le journal Le Monde en décembre dernier, que « Depuis cinq ans, seuls 8 % des sondés défendent l’inégalité des races. Cela représente certes quelques millions de personnes, mais c’est un chiffre marginal. Il ne cesse d’ailleurs de baisser et concerne essentiellement des personnes âgées, qui ont été socialisées dans un monde très différent du nôtre. Aujourd’hui, l’antiracisme est devenu la norme démocratique. »(4)

2-      Christophe Guilluy, Fractures françaises, 2010, pages 31-36.

3-      Rapport du Défenseur des droits, 2012, http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/upload/synthese-raa-2012.pdf

4-       Les nouveaux habits du racisme, Le Monde, 12.12.2013.

Que sait-on de l'influence que peut avoir un nom étranger auprès des recruteurs ?

Laurent Licata : Cette crainte des personnes issues de l’immigration semble justifiée puisque les auteurs de l’étude précitée – des économistes – estiment que porter un nom à consonance arabe entraîne, en moyenne, une perte de l’équivalent de 16 mois de salaire sur l’ensemble de la carrière ! D’autres recherches ont comparé la probabilité de décrocher un emploi à partir de CVs identiques en tous points, à l’exception du nom du candidate ou de la candidate. Une de ces études[1], menée dans la région parisienne, montre qu’on a en environ 7% moins de chance de recevoir une réponse positive si l’on est de nationalité marocaine et que l’on porte un nom et un prénom marocains. Il est intéressant de noter qu’avoir la nationalité française n’améliore cette probabilité que de moins de 2% ! Ces études montrent donc que la pression vers l’assimilation, qui consiste à attendre des immigrés et de leurs descendants qu’ils renoncent à leur identité culturelle d’origine au profit exclusif de la société d’installation reste très forte en France. Des études du même genre ont été menées en Belgique, en Suède, ou aux Etats-Unis, avec des résultats du même ordre. Les immigrés le perçoivent bien et nombre d’entre eux adoptent des stratégies d’acculturation qui en tiennent compte. Les études citées suggèrent que ces stratégies sont relativement efficaces dans le domaine de l’accès à l’emploi. Malheureusement, ces études se focalisent uniquement sur des critères économiques. Ainsi, nous ne savons rien du coût psychologique de l’abandon des prénoms liés aux cultures d’origine. Les études en psychologie interculturelle indiquent généralement que la stratégie intégrative, qui consiste à participer activement à la vie sociale et culturelle de la société d’installation tout en conservant, en tout ou en partie, son identité culturelle d’origine, est la plus favorable au bien-être[2]. Cependant, cette stratégie n’est possible que si la société d’accueil adopte des politiques qui rendent possible la participation des immigrés, et leur permettent de maintenir leur culture[3].


[1] Duguet, E., Leandri, N., L’Horty, Y., & Petit, P. (2010). Are young French jobseekers of ethnic immigrant origin discriminated against? A controlled experiment in the Paris area. Annals of Economics and Statistics/Annales d’Économie et de Statistique, 187–215.

[2] Berry, J. W. (1999). Acculturation et adaptation. In M.-A. Hily & M.-L. Lefebvre (Éd.), Identité collective et altérité. Diversité des espaces /spécificités des pratiques (p. 177‑196). Paris: L’Harmattan.

[3] Bourhis, R.-Y., Moise, L.-C., Perreault, S., & Senecal, S. (1997). Towards an interactive acculturation model: A social psychological approach. International Journal of Psychology, 32(6), 369‑386.

A quoi, ou à qui, est imputable ce phénomène ? Le retrouve-t-on dans d'autres modèles sociétaux ? Dans quelle mesure un étranger doit-il abandonner une part de ses origines pour s'intégrer correctement ?

Guylain Chevrier : Il y a des réactions de défiance à l’égard de ceux qui viennent des zones sensibles, mais cela n’est pas un hasard mais plutôt le fruit d’une politique de ghettoïsation, c’est-à-dire, d’une concentration non seulement de difficultés mais aussi de problèmes qu’il ne s’agit pas non plus de nier. Les discriminations ici sont comme le révélateur de quelque chose qui ne marche pas, des territoires où se concentrent le plus les populations issus du phénomène migratoire. A séparer, on crée un problème, et à encourager ce sur quoi on se sépare par un clientélisme politique qui investit dans la promotion des différences, on contribue à monter des murs qui seront de plus en plus difficile à franchir dans les deux sens.

Il y a deux modèles de société, celui qui se fonde sur une séparation ethnico-identitaire et fait la promotion des minorités et des communautés, le modèle multiculturel, et un modèle républicain qui est le notre qui au contraire est fondé sur le principe d’égalité, et la laïcité qui en est le corolaire. A savoir, nous faisons société d’abord à partir de ce que nous avons en commun, la politique, les droits fondamentaux, la protection sociale, la liberté de conscience, les différences viennent après, créant les conditions d’une absence de séparation sur le fondement de celles-ci.

Si un étranger n’a nullement besoin d’abandonner son nom pour s’intégrer dans notre société, on doit s’étonner aussi de voir à quelle point cette question est sensible dans les populations qui réclament le plus une reconnaissance de leur identité, au point de rejeter toute idée d’adoption de prénoms du cru. Il n’en a pas toujours été ainsi, dans les années 70 ou 80 on ne rencontrait pas ce sentiment. C’est qu’il est bien la conséquence d’une certaine situation que l’on ne saurait seulement imputer à tel ou tel groupe, et donc, où la politique menée par les responsables politiques n’est pas sans responsabilités.

Le rapport de 2009 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) relatait à travers un sondage réalisé sur les questions du racisme que 91% des sondés estimaient grave de refuser l’embauche à un Noir ou un Maghrébin qualifié pour un poste. 58% des Français voyaient dans l’immigration un enrichissement pour la culture du pays d’accueil. Concernant l’intégration, 88% considéraient que ce sont les étrangers qui doivent adopter les habitudes de la vie française et à 67% qu’il leur revenait de faire un effort pour s’intégrer.

Mais ces chiffres ne sauraient faire écran à une réalité ténue. Comme d’autres démocraties occidentales, la France est traversée par des tensions identitaires concernant la question de l’immigration surtout autour de l’islam communautaire, et ce, face à une surenchère de ses revendications. Une logique communautaire qui concourt à une mise à part, sous le signe du refus du mélange au-delà de a communauté de croyance et de la volonté d’en imposer à la règle commune, qui rompt avec l’idée de ne faire qu’un peuple et donc avec la tradition républicaine d’intégration.

Laurent Licata : Le prénom est un marqueur de l’identité ethnique d’une personne ; c’est l’un des indices que les gens peuvent utiliser pour catégoriser les personnes. Or, les catégories sociales sont associées à des stéréotypes - c’est-à-dire des représentations concernant les caractéristiques des membres de groupes sociaux – et ces stéréotypes sont utilisés afin de juger les personnes sur base de leur appartenance à ces catégories sociales. Certaines catégories sociales sont l’objet de stéréotypes particulièrement négatifs. A l’heure actuelle, en Europe occidentale, la catégorie sociale des Musulmans est particulièrement stigmatisée. Par exemple, une étude[1] a utilisé la méthode des CVs que je viens d’évoquer. Tous les candidats étaient sénégalais et portaient le même patronyme (Diouf), mais leur prénom était tantôt à consonance chrétienne (Marie), tantôt à consonance musulmane (Khadija). Résultat : on a 13% de chances en plus d’être présélectionné pour un job si l’on a un prénom chrétien ! Donc, je ne dirais pas que c’est le manque de familiarité d’un prénom qui entraîne la méfiance, mais bien les croyances de sens commun liées à la catégorie sociale qu’indique le prénom.


[1] Adida, C. L., Laitin, D. D., & Valfort, M.-A. (2010). Identifying barriers to Muslim integration in France. Proceedings of the National Academy of Sciences, 107(52), 22384–22390.

Quel est le risque pour une société, à "formater" tous les nouveaux arrivants ?

Guylain Chevrier : Chaque pays à une identité qui lui est propre et à laquelle il tient, dont le migrant doit tenir compte.

La question, concernant les nouveaux arrivants, est surtout de savoir de les formater comment et pourquoi ? Les élites de gauche et de droite ont choisi depuis une trentaine d’année, peu ou prou, une lecture différencialiste et ethnique de la France, passant aux oubliettes de l’histoire la question des classes en mettant en première ligne l’immigration. L’immigré est venu remplacer l’ouvrier dans la lecture des inégalités. En réalité, c’est la République égalitaire qui est visée et est invitée à  céder sur un modèle qui est le format de la mondialisation libérale, le multiculturalisme aménagé de la discrimination positive. Un modèle derrière lequel la nation s’évapore en ces temps où une Europe fédérale entend prendre le relais des souverainetés nationales avec des peuples sommés de se dissoudre. Pour gagner d’ailleurs quel modèle démocratique incertain, sinon illusoire, européen? Des arguments en or pour un FN dont le fond de commerce fructifie sans efforts. A la discrimination positive le FN répond préférence nationale.

Mettre les individus dans des cases tels des groupes ethniques ou religieux, constitue un formatage qui permet, par l’entremise de communautés, d’exercer un formidable contrôle social. Simultanément, en rabattant la question  sociale sur la question ethnique, cela a le côté pratique pour certains de faire oublier la question  des inégalités entre les classes, au moins pour un temps. On voit comment cela se traduit aujourd’hui après dans ce contexte. La classe ouvrière a été abandonnée à son sort par la gauche historique, elle fait aujourd’hui un retour tonitruant par l’entremise du vote FN  sur la scène politique, je serai tenter de dire, en désespoir de cause. Un fait que l’on ne peut que regretter, mais dont la responsabilité ne revient pas au seul FN, c’est le moins que l’on puisse dire, l’abstention record des élections municipales étant au moins autant le reflet de la fracture qui se creuse avec ceux qui nous gouvernent.

C’est le reflet d’une France coupée en deux, les élites politiques d’un côté tenant un discours pour ceux qui réussissent en temps de crise avec comme bonne conscience la lutte contre le racisme et les discriminations, et une France populaire ouvrière de l’autre qui se rend lâchée, ainsi qu’une classe moyenne de plus en plus mise à mal qui commence à la rejoindre. C’est dans des fiefs de l’industrie où la classe ouvrière avait conquis ses lettres de noblesses que le FN fait un certain nombre de ses meilleurs scores, au point d’emporter la ville symbolique d’Hayange. C’est le début d’une catastrophe annoncée, mais au regard de laquelle il ne suffit plus de crier au loup pour l’endiguer.

L’intégration mesure sa réussite à l’aune de l’acquisition de la nationalité française, plus de 100.000 par an dans notre pays, premier pays d’Europe de ce point de vue. Mais ceci, à condition qu’elle reste fondée, comme le prévoie le Code civil, sur l’adoption des valeurs qui fondent notre République et son pacte social.

L’instrumentalisation politique des banlieues participe gravement à l’échec des politiques publiques sur les territoires concernés, car l’ethnicisation du discours politique sous couvert de prise en compte de la diversité encourage tous les freins à l‘intégration. Le problème, et nous l’avons vu avec le rapport présenté dans le cadre de la Feuille de route du gouvernement Ayrault sur l’immigration, c’est l’abandon d’une politique d’intégration remplacée par une politique de valorisation des communautés, où le droit à la différence se traduit par une promotion de la différence des droits. Une catastrophe et un risque majeur pour notre vivre-ensemble et même pour la paix social que notre société a, jusqu’à présent connu, grâce à cette République laïque et sociale, qui favorise à la fois le mélange et la solidarité.

Faut-il forcément voir dans ces réactions du racisme ? Ou davantage un besoin primaire d'uniformisation, de cohérence ?

Laurent Licata : Il est certain que tout le phénomène de discrimination ne peut pas être mis sur le compte du racisme. Comme vous le dites, la recherche de la familiarité, perçue comme un gage d’harmonie et d’efficacité, peut expliquer une partie du problème. Mais les conséquences sont tout aussi néfastes. L’accumulation de choix personnels peu importants en faveur des membres de notre propre groupe social mène à d’importants phénomènes de ségrégation sociale. Essayez la petite démonstration placée sur ce site pour vous en convaincre (malheureusement uniquement disponible en anglais) : http://www.understandingprejudice.org/segregation/

Le nom est un des éléments les plus personnels d'un individu. En l'abandonnant, fait-on preuve d'une volonté d'intégration ? Ou cherche-t-on davantage à rassurer les autres

Laurent Licata : Les études que j’ai citées au début suggèrent que les parents qui donnent un nom à consonance majoritaire à leurs enfants le font afin de leur épargner les expériences négatives de discrimination. Cela n’est pas incompatible avec une volonté d’intégration (sur le mode de l’assimilation), mais cela pourrait également être purement instrumental. Il manque d’études sur les enfants issus de l’immigration portant un nom à consonance française pour pouvoir répondre à cette question. Si je me réfère à ma propre expérience (j’aurais très bien pu porter un nom à consonance italienne), je crois qu’il s’agissait en effet d’une réelle volonté d’intégration mais cela n’implique pas que ce soit la meilleure stratégie dans toutes les circonstances et dans tous les domaines de la vie.

Et comment interpréter la volonté de certains immigrés de conserver leur nom et de continuer à donner des prénoms étrangers à leurs enfants ?

Laurent Licata : A priori, il me semble que l’inverse – donner à son enfant un nom qui n’appartient pas au registre culturel du groupe d’origine – nécessite une réelle décision. Conserver son nom et nommer ses enfants selon leurs habitudes culturelles apparaît probablement comme la manière la plus naturelle de faire aux yeux des personnes immigrées, comme elle l’est chez les membres du groupe culturel majoritaire. D’ailleurs, très peu de Français donnent un nom à consonance étrangère à leurs enfants. J’imagine que cela n’est pas, chez eux, le produit d’une longue délibération.

Cette problématique prend-elle dans le cas français et à l'heure actuelle un sens particulier ?

Laurent Licata : C’est une problématique qui prend place dans les débats actuels concernant les politiques d’intégration, très vifs en France comme dans d’autres pays européens. Plusieurs politiciens ont déclaré que le multiculturalisme avait échoué. Mais les études concernant les changements de prénoms montrent bien que la pression en faveur de l’assimilation n’a jamais cessé. On pourrait tirer deux types de leçons de ces études. La première se focaliserait sur les personnes issues de l’immigration et consisterait à dire que, puisque cela semble fonctionner sur le marché de l’emploi, tous les immigrés devraient tenter de gommer au maximum toute trace d’appartenance à une autre culture que la culture majoritaire du pays d’installation, y compris les prénoms de leurs enfants. La seconde se focaliserait quant à elle sur la société d’installation et consisterait à déplorer le fait que la discrimination sociale reste à ce point prégnante dans nos sociétés que des personnes se sentent obligées de renoncer à un symbole aussi important de l’identité culturelle que le prénom afin que leurs enfants n’aient pas à la subir. Il me semble que les parents, quelles que soient leurs origines, ne devraient pas avoir à se soucier de cela au moment de choisir un prénom pour leur enfant, mais cela n’engage que moi.

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