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Les idées reçues sur les effets néfastes de l'intelligence artificielle et de la robotisation sur les emplois de demain
©CHRIS J RATCLIFFE / AFP

Bonnes feuilles

Luc Ferry et Nicolas Bouzou publient "Sagesse et folie du monde qui vient, comment s’y préparer, comment y préparer nos enfants ?" chez XO éditions. Dans ce livre, les deux auteurs unissent leurs voix pour appréhender l'avenir. Ils nous exhortent à ne pas céder au pessimisme ambiant et à relever avec courage et lucidité les nouveaux défis du XXIe siècle. Extrait 2/2.

Luc Ferry

Luc Ferry

Luc Ferry, philosophe et homme politique français, a été ministre de la Jeunesse, de l’Éducation et de la Recherche en 2002, dans le gouvernement Raffarin. Il est président délégué du conseil d'analyse de la société depuis 2004.

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Nicolas Bouzou

Nicolas Bouzou

Nicolas Bouzou est économiste et essayiste, fondateur du cabinet de conseil Asterès. Il a publié en septembre 2015 Le Grand Refoulement : stop à la démission démocratique, chez Plon. Il enseigne à l'Université de Paris II Assas et est le fondateur du Cercle de Bélem qui regroupe des intellectuels progressistes et libéraux européens

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Certains objecteront à Keynes que le thème de la fin d’un travail qui serait aboli par des innovations technologiques autant que sociales, non seulement n’est pas nouveau, mais qu’il a toujours été démenti dans l’histoire par la réalité des faits. On évoquera à titre d’exemple la révolte des luddites anglais en 1811 ou celle des canuts lyonnais de 1831, ces ouvriers tisserands qui s’en prennent aux machines à tisser et qui les saccagent, attendu que, de leur point de vue (et c’est compréhensible), elles ne font que détruire leurs emplois. L’automatisation, qui est en soi un progrès en ce qu’elle libère les êtres humains de tâches répétitives, fastidieuses et finalement dénuées de sens, n’en est pas moins pour eux l’image même de l’ennemi, de cet adversaire redouté qu’est le chômage. Peut-être crée-t-elle de nouveaux emplois (ne serait-ce que ceux d’autres artisans qui vont construire les machines ou des ouvriers qui les feront fonctionner), mais ils ne seront pas pour les luddites ni pour les canuts, car ils demanderont de tout autres compétences, ne seront pas forcément situés à proximité de leurs lieux de vie, etc. Voilà pourquoi, ceux qui, dans le processus de destruction créatrice, sont affectés par le moment de la destruction ne peuvent pas être rassurés par l’évocation du second moment, celui de la création, puisqu’il ne leur est que rarement destiné. Traduisons dans les termes d’aujourd’hui : il y a environ trois mille librairies en France et de grands risques qu’elles soient un jour ou l’autre, comme ce fut le cas pour les disquaires, attaquées de plein fouet par le commerce en ligne, notamment par Amazon, et qu’une grande partie d’entre elles soient ainsi « détruites ». Amazon crée sans doute d’autres emplois, et même en très grand nombre, mais ce ne sont pas les mêmes, et pour dire les choses simplement : très peu de libraires mis au chômage par les géants du Net iront travailler chez eux. 

Ce que les partisans du RUB, héritiers de Keynes ou d’Ellul répondront à cette objection est assez aisé à comprendre : ils feront valoir que la révolution du numérique, de l’intelligence artificielle et de la robotique change la donne, que les références et les arguments historiques sont obsolètes. Ils passent à côté du caractère inédit des nouvelles technologies liées à l’apparition des GAFA, et à leur extension mondiale, comme à celle des BATX chinois qui bouleversent l’histoire du travail comme jamais, donnant ainsi raison à Keynes. Jeremy Rifkin s’est fait le chantre de cette thèse dans La Fin du travail. Dans son dernier livre, il reprend le fameux thème en le mettant au goût du jour :

« L’envoi d’e-mails en quelques secondes dans le monde entier, à coût marginal de main-d’œuvre quasi nul, a porté un coup très dur aux services postaux de tous les pays. […] L’automatisation remplace le travail humain dans tout le secteur logistique. Amazon, qui est autant une société de logistique qu’un détaillant virtuel, se dote de véhicules intelligents automatisés et guidés, de robots automatisés et de systèmes de stockage automatisés dans les entrepôts et peut ainsi éliminer le travail manuel moins efficace à toutes les étapes de la chaîne de valeur logistique… Cet objectif est désormais en vue avec l’introduction des véhicules sans chauffeur… À eux seuls les États-Unis comptent aujourd’hui plus de 2,7 millions de chauffeurs routiers. Il est fort possible qu’en 2040, les véhicules sans conducteur fonctionnant à des coûts marginaux de main-d’œuvre quasi nuls aient éliminé une bonne partie des camionneurs du pays. […] L’automatisation, la robotique et l’intelligence artificielle éliminent le travail humain aussi rapidement dans les services, chez les cols blancs, que dans l’industrie et la logistique. Secrétaires, documentaristes, standardistes, agents de voyages, guichetiers de banque, caissiers et d’innombrables autres employés des services ont pratiquement disparu dans les vingt-cinq dernières années, car l’automatisation a réduit le coût marginal du travail à pratiquement rien. » 

De là aussi l’hypothèse défendue par certains économistes (mais pas par tous), selon laquelle nous pourrions assister désormais à une croissance sans emplois, à la montée en puissance d’entreprises du type Uber ou Airbnb, qui dégagent des profits colossaux sans pour autant créer du travail salarié dans la même proportion. Ces applications fonctionnent en effet pour l’essentiel sur le Net, avec des algorithmes puissants qui permettent une automatisation et une digitalisation quasi complètes du travail. La part de l’être humain, onéreux et souvent difficile à gérer socialement, se réduit sans cesse davantage. Il est donc tout à fait compréhensible que face aux progrès faramineux de la robotique et de l’intelligence artificielle, face à l’hypothèse qu’elles pourront remplacer nombre d’activités humaines, des esprits inquiets, mais peu habitués à prendre en compte plusieurs variables à la fois et donc enclins à se précipiter vers la pente la plus facile, en soient venus à plaider pour un revenu universel de base.

Le RUB vu de gauche

L’hypothèse du RUB, du moins dans sa version la plus courante, celle qui est en général défendue par la gauche de la gauche, part de la double hypothèse que nous venons d’exposer : non seulement nous serions sur le point de vivre la fin du travail rendu obsolète par la robotisation et l’intelligence artificielle, mais qui plus est, la valorisation de ce fichu travail serait elle-même l’effet d’une idéologie détestable, d’une imposture moderne aux multiples visages, capitaliste, nazi et stalinien. On trouvera cette double analyse parfaitement illustrée dans le petit livre d’Olivier Le Naire et Clémentine Lebon consacré au RUB. Sur le premier versant (la fin du travail), on y lit ceci, qui est directement inspiré des thèses de Rifkin :

« La robotisation gagne du terrain partout dans le monde. Caisses automatiques, chaînes de montage, ordinateurs aux algorithmes surpuissants, domotique et même bientôt la voiture autonome : les machines sont partout. […] En particulier depuis que le 10 février 1996 le super-ordinateur Big Blue a prouvé sa supériorité face au champion d’échec Gary Kasparov. Tandis que cinq millions de chômeurs se bousculent à Pôle emploi, nous sommes priés à la Poste d’affranchir et d’expédier nous-mêmes nos colis avec des automates, et dans les aéroports, d’enregistrer nous-mêmes nos bagages… Et ce n’est qu’un début. Depuis la mort du poinçonneur des Lilas de Gainsbourg, les petits métiers disparaissent aussi à vue d’œil et les gros soucis commencent. Adieu ouvriers, chauffeurs de taxi, artisans, et bientôt peut-être, agriculteurs, comptables, journalistes… Merci Big Brother ! »

Bien entendu, comme toujours dans ce type de littérature favorable à ce versant du RUB, on se hâte d’oublier les nombreux aspects du problème qu’il faudrait pourtant prendre en compte pour relativiser, voire infirmer les conclusions. Par exemple, on s’empresse de constater la disparition de certains métiers en brut, sans jamais tenir compte en net de ceux que les nouvelles technologies ont d’ores et déjà créés (je vais y revenir) ; ensuite, on part du cas français (un chômage élevé) pour incriminer les nouvelles technologies alors que les causes de nos maux sont ailleurs, notamment dans un marché du travail si rigide qu’il dissuade massivement l’embauche en même temps que dans un système de formation professionnelle tout entier conçu pour ceux qui ont un emploi au détriment des chômeurs – ce que prouve de manière éclatante le fait que sept pays d’Europe voisins du nôtre, à commencer justement par les plus innovants et les mieux dotés en nouvelles technologies, se trouvent pratiquement au plein-emploi. C’est le cas de la Suisse qui avec ses trois points de chômage nous donne une sacrée leçon tout en étant le pays régulièrement classé dans les enquêtes sur l’innovation comme l’un des plus innovants au monde, sinon le plus innovant, ce qui va diamétralement à l’encontre du pseudo-constat fait par nos deux auteurs ; enfin, ils semblent ignorer que les pays qui comptent le plus de robots aujourd’hui sont, aussi étrange que cela puisse leur paraître au regard des raisonnements simplistes, ceux dans lesquels le chômage est le plus faible, ce qui n’est pourtant pas difficile à comprendre : si l’innovation supprime des emplois, elle ne cesse aussi d’en créer, et le fait que certains disparaissent de son fait n’empêche en rien qu’au total le solde soit positif – la disparition du poinçonneur des Lilas, excellent exemple auquel nos deux auteurs auraient dû réfléchir davantage, n’annonçant pas plus que celle des canuts, l’avènement du chômage de masse.

Extrait du livre de Luc Ferry et Nicolas Bouzou, "Sagesse et folie du monde qui vient, comment s’y préparer, comment y préparer nos enfants ?", publié chez XO éditions.

A lire aussi sur Atlantico, un entretien avec les auteurs : Luc Ferry, Nicolas Bouzou : "Le pessimisme des intellectuels français est souvent l'avatar d'une haine du libéralisme"

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