Les Français se "droitisent-ils" vraiment autant que ce que diagnostique une certaine gauche intello-médiatique ? <!-- --> | Atlantico.fr
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58 % des Français estiment que "la France doit se protéger davantage".
58 % des Français estiment que "la France doit se protéger davantage".
©Reuters

Enquête Cevipof-JeanJaurès

Les Français seraient de plus en plus nombreux à estimer que le pays devrait davantage se protéger et qu'ils "ne se sentent plus chez eux comme avant", indique une enquête publiée par le Cevipof et Ipsos/Steria.

Atlantico : L'enquête publiée récemment par le Cevipof et Ipsos/Steria semble démontrer un "repli" des Français sur eux-même au fil des années. Ainsi 58 % d'entre eux estiment que "la France doit se protéger davantage", et 62 %, que "l'on ne se sent plus chez soi comme avant". Ces impressions, qui résultent certes de l'émotionnel, sont-elles entretenues par un pur fantasme ou sont-elles malgré tout connectées à une certaine réalité ? 

Laurent Chalard : Non, ces impressions ne relèvent pas uniquement du fantasme, même si nos concitoyens ont parfois tendance à noircir la réalité. Deux éléments majeurs expliquent le phénomène de repli sur soi.

Le premier est d'ordre démographique, en l'occurrence la diversification du peuplement de la France, produit de la poursuite depuis plusieurs décennies d'une immigration aux origines de plus en plus lointaines, mais aussi, facteur à ne pas sous-estimer, d'un différentiel de croît démographique. En effet, les populations immigrées ont des taux de natalité plus élevés que les populations déjà présentes sur notre territoire, du fait d'une structure par âge plus jeune et d'une fécondité en règle générale plus élevée. Le passage d'une France relativement homogène ethniquement au début du XX° siècle à une France multiculturelle  au XXI° siècle est source d'une insécurité culturelle certaine. 

Le second est d'ordre économique, le déclin relatif de la France dans un contexte de montée du reste de la planète ("the rise of the rest"), comme l'a montré le journaliste américain Fareed Zakaria. Désormais, notre pays est en concurrence avec le reste du monde et non juste avec les autres pays développés, ce qui est déstabilisant, en particulier pour les territoires qui ont longtemps vécu sur une rente. Dans un contexte mondialisé, les lendemains ne sont jamais assurés (toute activité économique est potentiellement délocalisable), ce qui est source d'incertitude, et donc de repli, la population idéalisant un passé révolu où la sécurité de l'emploi en particulier était assurée.

Aymeric Patricot : Le besoin de protection me semble surtout s'exprimer vis-à-vis de la mondialisation économique. Comment ne pas être frappé par l'annonce, renouvelée chaque jour, des fermetures d'usine et de la hausse du chômage ? Certes, la concurrence de pays dont la main d'oeuvre est moins chère ne suffit pas à expliquer cette dégringolade économique - d'autres pays avancés s'en sortent bien. Mais l'élite politique ne paraît pas avoir compris la façon d'aborder de manière sereine et efficace ce contexte de concurrence généralisée. La France semble bloquée sur une logique d'échec. D'autant que l'Europe promettait beaucoup et, il faut l'admettre, a échoué dans bien des domaines.

Quant à ceux qui "ne se sentent plus chez eux", ils témoignent d'une souffrance qui relève en partie du fantasme mais s'ancre aussi dans certaines réalités. Il faut évidemment condamner les manifestations de xénophobie, mais les anathèmes ne suffisent pas. Comment s'étonner que la diversification accélérée de la société française s'accompagne de tensions, de crispations ? Comment peut-on vouloir à la fois la diversité maximale et la paix des esprits ? Il ne faut pas être naïf. On peut souhaiter une société multiculturelle, mais il faut en payer le prix. Et le prix ce sont les doutes et les questionnements sur le "vivre ensemble", comme on dit aujourd'hui de manière assez laide. J'ai d'ailleurs tenté dans mon livre "Les Petits Blancs" de sonder quelques-uns des questionnement que suscite cette nouvelle société.

Le rejet de "l'autre" relevé par l'enquête est directement relié par les auteurs à la poussée électorale du Front National. Que faut-il penser de cette analyse ? N'y a-t-il pas un danger à rejeter sans cesse dans l'escarcelle du FN ces inquiétudes, d'autant plus lorsqu'elles sont corroborées par les faits ? 

Aymeric Patricot : Accuser une personne qui a peur, c'est refuser de reconnaître ses propres erreurs. C'est remplacer l'efficacité politique par la morale. Non, la France ne connaît pas un accès de xénophobie : elle voit simplement sa situation économique se dégrader et ne comprend pas toujours les bouleversements sociétaux. Le Front National est un symptôme plutôt qu'un mal, il est avant tout le miroir de l'échec des politiques menées depuis trente ans. Et puis, je ne suis pas sûr qu'il raflera tant de villes que ça en mars prochain...

Laurent Chalard : Il est évident qu'il existe un lieu entre les deux. Le Front National, à travers Marine Le Pen, a bien vu ce qui se déroulait et a adapté son discours en conséquence, en particulier sur le plan économique, quitte à rester dans une certaine ambiguïté, alors que les autres partis ont longtemps préféré ne pas aborder les sujets sensibles (la gauche n'a jamais assumé auprès de son électorat sa politique économique libérale, alors que la droite n'a jamais assumé auprès du sien sa politique d'immigration). Cependant, aujourd'hui, les grands partis républicains sont obligés d'accorder de l'importance à ces sujets, au risque sinon d'être balayés par une vague populiste.

En quoi ces inquiétudes seraient-elles d'ailleurs "de droite" ?

Aymeric Patricot : Elles sont considérées comme "de droite" quand on les analyse en termes de revendication culturelle, voire raciale. Mais n'oublions pas que le Parti communiste de Georges Marchais se prononçait ouvertement pour la fin de l'immigration à la fin des années soixante-dix. Pour lui, le statut des ouvriers ne pouvait être défendu que dans un cadre national. Il ne fallait pas être dupe des manipulations de la classe patronale qui avait intérêt à mettre en concurrence les mains d’œuvre. Depuis les années 80, la gauche s'est convertie à un certain libéralisme : il fallait dépasser le cadre des nations sous prétexte d'efficacité économique mais aussi de lutte contre la xénophobie. On a confondu, encore une fois, l'économie et l'anti-racisme. Curieux internationalisme, dépouillé par exemple de toute réflexion sur la sauvegarde des acquis sociaux... Pas étonnant qu'une partie des électeurs du PC aient migré vers le FN, ni qu'un électorat de plus en plus large ait du mal à comprendre le nouveau jeu des partis.

Laurent Chalard : La question peut se poser, dans le sens que les ultra-libéraux, rarement de gauche en France, sont plutôt favorables à l'immigration dans une optique de croissance économique, alors que le parti communiste a longtemps été opposé à l'immigration qui, selon ses dirigeants, entraînait une baisse des salaires des ouvriers déjà présents. Ces inquiétudes relèvent donc plus d'une crise identitaire nationale dans un contexte mondialisé, qui touche toutes les opinions politiques.

En quoi la progression de ces sujets auprès de l'opinion est-elle le résultat de plusieurs décennie de confiscation et de caricaturisation par les responsables politiques, et notamment la gauche, de débats sensibles comme l'immigration et l'Europe au profit des extrêmes politiques ?

Aymeric Patricot : Pendant vingt ans, il n'a pas été possible de débattre de l'immigration sans se faire taxer de racisme: l'immigration était forcément bonne pour le pays, à la fois d'un point de vue économique, démographique et moral. Cela se défend, bien sûr. Mais il faut au moins pouvoir discuter des conditions d'accueil et du sens que cela représente pour le pays. Il n'est jamais bon d'interdire le débat. On peut à la fois reconnaître les bienfaits de l'immigration et réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour qu'elle soit bénéfique pour chacun. Les oukases, les dénis, les tabous créent des rancœurs. Il faut également reconnaître que, si les effets de l'immigration restent globalement positifs, il faut savoir regarder en face les difficultés qu'elle pose et les tensions qu'elle peut engendrer à plus ou moins long terme.

Laurent Chalard : A gauche comme à droite, nos dirigeants n'ont jamais réellement assumé auprès de l'opinion publique les politiques menées, que ce soit sur le plan migratoire ou sur le plan économique, sachant leur impopularité. Plutôt que de dire la vérité et de permettre l'émergence d'un débat s'exerçant dans la sérénité, comme ce fut le cas chez notre voisin allemand, ils ont préféré appliquer la "politique de l'autruche". A l'arrivée, une partie de nos concitoyens se sentent trompés par nos dirigeants et se tournent donc vers des partis extrémistes dont le discours leur paraît plus proche de leurs préoccupations et/ou tout simplement en guise de bras d'honneur.

Ce "repli" peut-il aussi s'expliquer par un sentiment d'abandon, quand on sait que 87 % des Français estiment que les hommes politiques ne s'occupent pas de leurs problèmes  ?

Aymeric Patricot : Je pense que la classe politique a laissé s'installer dans le pays, depuis trente ans, un chômage important, et qu'elle en paie aujourd'hui le prix. D'autres pays connaissent des taux de chômage deux fois moindres : il est possible d'atteindre ces résultats en France ! Mais le fatalisme, la paresse, le mépris parfois, ont laissé se creuser l'incompréhension. Si des gens ne votent plus, c'est qu'ils ont vu la précarité s'installer dans les familles sans que cela n'émeuve grand monde.

Laurent Chalard : Il y a un très fort sentiment de déconnexion avec les élites, d'autant plus que cette déconnexion est de plus en plus territoriale, avec d'un côté des grandes métropoles multiculturelles qui s'en sortent plutôt bien, à l'exception des banlieues à forte concentration de populations immigrées, alors que les autres territoires souffrent beaucoup plus, spécifiquement ceux dont l'économie est insuffisamment diversifiée et repose sur l'industrie.

Voir aussi : "87% des Français estiment que les responsables politiques ne se préoccupent pas de ce qu'ils pensent : la part de responsabilité de la crise et celle de l'épuisement du système"

Faut-il en déduire que le mouvement de droitisation souvent évoqué est une mauvaise analyse des tendances politiques françaises actuelles ?

Aymeric Patricot : Je ne pense pas qu'on observe effectivement une réelle droitisation. Rejet des élites, ça c'est sûr. Manifestation de forces conservatrices qui ont par ailleurs toujours existé, peut-être. Déception profonde vis-à-vis des partis au pouvoir, c'est certain. Mais si l'on faisait vraiment la liste des valeurs estampillées à droite, je ne pense pas qu'elles recevraient plus d'assentiment qu'il y a trente ans. A de nombreux points de vue, la société s'est même modernisée et pourrait paraître bien plus à gauche qu'une génération plus tôt.

Laurent Chalard : Le problème vient surtout de l'expression "droitisation", qui ne signifie pas grand-chose, faute de définition précise. Si l'on prend la définition la plus communément utilisée, un regain de conservatisme auprès de nos concitoyens, rien ne prouve que le processus existe. Par exemple, au niveau de la religion, toutes les enquêtes montrent que le pourcentage de personnes se déclarant sans religion progresse et l'opposition la plus vive à l'islam provient des rangs des laïcs, traditionnellement plutôt de gauche. Les choses apparaissent donc plus complexes. Nous assistons à une recomposition du paysage socio-politique français, au-delà des clivages idéologiques traditionnels (pensons au cas Dieudonné), qui n'est probablement pas encore arrivée à son terme.

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