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Les Français (et les politiques) confrontés à l'inconfort extrême d'un sentiment d'impuissance après les attentats
©REUTERS/Pascal Rossignol

Etat de choc

Le discours prononcé par François Hollande juste après l'attentat de Nice a consisté à faire croire à la puissance de la réaction, alors que celle-ci est, dans les faits, demeurée inexistante depuis lors.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Suite à l'attentat survenu le 14 juillet à Nice, et au cours de sa première intervention, François Hollande a pu utiliser une rhétorique proche du commentaire, au travers des mots "horreur, massacre, tuer, écraser, enfants, urgence absolue, terroriste, violence absolue, fléau, abattu, fanatiques, éplorée, blessés, terrorisme islamiste, France affligée, France horrifiée, monstruosité". En quoi l’enchaînement de ces mots peut-il révéler l'impuissance de l’exécutif par rapport à l'acte commis ? 

Jean Petaux : Quand il prend la parole, vers 3h30-4h00 du matin que peut dire de plus ou que peut dire d’autre le président de la République ? La question qu’il conviendrait de poser est celle-ci : pourquoi parle-t-il ? Il semble qu’une forme de rituel a été mise en place désormais après chaque attentat. Cela ne date pas de François Hollande d’ailleurs, ni du 7 janvier 2015 avec Charlie Hebdo, mais déjà sous Nicolas Sarkozy lors de l’attentat de Merah contre l’école Ozar Hatorah, le président de la République était intervenu publiquement. Cette "coutume" est inutile, dangereuse et vaine. Tout comme le "transport" immédiat sur place de telle ou telle autorité est une action contre-intuitive. Tous les acteurs de la chaîne des secours, tous les responsables sur le terrain, le confirment (et cela depuis des décennies) : la venue de telle ou telle autorité ministérielle sur les lieux de l’action ne fait que compliquer les choses et rajoute du stress là où il n’est pas besoin d’en rajouter. Alors pourquoi ces pratiques ? Pourquoi ces discours ? Tout simplement pour faire croire que l’action est là. Nous sommes en présence de ce que John L. Austin appelle des "actes de langage" dans son livre dont le titre français dit bien ce qu’il veut dire : Quand dire c’est faire. En anglais c’est encore plus clair : How to do things with words (littéralement : Comment faire des choses avec des mots).

Ces discours ne traduisent pas l’impuissance, ils sont là pour faire croire à la puissance de la réaction : si le chef de l’Etat s’adresse au pays à 3h30 du matin, c’est que la réaction est exceptionnelle. Le principal problème, c’est que désormais cela ne suffit plus. Lors des événements qui ont frappé le Stade de France, les terrasses des cafés de Paris et le Bataclan, le chef de l’Etat a convoqué un Conseil des ministres en pleine nuit et a pris la parole à deux reprises cette même nuit du 13 au 14 novembre. Cela traduisait le caractère exceptionnel alors de la réponse (à défaut de riposte). Cette fois-ci, quoi faire d’autre que ce qui a déjà été fait ? L’inflation de la sur-réaction présidentielle trouve ici ses limites. Et, forcément, les mots deviennent uniquement des mots de compassion et le vocabulaire qui est employé ne peut plus être qu’un répertoire narratif et descriptif. Jusqu’à ce que l’on entende une prochaine fois un discours qui en rappellera un autre : "Contre le terrorisme… on a tout essayé".

De la même façon, le président a pu indiquer "Nous allons renforcer nos actions en Syrie et en Irak. Nous allons continuer à frapper ceux qui nous attaquent dans leur repaire". Pourtant, au moment où ces mots sont prononcés, aucun fait autre que des suppositions, ne permet de faire un lien entre l'acte commis et l'Etat Islamique. L'Etat de sidération provoqué par l'attentat suffit-il à expliquer une telle réaction ? Que révèle cette situation ?

L’annonce d’une frappe renforcée par l’envoi de "conseillers militaires " (terme généralement utilisé pour ne pas nommer les "forces spéciales") aux côtés des forces gouvernementales irakiennes dans l’assaut sur Mossoul n’est pas consécutive aux attentats du 14 juillet au soir à Nice. Cette annonce est une des réponses aux questions posées au président de la République ce même 14 juillet à 13h15, soit 10 heures avant les faits. Que le président répète cette information et la lie aux tragiques événements de Nice survenus quelques heures avant son intervention en pleine nuit ne change rien à l’affaire. Il est évident que l’attentat commis à Nice est un acte de la guerre asymétrique que l’Etat islamique, ou AQMI, ou n’importe quel groupe salafiste mène contre l’Occident et, plus particulièrement, contre la France. Attendre une quelconque revendication ne change rien à l’affaire. Donc ce n’est pas du tout un "état de sidération" qui explique la formule du président de la République. Le problème qui se pose est bien plus compliqué hélas. L’auteur du terrible carnage de Nice n’est pas allé combattre en Irak ou en Syrie. Il n’était même pas fiché "S" (ce qui, au passage, rend totalement stupides et ineptes les propos des gens de droite qui disent qu’il faut "enfermer" les "fichés S" par mesure préventive). Donc, par définition, comment anticiper face à de telles conduites ? Encore une fois l’action-réaction (puisqu’il faut qu’il y en ait une sinon les critiques vont être encore plus fortes) ne peut se concentrer que sur ce qui est objectivable au sens de "devenir un objectif" (militaire) : les "djihadistes dans leur repaire". Cela pourra avoir un réel impact : Daesh ne cesse de reculer depuis des mois sous les coups de boutoir de la coalition occidentale et surtout grâce à l’intervention russe en Syrie ; plus de 40 chefs djihadistes ont été "neutralisés" dont une bonne partie par les services secrets français d’ailleurs,  mais cela n’aura évidemment aucun effet sur le loup solitaire qui part de chez lui en vélo, met son vélo dans un camion loué trois jours plus tôt et fonce sur la foule avant de se faire abattre.

Cependant, face à une impuissance politique, comment un chef de l'Etat est-il susceptible de pouvoir réagir de façon "appropriée", notamment lors de circonstances aussi tragiques que celle de l'attentat de Nice ?

La seule réaction possible, immédiate, est celle qui consiste à "faire face". A montrer aux Français que l’Etat tient debout et qu’il protègera ses ressortissants. Il faut donc essentiellement produire des signes, des symboles, dire des mots qui vont dans ce sens. Afficher du "spectaculaire", de "l’extra-ordinaire". En janvier 2015, François Hollande comme chef de l’Etat l’a bien fait. Et les Français lui ont montré (brièvement mais ils l’ont fait clairement) qu’ils lui étaient reconnaissants d’avoir fait cela. En novembre 2015, face à des attentats d’une toute autre nature, François Hollande a aussi convaincu qu’il tenait fermement la barre. L’hommage unanime qu’il a reçu de la part de toute la représentation parlementaire lors de son discours devant le Congrès réuni à Versailles, le 16 novembre, a été la marque qu’il avait su trouver les mots et les gestes qu’il fallait. Mais tout cela a terriblement "vieilli" en 8 mois. Ce qui est frappant aujourd’hui, moins de 24 heures après la tragédie survenue à Nice, c’est de constater qu’il n’y a aucune "trêve", aucun "répit" laissé au président de la République et à l’exécutif. Sans doute l’effet "présidentielles 2017" et "primaires" vient-il interdire toute forme, même minimale, de "délai de décence".

Dès la matinée du 15 juillet, les critiques ont commencé à fuser. La plus médiocre est celle émanant de Christian Estrosi qui ose demander comment "un tel camion a-t-il pu arriver sur la Promenade des Anglais, piétonnisée" ? C’est lui le vrai maire de Nice, encore aujourd’hui. C’est donc lui et son "faux-nez" qui sont en charge de l’ordre public sur le territoire de leur ville, qui autorisent un feu d’artifice rassemblant des dizaines de milliers de personnes au bord de la Baie des Anges et c’est ce même Estrosi qui s’interroge sur l’absence de mesures de protection ? Même un débutant en matière de sécurité sait que face à un engin de 19 tonnes lancé à 80 km/h, des blocs de béton placés en "chevrons" sont à peine efficaces.  La meilleure preuve, c’est que ces mesures de protection autour du siège de la délégation de l’ONU à Bagdad le 19 août 2003 n’ont pas empêché l’explosion d’un camion piégé et la mort de Sergio Vieira de Mello et d’une quinzaine de membres de son équipe. Il n’y a qu’Henri Guaino pour proposer que les militaires affectés à l’opération Sentinelle disposent de lance-roquette RPG pour arrêter les camions-fous… Tout cela ne rime à rien. Sauf à une chose : à renforcer la position de Daesh et de ses "franchisésés" sur le terrain de la guerre que mènent les djihadistes en Occident quand ils sont en train de perdre la bataille sur le terrain proche-oriental. En Occident il leur faut sidérer les sociétés civiles, les fracturer en provoquant une guerre civile entre musulmans et non-musulmans, discréditer les équipes politiques au pouvoir ou en passe d’y (re)venir pour amener à la tête des exécutifs occidentaux des "va-t-en guerre" qui n’auront pas les moyens de leurs intentions. Et qui seront, à leur tour, balayés par des opinions publiques versatiles, inaptes à produire un effort de guerre totale pendant quatre ou cinq ans. Ces fruits mûrs, les djihadistes dans leurs délires, pensent ne pas avoir à les cueillir : ils devraient tomber tout seuls.

Depuis vendredi, les réactions de l'opposition, et notamment celles d'Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, sont plutôt hostiles à l'action gouvernementale. Ce dimanche soir sur TF1, l'ancien président de la République a affirmé "Nous sommes en guerre, une guerre totale (...). Donc je vais employer des mots forts : ça sera eux ou nous." Qu'est-ce qui démarque véritablement cette rhétorique de celle du gouvernement ? (NB: cette question a été posée à Jean Petaux le dimanche 17 juillet, tandis que les trois questions précédentes lui ont été posées moins de 24 heures après l'attentat de Nice)

Précisément la différence n’est pas flagrante… Dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, répondant, déjà à vos questions, j’avais eu l’occasion d’écrire que cette expression, "nous sommes en guerre", n’était pas satisfaisante et traduisait une forme de paresse intellectuelle et conceptuelle qui consistait à "rabattre" la situation sur une "catégorie" connue : la guerre ; alors que notre pays, l’Europe et l’Occident tout entiers, étaient confrontés à autre chose qu’une "guerre". Que Nicolas Sarkozy, dont les propos, les discours, les postures sont, aujourd’hui, très largement produits en fonction de "l’étalon-primaires", use de la même rhétorique "guerrière" que celle du gouvernement n’est donc pas du tout surprenant. Depuis la première prise de parole de Christian Estrosi, le 15 juillet au matin sur les antennes, la droite est engagée dans une auto-concurrence aussi indigne qu’indécente. Elle risque à terme d’avoir à en payer le prix fort. La moindre des choses, dans ce genre de situation, consiste à respecter les victimes et le deuil de leurs proches sans immédiatement chercher à doubler ses concurrents dans une sordide compétition interne. Ceux qui se sont abstenus de toute déclaration et qui ont eu l’intelligence de ne pas faire dans la surenchère sont très peu nombreux : François Fillon, Bruno Le Maire et NKM sont de ceux-là. On en a connu d’autres mieux inspirés. Que Nicolas Sarkozy se comporte comme il l’a fait encore ce dimanche soir est bien dans son style, hélas. Déjà, juste après le 7 janvier 2015, il était manifeste qu’il piaffait d’impatience d’en découdre avec le gouvernement, récusant la notion-même "d’union nationale". Au lendemain du 13 novembre il a été un des tout premiers à "rompre" le silence des morts. Cette fois-ci il fait d’autant moins dans la dentelle qu’il lui faut reprendre l’initiative sécuritaire et ressortir le costume du "Sarko 1er flic de France" qui lui a fort bien réussi entre 2002 et 2007.

En réalité, pas plus que le gouvernement actuel, l’opposition (la droite et l’extrême-droite… ne parlons même pas de l’opposition de gauche aux abonnés absents depuis le 14 juillet, 23h30) n’est en mesure de présenter une réponse adéquate aux attentats. Dire que "nous sommes en guerre" nécessite d’instaurer un "état de guerre" (qui n’est même pas codifié aujourd’hui dans notre droit) où des mesures telles que la censure, le couvre-feu, l’interdiction de toute manifestation publique, la mobilisation des Français en âge de combattre, l’autorisation de pouvoir contrôler toute personne en toute heure et en tous lieux, seront autant de mesures prises ou à prendre. Si elles ne sont pas mises en place (avec par exemple au plan constitutionnel l’instauration de l’article 16) et elles ne le seront évidemment pas, alors il ne faut pas faire croire aux Français que nous sommes en guerre. Il ne faut pas dire que "c’est une guerre totale, longue et difficile", comme le disent aussi bien Manuel Valls que Nicolas Sarkozy. Nous sommes depuis le 13 novembre sous le régime de "l’état d’urgence"… Un "état d’urgence" où plus d’une douzaine de manifestations sociales et syndicales ont eu lieu dans toutes les grandes villes de France contre la loi El Khomri ; où des centaines de milliers de personnes se sont réunies pendant l’Euro 2016 ; où des festivals géantes comme "Les Vieilles Charrues" ont lieu et où les fêtes de Bayonne qui doivent rassembler près d'1 million de "festayres" sur plusieurs jours vont sans doute être maintenues… Qu’est-ce que cela signifie ? De quel "état d’urgence" parle-t-on ici ? Quelle est son efficacité ? A qui veut-on faire croire que la "mobilisation générale" est décrétée ?

Toutes les mesures préconisées par les uns et les autres depuis des mois se révèlent aussi creuses que vides de sens. Elles sont de pures formules rhétoriciennes. La déchéance de nationalité pour les "bi-nationaux" ? L’auteur de l’attentat de masse de Nice était "seulement" Tunisien. Interner administrativement tous les titulaires d’une "fiche S" ? Bouhlel n’en avait pas… Fouiller toutes celles et tous ceux qui ont assisté au feu d’artifice depuis la "Prom" ? L’assassin n’avait pas de bombe sur lui… Il avait des flingues en plastique et "juste"… entre ses mains une arme redoutable : un 19 tonnes lancé à 80 kms/h… Bref : on le voit clairement. Les attentats sont désormais (et ne vont cesser de l’être jusqu’à la présidentielle de 2017) instrumentalisés à des fins purement électorales. Leurs auteurs (ou leurs commanditaires) l’ont parfaitement compris. Si le "personnel politique" français ne se montre pas à la hauteur du défi que le contexte d’hyperviolence pose désormais, alors il est clair que ces mêmes acteurs politiques vont tomber, dans leur ensemble, dans le piège tendu par les djihadistes : la perte totale de respect et de crédibilité de la part de l’ensemble de la société française qui n’aura d’autres ressources que de s’en remettre à elle-même pour tenter de régler la situation. Bien évidemment elle n’y parviendra pas. C’est alors qu’apparaitra le spectre de la guerre civile.

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