Les Français derrière les patrons, effet Hollande ou effet Gattaz ? Quand la libéralisation de la France se fait par l'absurde<!-- --> | Atlantico.fr
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Les Français soutiendraient toutes les revendications les plus importantes du Medef.
Les Français soutiendraient toutes les revendications les plus importantes du Medef.
©REUTERS/Philippe Wojazer

Bizarre, comme c'est bizarre

Selon le baromètre mensuel de l'économie Odoxa dévoilé jeudi 4 décembre, les Français soutiendraient largement les organisations patronales et leurs revendications. Un indicateur à prendre toutefois avec de nombreuses précautions.

Gérard Thoris

Gérard Thoris

Gérard Thoris est maître de conférence à Sciences Po. il a notamment rédigé une Analyse économique des systèmes (Paris, Armand Colin, 1997), contribue au Rapport Antheios et publie régulièrement des articles en matière de politique économique et sociale (Sociétal, Revue française des finances publiques…).

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Hervé  Joly

Hervé Joly

Hervé Joly historien et sociologue, est directeur de recherche au CNRS, laboratoire Triangle, université de Lyon. En 2013, il a publié Diriger une grande entreprise au XXe siècle : l'élite industrielle française (Tours, Presses universitaires François-Rabelais). Son dernier ouvrage : Les Gillet de Lyon. Fortunes d’une grande dynastie industrielle. 1838-2015 (Genève, Droz, 2015)

 
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Atlantico : Selon le baromètre de l’économie Odoxa de décembre dévoilé jeudi (voir ici), les Français soutiendraient toutes les revendications les plus importantes du Medef, sauf une. Dans le même temps, 64 % d’entre eux estiment que les organisations patronales ont raison de se mobiliser pour manifester ce qu’ils appellent "leur souffrance et leur ras le bol" contre la politique du gouvernement. En quoi peut-on dire que c’est plus un rejet du gouvernement et de sa politique que les Français expriment, et moins un attachement à des valeurs libérales et aux idées avancées par le patronat ? Quelles sont les autres limites de ce baromètre  ?

Gérard Thoris : La signification d’un sondage est déterminée par les questions posées. Il est donc présomptueux de procéder à des extrapolations. Ainsi, 64 % des Français estiment que "les organisations patronales ont raison de se mobiliser contre la politique du gouvernement". A dire vrai, sauf erreur, ils diraient la même chose de n’importe quelle manifestation contre la stagnation des salaires, les augmentations d’impôts, l’absence d’horizon en ce qui concerne le recul du chômage. Cela n’a rigoureusement rien à voir avec les idées (et non les valeurs) libérales. C’est d’autant plus vrai que, sous cette moyenne, le clivage "gauche-droite" reste particulièrement marqué : 63 % des sympathisants de gauche ne partagent pas l’idée que les organisations patronales puissent ressentir une quelconque "souffrance" ou aient des raisons d’en avoir "ras-le-bol".

Les thèmes retenus n’engagent d’ailleurs aucunement une vision libérale de l’économie. Qu’on en juge : 71 % des sympathisants de droite et 92 % des sympathisants de gauche sont favorables à l’idée d’"imposer des représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises". L’idée n’est pas nouvelle puisqu’elle date des lois Auroux (août 1982) pour ce qui concerne les entreprises nationalisées et du rapport Gallois (novembre 2012) pour les grandes entreprises. Une vraie question que l’on aurait pu poser aux Français concernés par les lois Auroux serait de savoir si cela a changé quelque chose à leur implication et à leur participation au pouvoir de décision dans l’entreprise dans laquelle ils travaillent.

Les autres thèmes relèvent d’un éventuel ajustement dans le système extrêmement régulé qui règle les relations sociales en France aujourd’hui. On insiste ici sur "le compte pénibilité" et nul ne doute qu’il soit difficile à mettre en place. Les Français concernés doivent être assez peu nombreux pour que leur voix ne s’entende que modérément dans ce sondage. Mais il n’y a pas de conclusion particulière à en tirer. D’ailleurs, si la loi est maintenue, quel parti de droite proposera de la rapporter ?

Enfin, c’est assez étrange qu’un sondage pose la question de savoir si "le Premier ministre Manuel Valls mène une politique économique trop favorable aux dirigeants d’entreprise". Apparemment, le rédacteur du sondage ne fait pas la différence entre la personne morale de l’entreprise et la personne physique du dirigeant. Même s’ils se plaignent en tant que citoyens et contribuables, les dirigeants d’entreprise ne sont généralement pas à plaindre.

La question porte sur le taux de marge des entreprises et là les choses sont bien différentes. Par ailleurs, il serait assez surprenant que les sondés puissent citer une seule mesure de soutien aux entreprises dont Manuel Valls soit l’auteur. Le Pacte de responsabilité et de solidarité préexistait à sa prise de fonction. Il est inefficace mais notre Premier ministre a bien expliqué qu’il "maintenait le cap". Nous sommes bien dans la République du verbe et l’institut de sondage concerné ne fait même pas la différence entre une mesure de politique économique et un discours de politique générale, voire un discours général sur la politique économique.

Hervé Joly : Ce baromètre repose d’abord sur un sondage par Internet, une méthode qui n’est pas pratiquée par tous les instituts et qui reste contestée, dans la mesure où on ne sait jamais qui répond effectivement et avec quelle motivation. Même si l’échantillon est présenté comme représentatif selon les variables habituelles, il peut surreprésenter ceux qui sont intéressés par un tel questionnaire économique ou qui ont envie de se défouler en exprimant leur mécontentement. La question générale sur les raisons qu’auraient les organisations patronales à se mobiliser est très biaisée, dans la mesure où l’évocation de "leur souffrance et [de] leur ras le bol" peut susciter de l’empathie chez les nombreux sondés mécontents de la politique du gouvernement, sans que pour autant ceux-ci s’alignent sur les positions du patronat. Sur l’appréciation de la politique du gouvernement à l’égard du patronat, les réponses sont en revanche réparties en trois tiers presque équilibrés (trop favorable 32 %, équilibrée 28 %, pas assez favorable 39 %), ce qui peut s’interpréter de manière contradictoire, selon la manière dont on associe les "ni-ni" à un camp ou à un autre. Enfin, les propositions que les personnes interrogées ont à apprécier sont formulées de manière un peu spécieuse. La première est la seule qui aille à l’encontre des thèses patronales ("Imposer des représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises") ; or elle rencontre curieusement l’assentiment de 81 % des Français ! La seconde, très sommaire ("Alléger la fiscalité des entreprises") fait, dans un sens pourtant inverse, un score voisin (77 %) ! Les sondés ont dû surtout être attirés par l’aspect allègement de la fiscalité… sans nécessairement penser qu’alléger la fiscalité des entreprises risque d’impliquer un transfert vers celle des particuliers, ou une baisse des prestations sociales associées… La question sur la prise en compte de la pénalité pour les retraites est rédigée de manière biaisée en ne mettant l’accent que sur l’obligation de « revoir leurs fiches de paie », ce qui a pu être compris comme risquant d’impliquer une baisse des salaires. Enfin, les deux dernières questions sur l’obligation des salariés en cas de cession et les seuils d’effectifs sont très techniques, et ont pu être mal comprises. De manière générale, l’idée de remettre en cause des obligations est connotée positivement par des personnes qui ont envie d’exprimer leur mécontentement.

Un sondage Ipsos pour Le Monde paru en décembre 2013 (voir ici) révélait que 43 % des Français faisaient confiance aux entreprises pour relancer la croissance économique de la France, contre seulement 14 % à la droite, 13 % à l’Etat et 6 % à la gauche. Comment expliquer cette confiance aux entreprises bien plus développée que la confiance envers les politiques et les institutions ?

Hervé Joly : C’est devenu aujourd’hui un lieu commun de considérer que ce sont les entreprises qui créent l’essentiel des emplois, cela ne fait plus guère clivage entre la gauche et la droite. Par ailleurs, tous les gouvernements successifs sont impopulaires et les leaders politiques largement discrédités. Il n’est donc pas étonnant qu’il se trouve 43 % des sondés pour choisir l’item "entreprises", sachant que le total est loin d’atteindre 100 % et qu’il doit donc s’en trouver d’autres pour déclarer ne faire confiance en personne !

Gérard Thoris : Sauf erreur, ce sondage apportait une information réellement nouvelle. Là encore, la prise en considération du contexte économique laisse entendre qu’il ne faudrait pas trop extrapoler. De plus, la question porte sur la croissance économique et non sur des mesures de réglementation concernant la vie de l’entreprise. Deux faits nouveaux doivent néanmoins être pris en compte. En premier lieu, à la date du sondage, la promesse infiniment répétée par le Président François Hollande, d’inverser puis seulement d’infléchir la courbe du chômage ne s’est pas réalisée. La déception est à la hauteur des promesses. Il est possible que les Français aient perçu les limites de la politique budgétaire. Après tout, l’effet Ricardo – qui estime que l’emprunt n’est qu’un impôt différé – date du XIX° siècle !

En second lieu, le MEDEF cesse d’être dirigé par la très consensuelle Laurence Parisot, issue des services et très certainement soutenue par le CAC40. A sa place, un homme de l’industrie et un dirigeant propriétaire. Chacun sait que les entreprises du CAC40 n’ont jamais été touchées réellement par les hausses du SMIC et que les dirigeants ont trouvé des accommodements avec l’ISF. Certes, il y a des arguments de nature économique mais enfin, qui croira que le transfert à Londres des services de gestion de la trésorerie de Total est indépendant de la taxation des hauts salaires en France ? Ce genre d’ajustement est bien trop onéreux pour les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). En conséquence, au moment où le réel paraît échapper à l’action de l’État, il se découvre derrière le visage laborieux du patron du MEDEF.

Selon le baromètre Cevipof de décembre 2013 sur la confiance politique (voir ici), 59 % des Français estiment que l’Etat doit faire confiance aux entreprises et leur donner plus de liberté pour faire face aux difficultés économiques alors qu’ils étaient 41 % à le faire en octobre 2011. Les Français en ont-ils toutefois vraiment fini avec leur allergie au libéralisme ?

Hervé Joly : La notion de liberté est naturellement connotée très positivement. De manière générale, les personnes interrogées approuvent plutôt cette idée de liberté d’entreprendre. Une telle réponse peut très bien réunir les sympathisants restants du gouvernement actuel, qui ne tient pas un discours très différent, que des personnes proches de la droite ! Si l’on posait la question plus concrètement, par exemple sur le renforcement de la liberté pour un patron de licencier ses salariés, de les faire travailler avec des horaires flexibles ou de leur payer un salaire inférieur aux grilles de la branche, il est probable que les réponses seraient différentes.

Gérard Thoris : Dans leur majorité, les Français adhèrent au libéralisme philosophique. C’est absolument clair dans le soutien qu’ils ont donné à la loi Taubira. Tout au plus peut-on considérer que les manifestations qui ont accompagné le débat démocratique n’ont pas débouché en termes politiques. Rien ne dit que, économiquement, ils ne sont pas favorables à l’économie de marché. Tout au plus peut-on considérer que les institutions qui sont censées les accompagner dans l’encadrement légitime de la liberté économique sont contrôlées par des syndicats qui ne représentent qu’eux-mêmes. D’ailleurs, au passage, ce sont eux qui ont négocié la "loi de pénibilité" pour contourner l’allongement de la durée du travail destiné à soutenir la pérennité des régimes de retraite. Dépossédés de la possibilité même de gérer leur assurance sociale et leur régime de retraite, on comprend immédiatement qu’ils protesteront véhémentement lorsqu’il s’agira d’en équilibrer les comptes. On conclura alors immédiatement, sondage à l’appui, qu’ils rejettent le libéralisme !

Un sondage réalisé par l’Ifop en avril dernier (voir ici) révélait que si 57 % des Français aiment le terme libéralisme ; ils étaient 70 % en septembre 1999. Comment analyser les contradictions soulevées dans les différents sondages et baromètres en ce qui concerne l’adhésion au libéralisme ?

Hervé Joly : Outre le fait que de telles variations peuvent n’être que des artéfacts liés à l’évolution des techniques utilisées par les instituts, ou au caractère aléatoire des résultats produits, le libéralisme est une notion abstraite et ambiguë, selon qu’on se situe dans le domaine économique ou dans celui des mœurs. Les sondés ne répondent donc pas nécessairement de la même manière que si on les interroge sur la liberté d’entreprendre.

Même si les Français semblent soutenir les propositions du Medef, en quoi peut-on dire que cette apparente adhésion au libéralisme version Medef ne reflète pas la réalité ? Les Français sont-ils finalement convertis à une mauvaise analyse du libéralisme ?

Hervé Joly : Les revendications du MEDEF, quels que soient les effets éventuellement positifs que leur mise en œuvre pourrait avoir à long terme sur l’économie, impliqueraient à court terme, comme le montre leur application partielle en Espagne ou en Grande-Bretagne par exemple, des sacrifices douloureux pour une partie de la population qui ne se réduit pas aux seuls fonctionnaires, mais englobe tous les détenteurs d’emplois stables ou protégés. Le possible retour à l’emploi de quelques uns se paierait assez cher pour beaucoup d’autres. C’est une conception de la solidarité nationale à laquelle les Français ne sont pas nécessairement disposés.

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