Les black blocs ont-ils réellement joué un rôle au sein du mouvement des Gilets jaunes ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Social
Thierry Vincent publie « Dans la tête des black blocs : Vérités et idées reçues » aux éditions de l’Observatoire.
Thierry Vincent publie « Dans la tête des black blocs : Vérités et idées reçues » aux éditions de l’Observatoire.
©Alain Jocard / AFP

Bonnes feuilles

Thierry Vincent publie « Dans la tête des black blocs : Vérités et idées reçues » aux éditions de l’Observatoire. Qui sont les Black Blocs ? Comment s'organisent-ils ? Quels sont leurs mots d'ordre ? Extrait 1/2.

Thierry Vincent

Thierry Vincent

Journaliste free-lance après avoir travaillé douze ans à Canal+, Thierry Vincent réalise des documentaires pour France 2, Canal+, M6 et France 4, et écrit des articles pour L’Obs, Blast, Marianne, Le Monde diplomatique et La Chronique d’Amnesty International.

Voir la bio »

Ce 17 novembre 2018, le sommet de l’État est tétanisé et les syndicats stupéfaits. Un peu partout en France, 280 000 personnes manifestent ou occupent des ronds-points, jusque dans les plus petites bourgades de quelques milliers d’habitants. « Ce n’est pas la manifestation qui déborde, c’est le débordement qui manifeste », selon la formule employée par le média d’extrême gauche Lundi matin. Près de 300 000  participants, un chiffre rare‑ ment atteint dans les mobilisations sociales. Et pourtant, aucun appel des syndicats ou des partis politiques, une protestation massive organisée sur les réseaux sociaux. Inédit.

Le gouvernement, comme du reste les partis politiques, n’avait rien vu venir. Taxe et essence, le mélange est hautement inflammable. Une taxe carbone qui promettait de faire augmenter le prix du carburant, et la France s’embrase. Les Gilets jaunes sont souvent des primomanifestants, peu politisés, issus des classes moyennes paupérisées, ou craignant de l’être. Monsieur et Madame Tout-le-monde. Inédit aussi pour une mobilisation contre le pouvoir, la manif parisienne se déroule sur les Champs-Élysées, au cœur des quartiers les plus riches de Paris. « En  fait, il y avait beaucoup de provinciaux qui ne connaissaient de Paris que les Champs-Élysées », explique Giovanni, un activiste du bloc, présent dans ces manifs depuis le début.

Au départ, les Gilets jaunes sont loin de faire l’unanimité parmi les hommes et femmes en noir  : l’idéologie politique est souvent confuse. Des tee-shirts de Che Guevara côtoient des jeunes faisant des quenelles, le geste antisémite inventé par Dieudonné. Quelques drapeaux rouges, mais beaucoup plus nombreux, des drapeaux tricolores, parfois frappés de la croix de Lorraine. Ce n’est pas L’Internationale qui résonne dans le ciel parisien, mais La Marseillaise. De quoi dérouter les militants internationalistes d’extrême gauche. Et surtout, des militants de l’extrême droite la plus radicale sont là. Pour certains activistes d’ultragauche, pas question de défiler avec les fachos ou même des franchouillards un poil chauvins. D’autres pensent au contraire qu’il faut rejoindre le mouvement, le politiser, lui donner une conscience de classe, le récupérer pour partie en tout cas. « En  tant que révolutionnaires, on ne peut pas ne pas se joindre à un mouvement populaire de type insurrectionnel », explique Giovanni.

Au départ, pourtant, le mouvement n’a rien d’insurrectionnel  : « La police avec nous », scandent certains manifestants devant les rangées de CRS. « Ils étaient incroyablement naïfs, ils pensaient qu’on les laisse‑ rait marcher sur l’Élysée, et que Macron les recevrait gentiment. Sans surprise, ils se sont pris des coups de matraque et des lacrymos, ce qui est le lot commun en manif. Ils découvrent que la police est une instance répressive », explique Giovanni.

Deux semaines plus tard, 2 décembre 2018, les visages des Gilets jaunes sont méconnaissables. Ou plutôt non visibles : nombre d’entre eux ont revêtu masques à gaz, lunettes de piscine et parfois casques. Ils ont vite appris, avec l’aide de certains black blocs. La formation sur le terrain avec des praticiens aguerris, il n’y a pas mieux. Mais à côté du jaune et du noir anarchiste, il y a aussi les néo‑ fascistes bruns. Yvan Benedetti, ancien du Front national et militant pétainiste et antisémite, est dégagé manu militari par les antifas. Les abords de l’arc de Triomphe deviennent le théâtre d’affrontements très violents avec les forces de l’ordre. Mais pas que  : une bagarre éclate entre bruns et noirs. Les antifas finissent par prendre le dessus. Des dégradations à l’intérieur même de l’arc de Triomphe choquent profondément l’opinion publique. Les chaînes d’info, dans leur course effrénée et mortifère vers l’immédiateté, racontent n’importe quoi et attribuent, à tort, ce vandalisme au black bloc. Les auteurs sont pourtant des militants néo-nazis ou d’extrême droite qui ont été condamnés et ont reconnu les faits.

Dans les quartiers bourgeois de Paris, c’est le chaos : des manifestants fuyant les lacrymos se retrouvent avenue d’Iéna et Kléber, des quartiers très riches. Des voitures hors de prix sont brûlées, des magasins de luxe dégradés. Des militants d’ultragauche se mettent de la partie. C’est une première  : jamais ni la plèbe ni les black blocs ne s’étaient attaqués directement aux puissants. Beaucoup d’activistes radicaux sont fascinés  : « En  comparaison, ce que nous faisions à 100 ou 200 dans les traditionnels République-Nation en pétant quelques banques parais‑ sait dérisoire. Dans l’entre-soi militant, on se la racontait en jouant les apprentis révolutionnaires, mais là, pour la première fois, il y avait une perspective de connexion avec le peuple. La révolution, ça ne se fait pas avec des livres », explique un activiste du bloc. Néanmoins, dans d’autres villes, les Gilets jaunes « poujados » ou politique‑ ment peu structurés semblent constituer l’essentiel des troupes, comme à Strasbourg, Annecy ou Tours. Mais les médias nationaux se focalisent sur les grandes villes comme Paris bien sûr, mais aussi Lyon, où à la fois l’extrême droite et l’extrême gauche sont puissantes. Dans l’ancienne capitale des Gaules, même phénomène qu’à Paris  : le 19  février 2019, lors de l’acte  XII des Gilets jaunes, de spectaculaires affrontements opposent les deux camps, et les « gauchos » prennent le dessus sur les « fachos », qui ne viendront plus dans les manifs. Il n’en demeure pas moins que, majoritairement, Gilets jaunes et extrême gauche ne sont pas sur la même longueur d’onde. Le gros des troupes en jaune déplore encore la violence, et une partie de la gauche radicale, au bagage culturel important, voit dans ces mobilisations un mouvement populiste et réactionnaire –  une vision parfois teintée de mépris de classe inconscient.

Du jaune au noir

Mais progressivement, la jonction entre radicaux et des manifestants lambda va devenir effective. La manifestation Gilets jaunes du 16 mars est un point de bascule : à Paris, des Gilets jaunes font une haie d’honneur aux hommes et femmes vêtus de noir et cagoulés. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, estime qu’il y avait ce jour-là quelque 1 500  black blocs, un record absolu à Paris. Des affrontements violents ont lieu entre d’un côté Gilets jaunes et le black bloc et de l’autre la police. Sur les Champs-Élysées, les dégradations sont nombreuses, l’emblématique restaurant de luxe le Fouquet’s est incendié. De nombreux Gilets jaunes et le bloc font corps. Peu de manifestants se désolidarisent de la violence. Difficile de donner tort à Christophe Castaner qui dénonce « une immense complaisance des Gilets jaunes vis-à-vis des cagoulés ». Presque un euphémisme.

Comment en est-on arrivé à cette jonction ? Les radicaux ont finement joué le coup, semble-t-il, sans s’imposer dès le début. « Les black blocs sont venus nous voir, explique Antoine, un Gilet jaune d’une quarantaine d’années. Ils nous ont dit qu’ils étaient là au cas où on aurait besoin d’aide, qu’ils savaient comment résister à la police. Ils étaient là, cagoulés, mais très peu actifs. C’était notre manif. Avec la répression violente, les tirs de LBD  40, ils sont venus nous aider. » Le militant révolutionnaire Giovanni nous raconte, rigolard : « Pour certains Gilets jaunes, nous étions en quelque sorte le service d’ordre protégeant la manif des assauts policiers. » Me mêlant aux manifestants, je vois de nombreux cagoulés en gilet jaune qu’on devine, à leur allure, plus âgés que les habituels jeunes du bloc. De quoi faire trembler le pouvoir et la police. « Une fusion entre Gilets jaunes radicalisés et le bloc, c’est un mélange explosif », me raconte un policier des services de renseignement.

La presse, jamais avide de néologismes foireux, parle alors d’« ultrajaunes », autrement dit des Gilets jaunes radicalisés, « blackblocisés », en quelques mois seule‑ ment. C’est le cas d’Alban, que j’ai rencontré par le biais d’un activiste d’ultragauche que je connais. Étonnant parcours : ce grand gaillard à la carrure d’armoire à glace, père de deux enfants, est devenu un professionnel du bloc à l’âge de 45 ans. « Je  n’avais jamais milité nulle part, de toute ma vie, j’avais fait une seule manif quand j’étais en troisième, je sais même plus pourquoi, c’était plutôt une grande déconnade. » Jeune, il s’engage dans l’armée, puis travaille sur des chantiers et gagne plutôt bien sa vie. Mais la politique l’indiffère : « On n’en parlait jamais avec mes potes ou ma famille. Je votais quand même, à gauche, par habitude. Je considérais les poli‑ tiques comme des pourris. La taxe sur l’essence a été la goutte d’eau. » Il rejoint les Gilets jaunes dès le début. « Il y avait des apolitiques, l’extrême droite et l’extrême gauche. Moi j’ai jamais pu blairer l’extrême droite. Au fil des rencontres, je me suis rapproché de l’extrême gauche. La violence policière m’y a aussi poussé. J’ai vu les black blocs agir offensivement, ils savaient s’op‑ poser à la police, nous défendaient. C’est des mecs sur qui on peut compter, ils te ramassent, ils savent se battre contre les flics. Je me suis dit : “C’est des camarades, faut les rejoindre.” J’ai regardé comment ils faisaient, quand ils se changeaient cachés par des parapluies, les équipements défensifs, lunettes, masques contre les lacrymos. Je suis passé du jaune au noir. » Aujourd’hui, Alban se dit anticapitaliste et antifasciste, « prêt à mourir pour un avenir meilleur pour nos enfants ». Il croit en la révolution, mais au détour d’une phrase, il parle aussi de « l’amour du drapeau français ». L’activiste d’ultragauche qui a organisé notre rencontre le reprend, ironique : « Ben et l’internationalisme, alors ? », comme pour souligner une formation politique révolutionnaire pas encore tout à fait aboutie.

Paradoxalement, certains éléments radicaux regrettent que les black blocs se soient mêlés aux affrontements. « Les black blocs n’ont pas véritablement joué de rôle dans le mouvement », explique Patrick, militant radical nantais, qui n’a rien par principe contre la violence politique mais ne participe pas au bloc  : « Ce sont les Gilets jaunes, des classes populaires qui ont fait vaciller le pouvoir, ce que le bloc, composé majoritairement d’une élite politisée ultra minoritaire, n’a jamais réussi à faire. Le 16 mars marque le début du déclin des Gilets jaunes. La révolte est récupérée et perd de sa puissance populaire, spontanée et imprévisible. Elle devient un rituel. » De fait, les Gilets jaunes continuent à manifester chaque samedi, mais de moins en moins nombreux. Le mouvement s’étiole, et la crise du Covid, à partir de mars  2020, marque la fin –  provisoire ?  – des manifestations. 

Extrait du livre de Thierry Vincent, « Dans la tête des black blocs : Vérités et idées reçues », publié aux éditions de l’Observatoire

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !