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Le tournant néo-conservateur et brutal de la politique arabe de la France après le séisme de l'effondrement des régimes en Egypte et en Tunisie en 2011
©PATRICK KOVARIK / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Vermeren publie "Déni français" aux éditions Albin Michel. L’auteur dévoile les secrets qui entourent notre relation avec le monde arabe. Les dirigeants français font tout pour éviter de poser les questions qui fâchent, notamment notre politique arabe en ruines. Extrait 1/2.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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L’effondrement des régimes arabes de Tunisie puis d’Égypte en janvier 2011 frappe comme la foudre dans un ciel serein. Contre toute attente, leurs présidents sont exfiltrés au bout de quelques semaines. Pour nos autorités, garantes de la stabilité arabe, c’est un incroyable séisme. Du jour au lendemain, la France se retrouve sans repères ni contacts dans ces pays, alors que la contagion menace la région, et que les États-Unis sont déjà à la manœuvre. Nicolas Sarkozy prend acte de la situation : les Frères musulmans, qui n’ont pas déclenché la révolution, sont en passe de devenir l’alternative. Les Cassandre de la recherche et du renseignement français qui annonçaient cette hypothèse sont désormais écoutées. Une chose est sûre, la France ne doit plus être dépassée par l’histoire : il faut sauver la monarchie du Maroc, mais accompagner le mouvement s’il frappait d’autres républiques militaires. 

En 2007, Nicolas Sarkozy s’était péniblement réconcilié avec Kadhafi en faveur des infirmières bulgares, moyennant 10  milliards d’euros de contrats jamais honorés. Lorsque la crise gagne la Libye à la mi-février  2011, Nicolas Sarkozy mobilise ses contacts arabes : son meilleur ami, le cheikh Hamad ibn Khalifa al-Thani, l’émir du Qatar propriétaire d’Al-Jazeera qui propage avec gourmandise la « révolution arabe », et son autre ami le cheikh émirati Zayed, qui veille à ce que la France ne fasse pas cavalier seul avec le Qatar.

Le 25 février, Nicolas Sarkozy enterre d’une phrase le Guide de la révolution : « Kadhafi doit partir. » Le 27, il nomme Alain Juppé au Quai d’Orsay tandis que voit le jour en Libye le Conseil national de transition (CNT). À 62 ans, Bernard-Henri Lévy ronge son frein en mémoire de Malraux, rêvant de sauver Benghazi après son échec de Sarajevo. Le 5 mars, il se rend sur place et rencontre le patron du CNT  Mustapha Abdeljalil, auquel il propose de but en blanc de rencontrer le président français. Nicolas Sarkozy le reçoit le 10 mars à l’Élysée, en présence de l’écrivain et d’Alain Juppé, du jamais vu dans la diplomatie franco-arabe. Deux « folies s’emboîtent », commente Alain Minc (Nathalie Nougayrède, « BHL, porte-étendard libyen », Le Monde, 8 novembre 2011).

Il n’est pas simple de proposer aux Français d’intervenir en Libye avec les Anglo-Saxons, après avoir expliqué qu’une intervention occidentale en Irak en 2003 serait une tragédie. Mais l’esprit « néoconservateur » washingtonien tant vilipendé à Paris a traversé l’Atlantique grâce au « droit d’ingérence » humanitaire théorisé par Bernard Kouchner. Le 17 mars, la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU poussée par la France est adoptée sous chapitre VII (autorisant une intervention armée) par 10 voix sur 15. Russes, Chinois et Allemands, pourtant très méfiants, se sont abstenus pour éviter un massacre à Benghazi. « Toutes les mesures jugées nécessaires pour protéger les populations civiles » seront prises. Le 19 mars, le sommet de Paris réunit les alliés dont le Qatar et les Émirats, et annonce une opération militaire aérienne déclenchée le jour même. La coalition s’engage dans une guerre aérienne qui passe sous commandement opérationnel de l’OTAN le 30 : son objectif devient de facto la défaite et la destitution de Kadhafi. Les Russes ont été bernés. 

Du 19 mars au 20 août, Sarkozy offre une belle victoire stratégique à son armée grâce à l’intendance américaine, sans lever les réticences du corps des officiers et des services antiterroristes, notamment la DST, conscients de la fureur des Algériens et des Syriens, et de la légèreté prise avec le droit onusien. Syrte tombe le 20 octobre et Kadhafi est tué dans le convoi qui l’exfiltrait. La guerre a coûté 350 millions d’euros à la France, qui a réalisé 35 % des frappes aériennes, outre ses commandos au sol qui ont fomenté la prise de Tripoli. 

La rupture avec la politique arabe de la France, de 1967 comme de 2003, est très brutale, suscitant des controverses à la mesure du séisme. Le président français est soupçonné par les Italiens d’avoir agi pour les intérêts pétroliers français. Russes, Algériens, et les clients de Kadhafi sont furieux. Alger dénonce la politique coloniale de la canonnière et condamne en bloc, d’autant que 1 000 missiles sol-air de longue portée, ainsi que des millions d’armes et munitions sont sortis des arsenaux libyens, pour partie expédiés au Sahel par les mercenaires de Kadhafi. Sur le terrain, les Frères musulmans libyens sont assistés par Turcs et Qataris ; et pour faire diversion, le Qatar rachète pour 40 millions d’euros le Paris-Saint-Germain en mai  2011. Bernard-Henri Lévy et Nicolas Sarkozy sont étrangement devenus les promoteurs de la révolution arabe que les Frères musulmans considèrent comme leur. La guerre en Libye a fait rejouer le clivage français sur l’Algérie de 1992-1995 entre éradicateurs et islamistes, mais à front renversé. Tout est prêt pour la Syrie.

Extrait du livre de Pierre Vermeren, "Déni français : Notre histoire secrète des liaisons franco-arabes", publié aux éditions Albin Michel 

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