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Le président Emmanuel Macron et le haut-commissaire au Plan et maire de Pau, François Bayrou, dans le sud de la France, le 13 janvier 2020.
Le président Emmanuel Macron et le haut-commissaire au Plan et maire de Pau, François Bayrou, dans le sud de la France, le 13 janvier 2020.
©GEORGES GOBET / AFP

Bonnes feuilles

Jacques Sapir publie « Le grand retour de la planification ? » chez Jean-Cyrille Godefroy éditions. La planification dite indicative revient sur le devant de la scène. C’est le résultat de l’épidémie de la Covid-19, mais elle s’impose aussi avec la nécessité d’une transition énergétique qui va modifier en profondeur nos économies. Extrait 1/2.

Jacques Sapir

Jacques Sapir

Jacques Sapir est directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), où il dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il est l'auteur de La Démondialisation (Seuil, 2011).

Il tient également son Carnet dédié à l'économie, l'Europe et la Russie.

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Peut-on parler aujourd’hui d’un retour de la planification ? L’idée comme la pratique semblaient avoir sombré corps et biens il y a trente ans avec la dissolution de l’Union soviétique et de la zone soviétique en Europe de l’Est. La planification continuait certes d’être pratiquée dans certains pays, mais paraissait en voie d’extinction.

Pourtant, un certain nombre de personnalités politiques, en France, mais aussi à l’étranger, reviennent désormais avec régularité sur cette question. Des revues économiques y consacrent d’intéressants dossiers. La nécessité d’user de cet instrument pour effectuer la transition énergétique, mais aussi pour réindustrialiser la France, un impératif dont la crise sanitaire a fait prendre conscience, se fait jour.

Nous avons d’ailleurs, depuis septembre 2020, en la personne de François Bayrou, à nouveau un haut-commissaire au Plan. Emmanuel Macron a décidé de ressusciter l’une des institutions les plus emblématiques de la période des Trente Glorieuses. Assurément, ses attributions sont fort différentes de celles de Jean Monnet et du Commissariat général au Plan. Ce dernier avait été aboli en 2006, et remplacé par le Conseil d’analyse stratégique. Celui-ci, suivant les termes du décret actant sa création, avait donc pour fonction : « … d’éclairer le Gouvernement dans la définition et la mise en œuvre de ses orientations stratégiques en matière économique, sociale, environnementale ou culturelle, il élabore, soit à la demande du Premier ministre, soit de sa propre initiative dans le cadre d’un programme de travail annuel arrêté dans les conditions prévues aux articles 3 et 4, des rapports, recommandations et avis ». Voilà qui en borne l’horizon à la prospective. Cela reste très en deçà des attentes qui se font jour dans la société. Le temps n’est plus à un conseil d’expert, mais à la notion de stratégie économique et de définition de priorité. Pourquoi aujourd’hui ?

Le prétexte évident a été la pandémie de la COVID-19. Cette pandémie s’est traduite par le surgissement d’un événement imprévu aux conséquences majeures, un événement qui a constitué pour les principaux décideurs et dirigeants des pays concernés une surprise radicale au sens que lui avait donné l’économiste G.L.S. Shackle. Il est alors apparu que les mécanismes existants de marché étaient inadéquats pour faire face à une telle crise. Cela avait été expliqué, il y a près de soixante ans par l’un des plus importants artisans du Plan, Pierre Massé, dans son ouvrage Le Plan ou l’Anti-Hasard.

La pandémie a donné, que ce soit sur les masques, les tenues de protections des soignants, mais aussi les tests et les vaccins, l’image d’une France largement déclassée dans le domaine industriel comme dans celui de l’innovation. Cette image cruelle a frappé l’opinion. Une partie de ces problèmes, indiscutablement, est directement la faute des gouvernements d’Emmanuel Macron, que ce soit du gouvernement Philippe ou de son successeur. Il y a eu d’énormes défauts tant dans l’anticipation que dans la gestion de la crise sanitaire. Mais, une autre partie de ces problèmes s’enracine bien plus loin dans le temps, dans les politiques menées depuis les années 2000 voire même dans les années 1990. La lutte contre le déclassement de la France devient alors l’une des justifications de ce retour de la planification.

La pandémie, de mars 2020 à septembre 2021, a aussi été l’occasion d’un renforcement extraordinaire du rôle de l’État, un renforcement qui renvoie aux pouvoirs exceptionnels, qui s’est substitué aux mécanismes de marché pour protéger l’économie et les travailleurs. La crise sanitaire, par son caractère, mais aussi par sa durée, a donc fait ressurgir la question de la planification comme instrument de politique économique.

Plusieurs arguments s’additionnent pour justifier l’emploi de formes de planification dans les économies pour les années à venir, qu’il s’agisse d’assurer une hypothétique souveraineté pharmaceutique, de réindustrialiser l’économie, de la rendre moins dépendante des chaînes de production internationales qui ont été durement frappées par la crise de la COVID-19, ou encore d’assurer la transition énergétique vers une économie décarbonée. On le constate : la crise de la COVID-19 a incontestablement été un bon prétexte pour faire resurgir la notion de planification. Mais les raisons de se pencher à nouveau sur la question de la planification étaient en réalité nombreuses et sans doute plus profondes.

Le gouvernement français a donc semblé, et l’on écrit bien semblé, en avoir pris conscience en recréant en septembre 2020 un Commissariat à la planification. Le Président de la République, qui a signé le décret rétablissant ce Commissariat a fait à de nombreuses reprises depuis mars 2020, mention de la souveraineté – et de la souveraineté économique en particulier – pour que l’on pense qu’il y a plus qu’une coïncidence entre souveraineté et planification. Mais, a-t-il encore la mémoire, au-delà de certains clichés, de ce que fut la planification, et en particulier dans les économies capitalistes ?

Ce livre a donc pour objet de rappeler ce que fut la planification dans les pays capitalistes, de montrer qu’elle a une longue histoire et qu’elle a été appliquée avec succès dans des pays très différents, comme la France, l’Inde ou le Japon, et dans des circonstances très diverses. Ceci n’est pas fait pour l’histoire, mais pour tenter d’en tirer des leçons pour un retour à la planification.

Pourquoi reparle-t-on aujourd’hui de planification ?

De quoi parle-t-on donc ? La planification, entendue au sens de la planification dite « indicative », autrement dit celles des économies capitalistes, est un mécanisme qui permet de concentrer les moyens existants vers certains objectifs et activités qui ne semblent pas assez profitables à court terme pour intéresser le marché. Ceci survient quand on est en présence d’une technologie nouvelle présentant de fortes incertitudes en matière de taux de profit, mais aussi dans le cas de forte spécificité des actifs, ou enfin quand le profit ne peut être pleinement approprié dans une activité et se diffuse largement à d’autres activités. Dans ces situations, l’intervention de l’État permet de surmonter les échecs de marché, et cette intervention est d’autant plus efficace qu’elle s’inscrit dans une planification générale.

Elle est aussi une procédure pour réguler la concurrence dans une situation de rareté absolue des ressources en permettant d’allouer ces dernières aux utilisateurs prioritaires. Elle permet, enfin, de surmonter l’incertitude quand cette dernière est de nature à paralyser le marché en reconstruisant, par la publication de ses objectifs et des moyens mis en œuvre pour les atteindre, un univers prévisible pour les agents décentralisés comme l’affirmait dans Le Plan ou l’Anti-Hasard Pierre Massé. Pour ce dernier l’humanité est emportée dans le jeu de ce que François Perroux appelle « les vagues d’innovation chevauchantes ». Celles-ci induisent une incertitude radicale qui fait basculer les certitudes du présent. Elles peuvent être la clé du devenir des sociétés. Mais la mise en œuvre de ces vagues d’innovations suppose en réalité des flux considérables et prolongés de moyens. Aussi les tensions entre biens rares subsistent-elles dans les sociétés développées modernes ; elles se font même peut-être et paradoxalement plus vives que jamais comme on le voit aujourd’hui sur la question des terres rares. Le rôle de l’économiste, du planificateur est alors de prévoir et de réduire les tensions les plus notables. On le voit, la planification est tout, sauf la poursuite mécanique du passé. Elle peut être lieu de débat où s’affrontent Plan et Contre-Plan. La planification est donc l’endroit de rencontre par excellence des décisions privées et publiques ; elle est en elle-même un processus de décision qui engage l’avenir de la nation. Nous y voilà : la planification a partie liée avec la souveraineté. Si celle-ci peut se concevoir sans la planification, au risque cependant de se perdre, la planification ne peut se concevoir sans la souveraineté.

Il est clair que le caractère « indicatif » de cette planification a pu évoluer avec les temps. Certains États se sont dotés de mesures susceptibles de mélanger coercition et incitation forte pour convaincre les entreprises à aller dans le sens souhaité.

Nous sommes donc assez loin de la formule, du reste fort vague, de l’État Stratège qu’affectionnent certains politiques qui vont de la gauche de la gauche au Rassemblement National. Non que cette notion de stratégie ne soit nécessaire, bien au contraire. Dans un livre récent, un collègue russe qui réfléchit depuis des années sur cette question, Vladimir Kvint, a écrit : « La stratégie reste étonnamment sous-estimée, utilisée à mauvais escient ou mal comprise au sein de certaines sociétés, gouvernements et organismes militaires importants ». Voilà qui est certain. Cependant il en est ainsi pour des raisons qui peuvent être très différentes. Le dédain dans lequel on tient l’action stratégique, ou le déclin de la pensée stratégique, peut avoir des sources extrêmement diverses suivant les segments de la société auxquels on pense.

Au sein de ces raisons, il faut pourtant en distinguer une. La prééminence des normes et des règles dans la pensée politique des sociétés contemporaines reste l’un des facteurs majeurs de la disparition des préoccupations stratégiques chez les dirigeants. Ce point est d’ailleurs largement souligné par Carl Schmitt dans son ouvrage de 1932. Nous voici, par un autre chemin, ramené à la notion de souveraineté dont Carl Schmitt fut un ardent défenseur.

Reprenons alors la formule « d’État Stratège » ; qu’est-ce qu’une stratégie sans les moyens de mettre en œuvre ? Toute réflexion sur la stratégie moderne, depuis les travaux pionniers d’Alexandre Svechin, introduit une distinction importante, entre la tactique et l’art opérationnel et entre l’art opérationnel et la stratégie. La question se pose donc de savoir si une telle distinction ne devrait pas s’appliquer dans l’espace économique.

Si l’on comprend que la tactique renvoie alors à la gestion quotidienne des entreprises, l’art opérationnel implique la concentration de moyens pour obtenir un résultat majeur dans un espace donné (un marché particulier par exemple, ou une technologie considérée comme particulièrement importante) et la stratégie aux objectifs majeurs qu’un État se donne, comme d’accroître l’efficacité du système productif ou de garantir sa sécurité sanitaire ou encore d’assurer, par son industrialisation ou sa réindustrialisation, sa souveraineté économique. La planification, alors, relève de l’équivalent économique de l’art opérationnel. Un « État Stratège » laissant inarticulé l’espace ouvert entre sa stratégie et la gestion des entreprises serait rapidement condamné à l’impuissance, et ce d’autant plus que certaines entreprises ont aujourd’hui les moyens financiers et économiques de se projeter – mais sans autre stratégie que celle de leur développement maximal et de leur profit – dans l’univers de l’art opérationnel.

Il faut, alors, revenir sur la distinction entre la planification qualifiée d’incitative – quelles que soient les mesures nécessaires à cette incitation, mesures qui peuvent comporter des éléments de coercition – et la planification impérative.

Ce qui distingue de manière radicale la planification « incitative » de la planification « impérative » ou encore de la « planification centralisée », termes qui en réalité désignent les formes de planification dans les pays soviétiques, c’est que la planification « indicative » ne se substitue pas au marché de manière générale et systématique pour la détermination des prix et n’instaure pas un système général de commandement dans l’économie, quelles que soient les formes de coercition économique qui peuvent être par ailleurs employées sur certains secteurs.

Les deux premières situations auxquelles la planification entend répondre se sont manifestées à l’automne 1914 pour la première fois, avec la pénurie de munitions qui frappa l’ensemble des belligérants. On oublie trop souvent que la planification est la fille de l’économie de guerre. Ceci fut vérifié dans les deux conflits mondiaux du XXe siècle. Ces situations ont aussi été celles qui ont dominé après la Seconde Guerre mondiale. Mais, plus globalement, on peut considérer que la planification est un puissant instrument quand il s’agit de développer un pays. De nombreux pays en développement l’ont adopté, certains avec succès d’autres sans. On peut cependant affirmer que, dans tous les cas, la planification fut l’instrument décisif de ces pays pour recouvrer ou affermir leur souveraineté économique. Cette dimension « souverainiste » de la planification doit être toujours gardée à l’esprit. Elle est absolument centrale, y compris dans la France de l’après-guerre dont les élites politiques avaient en mémoire l’effondrement de mai 1940 et s’étaient fixé comme objectif qu’un tel effondrement ne puisse se reproduire.

La planification est aussi une réponse à l’incertitude radicale, que cette dernière soit dominante uniquement dans certaines activités ou bien qu’elle s’exprime dans la totalité du contexte économique. Cette incertitude radicale naît de la surprise, au sens défi ni par G.L.S. Shackle comme on l’a dit survient avec l’événement parfaitement inattendu. Cette surprise invalide donc les résultats traditionnels du calcul économique et fait émerger l’acte de la décision politique comme central, alors que les marchés s’avèrent incapables de gérer ce type d’événement. Dans cette situation, la décision politique discrétionnaire se révèle plus efficace que le calcul économique. C’est aussi le cas de la décision heuristique19, quand elle s’oppose au calcul économique restreint, car il devient impossible de calculer au préalable les conséquences de l’événement imprévisible. Dans cette situation, Otto Neurath avait démontré, dès 1909, qu’elle conduisait à un retour à l’économie « de guerre », ce qu’il appelait aussi une « économie en nature », et en 1919-1920 que la planification pouvait s’avérer supérieure au marché.

Ceci fut réactivé par la crise sanitaire qui nous rappela aux notions développées par Neurath et Shackle. Le fait que l’incertitude générale engendrée par la pandémie de la Covid-19 se soit alors étendue sur les diverses économies, et que les agents, les entreprises comme les ménages, aient éprouvé, et éprouvent toujours, de nombreuses difficultés pour se projeter dans l’avenir, pourrait s’avérer une cause de récession. La nécessité des gouvernements de construire une forme de prévisibilité de l’avenir s’impose comme la clef d’un retour durable à la croissance. Mais, cette même prévisibilité renvoie aussi à la capacité des États de se doter des moyens d’intervention dans l’économie et d’orienter les anticipations des agents. C’est aussi l’un des intérêts de la planification que de permettre aux agents de se projeter à nouveau dans un futur moins incertain.

Les conséquences de la crise sanitaire ont été multiples et l’action des gouvernements fut diverse. Cette crise a entraîné la nécessité d’une véritable mobilisation, sur le modèle des économies de guerre, des économies qui avaient été les plus frappées par la pandémie. Or, il faut le rappeler, ces processus de mobilisation ont historiquement été les premiers cas de planification. On comprend donc bien en quoi cette crise sanitaire a été un prétexte évident pour remettre la planification à l’ordre du jour. Mais on comprend aussi qu’il ne faut pas que l’arbre cache la forêt. Le retard pris par l’économie française face à ses concurrents, en particulier les concurrents asiatiques, est notable. Cela, avec la transition énergétique, est un des facteurs qui imposent de retrouver un sens de l’action stratégique, ce qui – à son tour – impose de penser la planification. 

Extrait du livre de Jacques Sapir, « Le grand retour de la planification ? », publié chez Jean-Cyrille Godefroy éditions

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