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"Le Scribe" : lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonné
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De : D’après l’oeuvre d’Herman Melville Scénographie : Mathilde Flament-Mouflard Mise en scène : Pierre Imbert Avec : Pierre Imbert et Gérard Rouzier

Rodolphe  de Saint Hilaire pour Culture-Tops

Rodolphe de Saint Hilaire pour Culture-Tops

Rodolphe de Saint Hilaire est chroniqueur pour Culture-Tops.

Culture-Tops est un site de chroniques couvrant l'ensemble de l'activité culturelle (théâtre, One Man Shows, opéras, ballets, spectacles divers, cinéma, expos, livres, etc.).

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THÈME

Cette courte pièce est tirée du récit, ou plus exactement de la fable étrange écrite par Herman Melville en 1856, avec en sous-titre A story of Wall Street

L’histoire se déroule dans les bureaux d’un avoué new yorkais, à proximité de la bourse de Wall Street. L’avoué, respectable patron tiré à quatre épingles, décide de compléter son équipe en recrutant un copiste,  modeste employé de bureau, du nom de Bartleby. Au début tout va bien, le travail est répétitif et simple : pas de photocopieuse, pas de machines à écrire ni calque à l’époque. Tous les actes doivent être recopiés à la plume, mot à mot et sans attendre, du matin au soir. Bartleby est appliqué et docile, il travaille consciencieusement dans le même bureau que le patron de l’étude, qui semble très satisfait. On entendrait une mouche voler. 

Mais voilà qu’un jour, Bartleby est appelé par l’avoué, qui lui demande de vérifier et de simplement collationner un document… et là, stupeur : le supérieur se voit répondre : « Je préfèrerais pas… » tout doucement, sans raison apparente ni explications. Nouvelle demande identique un peu plus tard, même réponse, très polie, mais sans issue. Le copiste se mure dans sa position ambigüe,  ni oui précis, ni non massif. Bartleby  a l’air absent, il fixe intensément le mur blanc du bureau ; la moindre sollicitation, la moindre suggestion entraine la même réponse obstinée. 

Parallèlement, l’avoué découvre que son employé dort au bureau. Le directeur garde son calme, plus désespéré que franchement en colère. Il lui propose gentiment de s’occuper de lui trouver un logement à l’extérieur, même réponse : « I would prefer not to.» Cette réponse dans la langue de Shakespeare de la version originale, si elle n’est pas lexicalement tout à fait correcte, reflète mieux que le français l’ambigüité du propos - le « en même temps » ! Ou, au contraire, le « ni oui ni non ». 

Alors comment sortir de cet enfermement moral, de cet abime de l’incommunicabilité, de cette négation de la volonté humaine illustrée par la résistance passive du malheureux copiste ? Le chroniqueur prend le parti de ne pas divulgâcher ce bijou métaphorique et de laisser la question de l’avenir du scribe en suspens. 

Une piste cependant : le patron impuissant va décider de déménager son entreprise en laissant, avec un immense regret, son « scrivener », détaché de tout mais si attachant, aller seul vers son destin. 

POINTS FORTS

Le concept philosophique : la quête de la liberté. « Quand d’autres, une fois sortis de chez eux ne font que subir leur destin, comme l’a dit un juge anglais en 1888, la plupart du temps, quand un travailleur signe un contrat avec un employeur, c’est sa pauvreté et non sa volonté qui consent. »  (Le testament de Melville, Olivier Rey). 

En prononçant  inlassablement la phrase « Je préfèrerais pas… »,  Bartleby ne conquiert pas la liberté, mais se réfugie dans l’enfermement, au propre et au figuré. On comprend pourquoi ce conte alimenta les réflexions des philosophes comme M. Blanchot ou G. Deleuze                                         

 L’émotion nous gagne progressivement tout au long de la pièce, amplifiée par la phrase récurrente ressassée par  Bartleby, artisan continu de son destin jusqu’à sa triste fin qui rejette le monde tel qu’il va. Bartlelby refuse « d’être englouti dans les copies multiples et incessantes du système. »                                                                                                                                 

L’interprétation est remarquable des deux côtés : le calme et la présence des deux interprètes (Pierre Imbert joue Bartleby et Gérard Rouzier, l’avoué) sont impressionnants, à la hauteur de la puissance d’un texte sobre et minimaliste et des sentiments exacerbés des protagonistes

QUELQUES RÉSERVES

Aucune réserve face à cette énigme absolue.

ENCORE UN MOT...

Herman Melville dira lui-même de ses œuvres réalisées jusqu’ici qu’elles « ne sont que deux besognes accomplies pour gagner de l’argent, contraint et forcé comme d’autres le sont en sciant du bois. » Seul son Moby Dick répondra à son ambition intellectuelle, qui en sera fier. Du reste sa réception répondit à ses prévisions, puisque même son chef d’œuvre « fut un four »,  comme il l’écrivit sur le moment. Melville fut cependant heureux car « il n’écrivit plus jamais que ce qu’il avait envie d’écrire sans copier les recettes du succès » et termina sa vie et son œuvre sans un sou ! Melville, c’est un peu ce Bartleby obstiné, exigeant, intraitable, inexplicable.

Jean-Bertrand Portalis, psychanalyste, propose dans L’affirmation négative l’analyse (sic) suivante : « Son patron demande à Bartleby de s’expliquer. Il l’interroge avec toute la délicatesse souhaitable. Bartleby n’explique pas, il ne peut expliquer puisqu’il ignore lui-même la réponse. Il n’a que celle-ci à sa disposition : « I would prefer not to », il est celui qui dit cela, rien de plus. Que préférait-t-il donc : être rien plutôt que quelque chose, que quelqu’un ? Intraitable Bartleby, inexplicable, inexplicable à jamais. Des gens comme lui sont légion, une légion d’uniques, d’incomparables. Ils tiennent les compromis, la soumission dont nous prétendons que c’est la vie qui nous l’impose, pour inacceptable. Quelle fascination ils exercent, ces intraitables, surtout peut-être sur ceux d’entre nous qui s’efforcent de traiter leur folie, douce ou furieuse, qui tentent de porter remède avec leurs faibles moyens, à une angoisse sans nom, afin d’extraire ces rebuts de leur solitude infinie - et folie des soignants - de les humaniser ! »    

UNE PHRASE

« Il m'avait semblé, tandis que je lui parlais, qu'il retournait soigneusement chacune de mes déclarations dans sa tête ; qu'il en saisissait pleinement le sens; qu'il ne pouvait contredire à l'irrésistible conclusion; mais qu'en même temps quelque considération souveraine l'obligeait à répondre comme il faisait. »

L'AUTEUR

Herman Melville, romancier, essayiste et poète américain, est né à Manhattan en 1819 dans un milieu bourgeois mais déclassé. A 20 ans, il se fait embaucher comme simple marin sur un navire marchand  puis sur un baleinier. Il découvre à cette occasion les iles Marquises.

Melville va exploiter ses carnets de voyages et  publier Taïpi, a peep of polynesian life, puis Omo, et Pierre ou les ambigüités. Il remporte un certain succès auprès des critiques et d’un cercle limité de lecteurs. Il faudra attendre 1851 pour voir publier Moby Dick, la monstrueusebaleine blanche, son chef d’œuvre, puis 1856 Bartleby, au milieu d’une série de nouvelles. Romancier de l’aventure, il poursuivit l’écriture de romans avec le Grand escroc et Redbum.

Son style est flamboyant, rempli de détails. Il sera reconnu, 50 ans après Moby Dick, comme un des plus grands écrivains américains, au même titre que William Faulkner ou Henry James. Il se consacra ensuite aux voyages puis, ne pouvant vivre de sa plume, accepta des petits métiers (inspecteur des douanes, par exemple, « le pire métier qui soit, après celui d’accompagner les oies à l’abreuvoir ») et se réfugia dans  la poésie. 

Melville mourut dans la misère à New York en septembre1891, sans avoir connu le succès phénoménal et mondial des aventures du capitaine Achab sur son baleinier, le Péquod, autrement dit Moby Dick.

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