Le Père Bruckberger, l’Abbé Pierre, Yves Congar et Henri de Lubac : ces fortes têtes de Dieu qui ont animé la vie politique, sociale et intellectuelle de l’après-guerre en France<!-- --> | Atlantico.fr
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L'abbé Pierre lors du lancement d'une campagne nationale de solidarité en faveur des sans-abri et lors de la fondation d'une « Ville d'urgence » dans la banlieue parisienne.
L'abbé Pierre lors du lancement d'une campagne nationale de solidarité en faveur des sans-abri et lors de la fondation d'une « Ville d'urgence » dans la banlieue parisienne.
©UPI / AFP

Bonnes feuilles

Jérôme Cordelier publie « Après la nuit Ces chrétiens qui ont reconstruit la France et l'Europe (1945-1954) » aux éditions Calmann-Lévy. La Seconde Guerre mondiale terminée, tout est à reconstruire. Les chrétiens, qui furent parmi les premiers à résister à l’occupant nazi, sont aux avant-postes pour relever une France en ruines. Ils marquent cette ère nouvelle par leurs engagements dans les luttes économiques, sociales et spirituelles. Et ce sont eux qui fondent une Europe de la paix. Extrait 2/2.

Jérôme Cordelier

Jérôme Cordelier

Jérôme Cordelier est grand reporter au Point. Il a écrit la biographie du Père Ceyrac intitulée Une vie pour les autres : L'aventure du Père Ceyrac.

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Afin de frapper les esprits, les résistants choisissent un acte symbolique fort. Pour la messe de la libération de Paris, le 26 août 1944, on ferme ainsi la porte de la cathédrale Notre-Dame à l’archevêque de Paris en exercice, le cardinal Emmanuel Suhard, et on l’ouvre en grand à un simple frère dominicain, Raymond Léopold Bruckberger. Un prince de l’Église se voit interdire de pénétrer dans « sa » cathédrale, tandis qu’un baroudeur de Dieu trône en majesté sur le parvis. C’est de Gaulle en personne qui l’a choisi pour présider la cérémonie. Il a même fait poster devant le domicile de l’archevêque un char des Forces françaises de l’intérieur (FFI) pour s’assurer qu’il ne tente pas une sortie, comme me le racontera en en souriant encore, plus de soixante-dix ans plus tard, Odile de Vasselot. À ce prélat, auquel on reprochait (entre autres) d’avoir ouvert Notre-Dame pour l’enterrement de Philippe Henriot, grand esprit de la Fédération nationale catholique du général de Castelnau, devenu par la suite le ministre de la Propagande de Vichy le 28 juin 1944, on a préféré un grand résistant, lequel, d’une certaine manière, représente ainsi tous ces religieux, les dominicains de Nice, Marseille, Toulouse et les jésuites de Lyon, qui, bravant leur hiérarchie, se sont engagés dans la Résistance dès les premières heures.

Suhard reviendra dans les grâces gaullistes et accueillera à son tour de Gaulle à la porte de Notre-Dame, pour un Te Deum après la capitulation allemande, le 9  mai 1945. Il restera en poste jusqu’à sa mort, en 1949 – où il sera remplacé par un autre prélat pétainiste, Mgr Feltin. Ainsi va la « realpolitik » épiscopale à la Libération…

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Pour l’heure, Mgr  Suhard est bloqué chez lui, et c’est le révérend père Bruckberger qui dirige la messe du 26 août 1944 et son Magnificat, alors que les balles fusent encore jusque dans la nef. Une célébration pour l’histoire.

Plutôt hardi comme choix. Bruckberger, l’indomptable « Bruck », est un personnage ; on peut même dire qu’il sent le soufre, et la suite de sa vie sera marquée par l’odeur de la poudre. Une vraie aventure, la vie de Bruckberger, qui a démarré sans le sou dans le Cantal et promènera sa crinière blanche, son ironie mordante et sa plume corrosive dans le grand Saint-Germain-des-Prés des années 1950-1960, en compagnie de Sartre et Beauvoir, jusque dans les théâtres et studios de cinéma, avant de devenir aumônier de la Légion étrangère, auteur d’une multitude de livres, chroniqueur à L’Aurore, au Figaro Magazine et au Point, et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, tout en flirtant avec l’extrême droite. D’ailleurs, au moment même où il est appelé pour célébrer la messe des FFI, « Bruck » est aussi le confesseur des miliciens Darnand et Bassompierre, des collabos aux mains rouges – une proximité qui n’altère pas le choix de de Gaulle.

Ce dominicain de feu est un grand résistant.

Il est de ces prêtres et religieux qui, forgés dans les combats contre le nazisme, ne rangent pas les lances une fois que les armes se sont tues. Une lutte s’achève, une autre commence. Aux âmes fortes, le monde s’ouvre ! À l’instar du père Bruck, plusieurs fortes têtes de Dieu vont ainsi animer la vie politique, sociale et intellectuelle de l’après-guerre.

Ils font du bruit, ils sont visibles dans les lieux de pouvoir, à la une des médias, où ils apparaissent dans leurs habits religieux, sans qu’à l’époque, comme ce temps paraît lointain en ce début du xxie   siècle, cela choque quiconque. Les pasteurs protestants sont plus réservés, attitude consubstantielle à leur pratique de la foi : ils ne sont que treize à être membres d’une assemblée parlementaire en France entre 1848 et  1958, suivant le décompte de l’historien du protestantisme André Encrevé. « Pour un pasteur, il n’est pas simple de devenir parlementaire », note celui-ci. Pourquoi un tel retrait ?

« Les pasteurs conçoivent en général leur ministère comme une vocation qui est plutôt d’ordre spirituel ; ce qui n’est pas tout à fait le cas de l’exercice d’un mandat parlementaire, poursuit l’historien. Par ailleurs, le plus souvent, un pasteur souhaite demeurer le pasteur de tous ses paroissiens, qu’ils soient de droite ou de gauche. Ils s’abstiennent donc, d’ordinaire, de prendre publiquement des positions partisanes tranchées dans le domaine politique. Ils ne s’y résolvent que dans des circonstances exceptionnelles, comme l’affaire Dreyfus par exemple, tout en soutenant, dans ce cas, que leur intervention est d’ordre moral et religieux. »

Plus démonstratifs dans leur foi, les catholiques sont moins réticents à l’engagement public. Et ils le montrent ! Ils sont dominicains, comme Raymond Léopold Bruckberger ou Yves Congar, jésuites, tel Henri de Lubac, capucins comme l’abbé Pierre, simples curés, ou chanoines, à l’image du père Kir. Ce sont de fortes personnalités, voire des personnages hauts en couleur, volontiers provocateurs pour se faire entendre, et qui, enfiévrés par un feu spirituel, bousculent leur monde, la société et les bien-pensants, à commencer par leur hiérarchie. Tous subiront, à des degrés divers, jusqu’à la condamnation pour certains, les foudres du Vatican. Des forts en gueule, des forts en Dieu, qui s’engouffrent dans ce nouveau monde avec la même passion et intrépidité qu’ils ont mises dans leur combat contre le nazisme.

Avant de fonder, en 1949, dans une maison de Neuilly-Plaisance, la première des communautés qui allaient donner naissance au vaste mouvement international Emmaüs, avec la fidèle Lucie Coutaz, rencontrée dans la Résistance, et un ancien bagnard du nom de Georges, le premier des compagnons, l’abbé Pierre fut, on l’a quelque peu oublié, un grand résistant – ce qu’il restera, derrière le masque du cabotin médiatique, toute sa vie durant.

Né le 5 août 1912, à Lyon, celui qui s’appelait Henri Grouès fut imprégné dès son plus jeune âge par le catholicisme. Cinquième d’une famille de huit enfants, il est élevé par des parents, grands bourgeois catholiques, animés d’une foi profonde. Alors qu’Henri a six ans, son père, très engagé, l’emmène s’occuper des sans-abri et des mendiants, puis, quelques années plus tard, dans ses œuvres à la confrérie des hospitaliers veilleurs, qui dépend de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, dont les racines remontent au xie  siècle. M. Grouès père envoie son fils étudier chez les jésuites de l’internat Saint-Joseph – devenu aujourd’hui le lycée Saint-Marc. L’abbé Pierre se souvenait très précisément de ces années, qui allaient déterminer le reste de sa vie. Nous en avions parlé quand j’avais été l’interroger une fois de plus, en janvier  2004, dans une maison religieuse à Gstaad, où il s’était mis en retrait juste avant de commémorer le cinquantième anniversaire de son appel retentissant sur Radio Luxembourg.

Notre conversation s’était étirée sur plusieurs jours, je logeais dans une chambre au-dessus de celle de l’abbé, et, entre deux entretiens, pour tuer le temps, le curé de cette station hivernale huppée, un personnage lui aussi, m’avait embarqué dans sa 2 CV qui glissait sur les routes enneigées pour me montrer les spectaculaires villas des VIP qui faisaient scintiller de paillettes la neige suisse… Ah ! si Johnny Hallyday et Charles Aznavour avaient su qu’à quelques mètres de leurs chalets luxueux, dans une maison simple et anonyme, se reposait celui qui était considéré, depuis des décennies, comme la personnalité la plus appréciée des Français, celui dont le visage ressemblait à un portrait du Greco, comme l’avait saisi le Sunday Times de Londres, celui dont la vie était un roman, une suc[1]cession d’aventures qui l’avaient amené à rencontrer Einstein, Eisenhower, la reine d’Angleterre, Chaplin et, surtout, à fonder l’une des plus grandes, des plus belles et des plus productives aventures spirituelles et sociales du siècle, le mouvement Emmaüs… Petites grâces de reportage. L’abbé Pierre était fatigué, il avait plus de quatre-vingt-dix ans, il était cloué dans un fauteuil roulant, avait du mal à entendre, parlait lentement. Mais dès qu’il évoquait ces années de formation, son visage s’éclairait d’une lueur radieuse, ses yeux s’emplissaient de feu, et avec sa force de persuasion intacte, il parlait de ses combats en serrant les poings.

« Mon père, racontait l’abbé Pierre, faisait partie d’un petit groupe de messieurs, tous des bourgeois, qui se relayaient le dimanche matin pour couper les cheveux et raser la barbe des malheureux dans les bouges des fortifications lyonnaises. J’ai donc appris tout ce que l’on apprend dans ce genre de situations. Mais à l’âge de quinze, seize ans, j’ai tout remis en question en lisant le Discours de la méthode de Descartes. La rigoureuse logique cartésienne a cheminé dans mon esprit de manière souterraine et a abouti à ce qu’éclate en moi cette pensée : “Si tu étais né dans un milieu musulman, bouddhiste ou athée, tu serais prêt à engager ta vie d’une autre manière.” Je me suis retrouvé tout nu sur le trottoir. Le doute radical. J’ai commencé alors à me jeter dans toutes sortes de lectures. J’étais fasciné par tous les courants plus ou moins panthéistes, leur aspiration à l’unité, à l’universalité. Alors que je pataugeais dans ces rêveries, au hasard d’une lecture, je me suis trouvé face à la scène où Moïse se tient devant le Buisson ardent lorsqu’une parole lui dit d’aller demander à Pharaon de libérer le peuple juif. Moïse questionne : “Si le Pharaon me dit : ‘Qui t’envoie ?’, que dois-je répondre ?” Et la Parole rétorque : “Tu diras : ‘Je suis.’” Ce “Je suis” a été pour moi un foudroiement. Je pataugeais dans une mélasse, j’ai trouvé un roc. »

En 1931, après une révélation à Assise, Henri entre chez les capucins, la branche la plus dure des franciscains, devient frère Philippe, et se plie, pendant six années, cloîtré, à la formation exigeante des religieux. Abominable ?

« Mais non ! assurait celui qui signait alors “frère lajoie”. À vingt ans, dormir sur une planche, ce n’est pas un supplice : on dort. Nos nuits étaient coupées en deux, mais je n’avais aucun problème à me rendormir à deux heures du matin. Les jeûnes n’étaient pas impitoyables : ils étaient limités, chacun suivait les directives de son supérieur, qui tenait compte de l’état de santé du bonhomme. »

Extrait du livre de Jérôme Cordelier, « Après la nuit Ces chrétiens qui ont reconstruit la France et l'Europe (1945-1954) », publié aux éditions Calmann-Lévy

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